Alèthéia vit, à quelques fenêtres, d’autres personnes guetter à leur tour un signe de lumière dans la rue. Bien que la situation soit profondément lassante, il lui arrivait de se réjouir, non pas du malheur des autres, mais de ne pas être la seule à le subir. Comme souvent, d’ailleurs, à la Cité du Crépuscule, l’on n’était jamais le seul élu d’un calvaire. La peine et la douleur se partageaient ici comme les figues, le vin et les opinions.
« Maman ? Maman ? » répéta une voix aigüe quelques mètres derrière un mur.
« Je suis là. » répondit-elle calmement sans détacher son regard des lampadaires inutiles. « Dans le salon. » Elle se retourna après quelques secondes et distingua la silhouette de sa fille, tenant maintenant fermement sur ses jambes encore un peu arquées. Elle lui fit un sourire qu’elle ne pourrait pas voir et s’approcha, lui tendant la main. « Viens ! » Alèthéia agrippa la main de Circée, et quitta la pièce. Avant de pouvoir descendre les escaliers, elle ouvrit la porte menant à celle-ci grâce à un trousseau de clés qui ne la quittait jamais. Elle louait l’étage de Monsieur Lupin. Loin du héros des romans, c’était un vieil homme prompt à la critique et au jugement, mais dont les loyers étaient tolérables pour une immigrée. Cette dernière ferma d’ailleurs la porte derrière elle, toujours à clé, préférant la prudence face au sans-gêne de son propriétaire.
Et elle quitta enfin le petit immeuble de quatre étages, après encore quatre portes franchies. Sa fille et elle se retrouvèrent ainsi dans les rues de la Cité du Crépuscule, dans la nuit, éclairées par les étoiles et les souvenirs du soleil noir. L’on pouvait craindre, dans une telle ville contrôlée par la Coalition, de nombreux dangers dans les ruelles. À vrai dire, les actuels dirigeants avaient si bien fait leur boulot qu’à part eux, il ne restait pas tellement de choses à craindre ici. La vie dans la Cité du Crépuscule était calme. Il fallait vivre avec le risque d’une attaque, bien sûr… et l’on n’évoquait pas spécialement le pouvoir en place avec confiance et sympathie. Mais les jours suivaient leur cours. La vie elle-même de ce monde ne pouvait guère se figer pendant… 13 ans ? 14 ?
Quoi qu’il en soit, le peuple avait dû se résigner, ou plutôt se résoudre au fait qu’ils vivraient peut-être jusqu’à la fin des temps sous un pouvoir tyrannique. C’était son cas. Alèthéia n’était ici que depuis deux ans, en vérité. La Cité du Crépuscule est un drôle d’endroit pour s’exiler, c’est vrai. Beaucoup préféraient les Cités dorées, Illusiopolis ou la Ville de Traverse. D’autant qu’elle ne fuyait rien, si ce n’est une vie de pauvreté. Certains royaumes ou provinces oublient parfois que de nombreux peuples s’habituent à une certaine soumission. Et sous ses airs de chaleur et d’héroïsme, le Colisée de l’Olympe ne pouvait dissimuler ses monarques. Ils n’étaient pas tous forcément tyranniques, bien sûr… mais la démocratie n’avait pas gagné toutes les villes. À vrai dire, Alèthéia se moquait de la démocratie autant que de sa première dent perdue. Elle voulait juste un emploi. La Cité du Crépuscule en offrait, et ses loyers étaient plus raisonnables qu’ailleurs.
Ici, elle vivait ce qu’elle avait toujours vécu, selon les mêmes règles : évite les soldats qui ont bu, laisse les autres jouer aux héros, contente-toi de ce que tu as.
Et à présent, Alèthéia pouvait dire qu’elle touchait au bonheur. La main de la fille dans la sienne, elle continuait d’avancer, observant les façades sombres des bâtiments de la place du tram. Les étoiles, d’aucuns diraient que c’était des mondes, étaient particulièrement visibles, et par-dessus tout, l’on n’entendait rien, si ce n’est le chant des oiseaux venant de la forêt, droit devant, et des pas sur le béton de la ville. Aucun tram en route, en boucle dans les rues de la ville, pour occuper le paysage sonore, pas plus que de bruissements des lignes hautes-tensions qui alimentaient la ville en électricité.
Elle se ressourçait de ces moments de tranquillité. Circé et elle marchèrent ainsi encore deux dizaines de minutes, s’engouffrant dans la forêt par une fissure dans le mur. Ce passage clandestin avait été ouvert suite à des combats qui avaient secoué la ville il y a des années. La Coalition noire avait eu tant de choses à réparer que celle-ci, par chance, avait échappé à leur attention. Par-dessus tout, certains habitants se faisaient un devoir de la recouvrir d’un grand panneau publicitaire.
Elles avancèrent encore, évitant les mines, dont le secret était connu de tous, et bien sûr le manoir. Elles montèrent le haut d’une colline, éclairée par la lueur du Gummiphone qu’elle avait sorti, par prudence. Elle seule s’en serait passée, bien sûr. Au Colisée de l’Olympe, lorsque l’on partait en vadrouille de nuit, il n’y avait que les torches pour révéler un chemin praticable, et bien souvent, l’on se débrouillait et s’en sortait avec quelques écorchures seulement.
Peut-être était-ce simplement cela qu’elle recherchait. Elle ne regrettait pas d’avoir quitté le pays des dieux, mais gardait évidemment dans son cœur une place particulière pour ses îles, son climat, ses montagnes et sa nature ! Au sommet de la colline, Alèthéia s’arrêta, essoufflée. Elle posa Circé, qu’elle avait commencé à porter entre temps. La petite était exténuée, et c’était bien normal. Elle n’avait que trois ans et sa mère lui imposait une marche nocturne d’une dizaine de kilomètres.
Et elles regardèrent la forêt noire, se laissèrent bercer par le chant de la nature, caresser par les tendresses du vent, et regardèrent un lointain chantier éclairé par de nombreux projecteurs, comme un espoir, seule lumière dans la ville.