Même les meubles avaient fui les fous qui hantaient cette demeure. Tremblant, le garçon avançait pas à pas dans la pièce vide, l’œil hagard. Etait-ce bien un songe ? Tout, ici, prenait un air surréel. Ne s’était-il pas trouvé dans cette pièce, quelques instants auparavant ? Ne s’y était-il pas éveillé ? Il leva la tête, observant le dédale de taule dont il avait d’ores et déjà parcouru les mille chemins. C’était bien elle, il en était persuadé. La même pièce. Abandonnée de tous ses occupants. Vide. Nue. Le teint gris, maussade — sa peine s’illustrait en soupirs tristes, sifflant entre les mauvaises jointures de la fenêtre.
Pauvre pièce, se dit l’enfant. Si seule.
Les meubles ne pouvaient l’avoir tout simplement laissée là ! — il n’y avait, pourtant, aucune cachette. Tous n’auraient pu se dissimuler derrière la porte, si ? L’enfant vérifia, à tout hasard. Mais il n’y avait rien. Il n’entendait guère que les pas de l’armure… et de l’homme au timide reflet. Deux présences que ses sens tentèrent d’occulter, sans succès.
Son souffle manqua un temps. Ioan sentit ses jambes se faire raides, et son échine parcourue d’un frisson. Ce qu’il avait vu, il y a quelques instants, s’imposait à ses yeux. Comme une réminiscence immuable, qui ne le quitterait pas. Alors que tout était fini. Alors qu’il n’avait rien su faire. Rien n’avait cessé. Imprimés sur ses rétines ; l’image du sang, et le cri d’une rage sourde… mais certainement pas muette. Ioan n’arrivait pas à comprendre. Son esprit bloquait sur cette circonstance impossible. Il la rejetait, tout en ne sachant s’en détacher. Il cherchait à savoir, en un sens. Et de l’autre tout son être lui hurlait qu’il ne le devait pas.
Comme acculé, le garçon rasait les murs d’un pas hésitant. Vacillant. Trébuchant. Que faire ? Comment ? Que penser ? Sur quoi se reposer ? Sa respiration ne démordait pas de son rythme saccadé. Elle ne lui laissait aucun répit. Ses poumons, complices, l’oppressaient tant l’effort les tiraillait. Tant ils soulevaient son poitrail avec difficulté, avant de se laisser retomber — mais jamais longtemps. Tout, autour de lui, lui semblait si lointain. Tout, en lui, lui paraissait si vif. L’ensemble, si confus. Rapide, précipité, et lent à la fois. L’enfant songea à fuir ces gens qu’il ne comprenait pas. Emmener sa petite Dame loin d’eux, car elle s’en était écartée. Car elle avait voulu l’en préserver. Elle ne voulait pas être là, pensait-il. Mais où aller ? Il ne pouvait certainement pas retourner auprès des flammes chancelantes auxquelles il avait voulu venir en aide, en bas. Les deux êtres qui arpentaient la pièce vide, quels qu’ils étaient, paraissaient le suivre. Ne s’étaient-ils pas rués en haut des marches lorsqu’il s’y était dirigé ? Ne l’avaient-ils pas encadré de leurs présences écrasantes ? S’ils revenaient à ces âmes en peine qui cherchaient le réconfort de leur abri, ils risquaient de leur faire du mal. A nouveau.
Le pieu. Un coup. Deux. Trois. Quatre. Cinq. Six. Sept. Huit. Neuf — plus.
Une flamme soufflée par la violence.
Un frisson.
La peau du garçon aurait perdu le peu qu’il lui restait de couleurs, s’il avait été visible. Ioan se raccrochait aux tiraillements légers que la gentille chauve-souris jouait sur le tissu de son beau manteau. Il la reprit délicatement dans ses mains, espérant lui offrir une chaleur qu’il n’était néanmoins plus certain de produire. « Tout va bien se passer, » disait-il d’une voix pourtant faible. Mais il voulait la rassurer. Il avait dit qu’elle serait en sécurité avec lui. Et elle avait semblé avoir si peur. Dans le marasme que composaient ses tentatives de compréhension, le garçon croyait toutefois saisir quelque chose. Un morceau de solution, un éclat de vérité. Une faible lueur au bout d’un chemin tortueux.
Malgré tout leur sanglant, malgré leur brutalité, ni l’orchestre cliquetant, ni l’homme pâle, ne s’en étaient pris à lui directement. Ils l’avaient repoussé, mais… — son cœur se compressa. Le pieu. Un coup. Deux. Trois. Quatre. Cinq. Six. Sept. Huit. Neuf. Plus. Pourquoi ? Dix ? Pourquoi le traitaient-ils différemment ? Onze ? Oui, pourquoi ? Douze ? Il ne comprenait pas. Il ne savait plus. Etait-ce de l’inquiétude qu’il avait perçu dans la voix du sans-tête ? De l’urgence dans celle du spectre au pieu ? D’où ? N’étaient-ce pas eux, les agresseurs ? Une fois de plus, sa petite Dame le tenait dans le présent, ses griffes picotant les paumes de ses mains. Ces questions allant et venant dans son esprit, l’enfant s’approcha de la fenêtre, remarquant peu son éloignement instinctif du tueur livide. Il s’interrogeait. S’ils ne l’agressaient pas comme ils avaient agressé les autres… s’ils ne faisaient que le suivre… pouvait-il les éloigner de ceux qu’ils avaient martyrisé ? Pouvait-il, eux aussi, les protéger ? Alors, il se le demandait : les meubles avaient-ils couru par ici, vers la fenêtre ? Etait-ce par là qu’ils s’étaient esquivés ? Le pourraient-ils, eux ? Doucement, il en poussa les battants grinçants — et soudain sans ménagement, un puissant vent pénétra la pièce, bien trop curieux pour rester en extérieur ! Que préparaient ces pauvres souris prises au piège ? Comme il voulait le savoir !
Mais Ioan, pour la première fois, put observer l’élégance macabre qui parait ce monde. Ses difformités étranges et désarticulées — le voile sombre qui recouvrait les branches de ses arbres et la terre de son sol. Il voyait, au loin, une sinistre forêt dont les complexes ramées étaient autant de bras qui chercheraient à le saisir. Et lorsqu’il tournait la tête, il pouvait apprécier les rues obscures d’une ville autrefois grouillante d’activité. L’étage où il se trouvait était haut, plus haut qu’il ne l’aurait pensé, et la demeure hissée sur une colline escarpée. Il n’y avait nulle âme en peine, au bas de la fenêtre, nota-t-il. Il releva la tête. Au-delà du crumble de pierres charbon qu’était la ville, trônait une unique lueur.
Un bâtiment dont s’échappaient quelques lumières, repartant vers le ciel. « Les étoiles… » murmura-t-il.
Les étoiles.
Ioan voulait voir les étoiles. Il voulait connaître les mondes. Les connaître. Savoir, voir. Quelque chose de rond, de doux. D’agréable.
Pas comme le pieu, non.
Pas comme le pieu, allongé et pointu.
Le pieu qui perce, le pieu qui heurte.
Un coup. Deux. Trois. Quatre. Cinq. Six. Sept. Huit. Neuf — bien plus.
Toute force quitta ses jambes. Il s’affaissa. Mais il avait promis. Il avait promis à sa petite Dame qu’elle serait en sécurité. Il la protégerait. Et il ne pouvait laisser l’armure et l’homme pâle blesser les âmes en peine. Qu’en aurait-il dit, son monstre généreux ? « Je… » — d’un ton chancelant, il adressa la chauve-souris qu’il gardait proche de lui. Pourquoi tremblait-il ? L’image de celle qu’il tenait entre ses mains se brouillait. Ioan ne comprenait pas. Il ne comprenait pas cette chaleur qui gagnait ses yeux et piquait ses joues. « Tu m’fais confiance ? » demanda-t-il tout bas, alors que les pas des deux grandes créatures résonnaient dans la pièce. Il espérait, secrètement, qu’elle lui accorde le même cadeau que le Père Noël lui avait offert. « O-on peut... je peux... je crois... pas laisser quelqu'un faire mal aux autres. Ou avoir mal… d’accord ? » Qu’elle accepte. Qu’elle lui prête sa confiance.
L’enfant marqua un temps, hésitant. Pour la première fois, aussi loin qu’il pouvait s’en souvenir, Ioan versa une larme. Une ancre symbolique d’un trop-plein de sentiments, de données qu’il ne parvenait pas à traiter. L’enfant se sentait glisser, tentait de se raccrocher à ce qu’il avait vu, ressenti. A l’espoir de pouvoir, une fois encore, guider un ami en lieu sûr. Une place paisible où dormaient un banc, et un vieil arbre.
« Là bas… j’ai… j’ai vu des lumières partir. Et… et si on peut les emmener là-bas alors… peut-être qu’on pourra partir aussi. Et personne n’aura mal.
Je les laisserai pas te faire mal. Je promets. Je te protégerai. Si je passe par cette fenêtre alors… »
A ces mots, d’un bond sa petite Dame s’excita sur ses mains ! Remontant vers ses poignets, revenant au bout de ses doigts, ses aller-retours signalaient toute sa désapprobation. Le garçon était désemparé. Après quelques remous et tribulations, elle se posa. Sans bien plus d’explications, la chauve-souris remua ses ailes rachitiques, les agitant sous le nez de son ami. Hélas, Ioan n’en avait pas, lui. « Le vent m’écoute pas, et y'a pas un oiseau qui voudrait me prêter ses ailes, » expliqua-t-il donc. Il ne leur avait jamais demandé, se dit-il après une courte réflexion. Petit à petit, sa voix trébuchante se calmait à la faveur d’une très légère, fugace, fragile détermination. Une force qu’il puisait dans le souvenir lointain d’une ville pleine de lumières, et d’un labyrinthe qu’il avait laissé derrière lui, au profit de chants et de sourires. Sa petite dame, pour sa part s’ébrouait, bougeait dans tous les sens. Après quelques tours, elle finit par revenir à lui, grinçant des cris aigus, agitant encore les ailes dans des contorsions qu’il saisissait bien peu.
« Tu veux me prêter tes ailes ? »
Une hésitation. Elle restait immobile. Puis elle remua vivement.
Ioan esquissa un sourire encore teint de tristesse, les yeux toujours emprunts d’une détresse tue. Ce qu’il ne pouvait comprendre frappait la maigre protection qui couvrait sa volonté. Mais cela, nul n’aurait pu le voir. Seule la merveilleuse perspective de se voir accorder le droit d’aller sans toucher sol, parvint à le faire se relever. A donner de l’élan à ses fébriles convictions.
Alors, il se hissa sur le rebord de la fenêtre. Il jeta un dernier regard vers la butte dont s’enfuyaient les lumières.
« Maintenant, » chuchota-t-il.
D’un « eh ! » crispé, le garçon voulut attirer l’attention des deux créatures qui l’avaient suivi. Il devait les éloigner. Il voulait leur dire… mais il ne savait comment leur parler. Il les voyait désormais. Les mots restaient coincés dans sa gorge. Son cœur battait la cadence du pieu. Un coup. Deux. Trois. Quatre. Cinq. Six. Sept. Huit. Neuf. Plus. Ils ne devaient blesser personne. Ils ne devaient plus le faire. Et personne ne devait les blesser.
Alors, s’ils le suivaient vraiment… peut-être y avait-il moyen.
Sa petite Dame, sur ses mains, tournoyait enfin. Elle dansait ! S’élevait ! Pourquoi ne l'avait-il vue le faire plus tôt ? Voler était pourtant si séduisant. Elle s’extasiait en ce que l’enfant pensait une chorégraphie simple, dont naissaient mille éclats d’or, flottant dans les airs. Des arabesques de la chauve-souris, tombait une pluie de sable brillant, se déposant avec douceur sur son bien piètre gardien. D’un vol maladroit, elle tenta de souffler cette bruine vers l’orchestre sans chef, et l’homme sans reflet. L’enfant souffla comme il put. Il chercha à l’aider, quoique son souffle ne fut guère puissant. En volutes époustouflantes et captivantes, suivant le parcours chaotique mais enchanteur de la petite Dame, la poussière scintillante se répandait. Redoublant d’effort, la chauve-souris, lanterne minuscule, déposait au-dessus de chacun un halo d’or. Un millier d’étoiles minuscules, pour une pièce qui se sentait moins seule. Elles ajoutaient, magnifiques, à l’éclatant des flammes bleues qui cerclaient le col de l’armure, et anoblissaient la cape de son voisin.
Comme le garçon espérait qu’ils le suivent.
A peine perceptibles, les traits de l’enfant étaient désormais partiellement révélés par l’or qui le saupoudrait. Avec douceur, Ioan sourit à sa petite Dame, tendant la main afin qu’elle le rejoigne une fois sa danse finie. Il l’y tiendrait, la protégerait.
Tranquillement, il ferma les yeux.
En un souffle, il se laissa tomber en arrière.
Il volerait.
Les autres aussi, peut-être.
Dernière édition par Ioan Kappel le Dim 20 Jan 2019 - 20:02, édité 1 fois