"Ou quoi, petit rat ?" ricanait la créature en tenant le coeur tout juste libéré entre ses mains. Les ténèbres du coeur infusaient en elle par volutes, dissipant leur précédent réceptacle.
"Je connais mon rôle. Si tu me tues, le monde succombera." La fatigue soudaine d'Aiden blessé l'obligeait à révéler un sourire carnassier. Par prudence, elle fit tout de même un bond sur le côté pour échapper à la lance pointée sur elle.
"Mais Sherwood mérite son sort, tu ne crois pas ?" Il semblait si faible, il n'était pas une réelle menace, c'était si difficile de résister à cet instinct de l'achever ici et maintenant.
Au pire, si le rat tuait Sora, elle trouverait refuge en lui. C'était sa manière de procéder. Mais était-ce la meilleure ? Les mains de nouveau libres, l'engeance sombre regarda celle de gauche, qu'elle avait levé devant son museau. Ses doigts griffus se contractaient. Elle mit son autre main à son poignet. L'écho de son affrontement avec Freyja et la Générale Primus dans la forêt, tout ce qui en avait transpiré lui intimait de se retenir.
"Sora ne doit pas mourir maintenant."Elle bondit à nouveau, en arrière, et retomba à côté d'un sans-coeur archer qu'elle saisit par le bonnet. Une simple griffe trancha net dans son corps mou et en une saccade, il disparut.
"Allez, suis-moi. Survis toi aussi, porte ton fardeau. Et ne le déçois pas cette fois." Elle fila à travers la porte ouverte dans la pièce humide d'où émanait la lumière du monde. En face d'un grand trône en bois d'ébène, les sans-coeur s'agglutinaient à la vaste cheminée de pierre, se bousculant pour être le prochain à passer dans la serrure de flammes. De ses griffes, la créature de ténèbres éclaircit la nuée noire, sans regret, sans s'arrêter. Si elle avait pu sceller cette serrure, elle l'aurait fait. Elle en était incapable, elle le savait bien.
*Reviens.*ↈ ↈ ↈ
Les rayons d'un soleil passaient à travers la voute de la caverne. L'arbre ancien qui tronait la semblait en avoir percé l'ouverture. Sora savait qu'il aurait du ressentir la chaleur du soleil, la sécheresse de l'air légèrement poussiéreux. Sa douleur atroce au ventre avait elle aussi disparu. Seule son angoisse restait intacte, tout comme son désir d'en finir avec Kefka, de sceller enfin cette serrure. Mais il n'était plus dans le château du tyran.
Il reconnaissait cet endroit. Il y était déjà venu, il y a longtemps.
"Ouh. Je voulais juste communiquer avec un esprit, pas l'invoquer."Baissant les yeux, Sora vit devant lui, dressé sur ses pattes arrières, un babouin dont les yeux jaunes reflétaient la curiosité. Il tenait un long baton cabossé duquel pendaient deux gourdes, et se lissait le bouc, blanc, de son autre main.
"Pourquoi suis-je ici ?" interrogea Sora à haute voix.
"Uh-uh. Drôle de question. Mais la plus intéressante est : qui es-tu ?" "Sora" , répondit-il sans hésiter, attardant son regard sur l'écorce nue de l'arbre ou figuraient quatre figures dessinnées à la main. Simba, lui, Donald et Dingo.
"Tu ne me reconnais pas ? Avec mes amis, on a aidé ton roi à battre Scar et à reprendre sa place." Le museau tout rouge du babouin se mit à frétiller.
"Je vois. Tu n'es donc pas un lion. Mais tu es peut-être un lion." "Hein ?" fit Sora, passablement agacé.
"Pardon mais... j'ai pas le temps pour des énigmes, là." Il devait retourner à Sherwood, le plus vite possible. Même si ne plus ressentir de douleur lui offrait un répit bienvenu, il ne pouvait pas rester.
"Shhh, pas si fort. Tu vas réveiller notre roi." Le singe pointait son museau quelque part sur la gauche et Sora suivit son regard. Là, affalé contre le sol sans doute chaud, dormait un lion adulte à la crinière rousse. Lové contre son omoplate, retenu par sa patte avant, se trouvait une orbe auréolée de lumière blanche.
Devant cette image, Sora resta interdit. Rafiki l'observa un moment puis reprit :
"Personne n'arrive à lui enlever. Même mes conseils ne l'atteignent pas. Mais... toi, tu y es lié. Tu ne serais pas là sinon." Encore un fragment. Combien y en avait-il, au juste ? Et pourquoi se retrouvait-il parfois près d'eux, comme s'il y avait toujours été ? Non, ce n'était pas le moment de poser des questions. Il y avait une serrure à sceller, un monde à sauver.
"D'accord", fit simplement Sora en s'approchant de Simba.
"Je le reprends." Et quand il s'agenouilla pour empoigner délicatement l'orbe de lumière, ses doigts passèrent à travers, à son grand étonnement.
"Tu n'es pas vraiment ici, tu sais. Tu n'es qu'un esprit, après tout", fit Rafiki, un tantinet amusé. Sora grogna en se relevant, son regard trainant sur le lion qui dormait. Les paupières closes et agitées de Simba laissaient deviner que son ami ne faisait pas de beaux rêves.
C'était de la faute du fragment. C'était de sa faute.
"Je reviendrai", fit-il d'un ton résolu en se tournant vers Rafiki. Il faillit rajouter 'c'est promis' mais se retint juste à temps, se remémorant les promesses qu'il n'avait pas tenu, celles qu'il ne pouvait plus tenir. Il en avait tellement fait qu'il devait en avoir oublié.
"Je reviendrai", répéta-t-il.
"Mais je dois vraiment y aller."Le babouin le regardait, appuyé sur son baton, la tête penchée sur la gauche.
"Tu ne sais pas où est ta place.""Si. Elle n'est pas ici. Pas maintenant."Rafiki souffla par son gros nez et ouvrit la bouche avant de la refermer immédiatement, avec ses yeux.
"Très bien. Mais ne traîne pas trop en chemin." Il inspira, tapa cinq fois son baton contre le sol de la caverne et le secoua pour que les gourdes s'entrechoquent dans un bruit de crécelles. Lorsqu'il parla, non, chanta à nouveau, ce fut dans un langage que Sora ne comprit pas, et sur une tonalité profonde, gutturale, belle, reposante, si reposante qu'il se sentit bientôt forcé de fermer les yeux.
La voix chanta encore, sa berceuse lancinante de plus en plus lointaine. Puis il n'y eut rien.
ↈ ↈ ↈ
Puis il y eut tout.
La douleur au ventre qui lui coupa aussitôt le souffle et le força à porter une main à sa blessure. L'intense lumière devant lui, de l'autre côté de la cheminée, de l'autre côté de la serrure entourée de flammes rouges qui emplissaient l'âtre. La chaleur au devant, la froideur dans le dos. La fatigue des combats qui l'accablait de nouveau, le rapprochait du sol comme si son corps n'avait, lui, pas eu de répit. Le goût du sang dans sa bouche et un mal au crâne qu'il avait oublié. Les sans-coeur qui lui bousculaient les jambes, continuaient à affluer comme des affamés sur un quignon de pain. Et surtout, malgré tout, la réalisation qu'il était près, si près du but.
Lourdement, il tourna la tête vers Aiden. Avoir la confirmation que le meurtrier de Freyja était debout, bel et bien vivant, lui procura un sentiment de soulagement plus fort qu'il n'aurait pensé.
Il n'y avait plus qu'une chose à faire. Il tendit le bras qui ne comprimait pas son ventre, et, jambes écartées, dents serrées, les yeux clos, imagina que sa main se refermait sur la poignée solide et rassurante de Chaîne Royale. Il la sentait, elle était là.
Sora appela le coeur du Monde. Un rayon de lumière s'échappa du bout de sa keyblade pour entrer dans la serrure. Le coeur du Monde répondait. Comme à chaque fois, en une seconde, des myriades d'images lui passèrent en tête. Et comme à chaque fois, face à cet afflux de paysages mouvants dans le temps, de cycles de soleil, de moments imprimés comme des blessures encore ouvertes, d'incessants questionnements, Sora se laissait aller à penser une chose, une seule :
*Tout ira bien.*Il avait compris dès le départ, avant même la première serrure. Les coeurs des mondes étaient comme tous les coeurs : ils avaient besoin d'espoir. Et quand les ténèbres menaçaient cet espoir, les faisait douter, vaciller, un porteur de Keyblade se devait d'être là.
Combien de temps cela faisait-il ? Plusieurs secondes déjà, trop. Les images continuaient à l'assaillir et Sora répétait, coeur ouvert :
*Tout ira bien. Tout ira bien.* Mais aucun cliquetis ne parvenait à ses oreilles. La serrure ne se refermait pas. Pourquoi n'était-il pas entendu ? Il connaissait pourtant ce monde, il avait vu la forêt, le camp des rebelles, leur camaraderie, leur espoir à eux, il avait entendu les chansons d'Adam de la Halle, souri à l'air malicieux de Robin. La volonté infaillible de la Générale Primus, il l'avait perçue, il s'en était nourri. L'espoir était possible. Il était là, chez chaque personne qu'il avait rencontré, chez Petit Jean, chez Sang-Bleu, chez Freyja...
Chez Bobby.
Chez Freyja.
La cape de Bobby volait au vent, fuyant le pont consumé par les flammes.
Le corps de Freyja tombait du mur, inerte, sans même un cri.
"Non..." Sora grinçait des dents, le souffle court. Sa Keyblade semblait soudain peser des tonnes. Il serra la poignée fort, plus fort encore. Il ne voulait pas penser à eux, pas maintenant. Et pourtant, dans ce qu'il lui restait à penser, dans ce seul espace qui était encore à lui, il n'y avait plus qu'eux. La pointe de Chaîne Royale heurta la pierre au sol, forçant son porteur, son élu à se pencher en avant. Appuyé sur elle, dans un équilibre précaire, il comprit et la réalisation lui glaça le sang.
Il ne pouvait pas sauver ce monde.