Elle eut un sourire quelque peu biscornu en pensant à ce qu'elle allait faire. N'était-elle pas aux yeux de tous un robot sans valeur? Elle avait bien le droit de prendre du bon temps, quand ça lui chantait. Bien entendu, elle n'avait pas la même conception des loisirs que le reste du monde; mais ce choix était le sien: si on n'a plus la liberté de penser, alors!
On la savait sombre, assoiffée de la lumière qu'elle n'avait pas; elle allait se l'approprier sans violence. Elle avait, au terme d'une longue nuit, émis l'hypothèse que l'amusement était le premier pas vers les sentiments. Personne de toute manière ne lui interdirait de se divertir quelque part, puisqu'on n'avait pas besoin d'elle.
Orochi? Où donc?
Elle se fit transporter par un engin volant dont la cavalcade discontinue lui sembla interminable, et ce vers le monde le plus éloigné et le moins habité qu'elle put trouver. On lui avait parlé de la fantaisie des lieux; c'était tout naturellement que son choix s'était porté vers des terres louées jusqu'au lointain.
Elle était de plus certaine de n'y trouver guère plus que monstres et animaux; elle savait ce lieu occupé par d'étranges personnages, mais elle leur faisait plus confiance qu'à de simples humains. S'il fallait encore dresser la guillotine, autant rester chez soi, on n'a jamais autant de criminels qu'à la maison.
Lorsqu'elle posa le pied sur ce nouveau monde, elle écarquilla les yeux de stupeur; une sorte de printemps éternel s'offrait à elle. Elle avait beau observer, scruter, elle ne voyait rien d'autre que des êtres fabuleux comblés par la vie heureuse qui leur était offerte.
Alors, avec une force qu'elle ne croyait plus voir chez elle, elle sourit; elle sourit comme elle ne l'avait plus fait depuis bien longtemps. On peut même dire qu'elle ne croyait plus se voir si enchantée avant que le monde ne s'écroule en l'emportant dans sa chute, elle qui ne croyait rien espérer. Elle ne s'en rendit pas compte, mais c'était en réalité une révolution dans sa façon de penser; chaque fée qui lui tournait autour la rendait plus humaine, à sa façon.
Elle n'attendait rien de ce petit spectacle, parce qu'elle savait que tout ce qu'elle souhaitait, elle l'avait déjà; de la tranquillité, loin des crimes et des souillures, un petit moment de sérénité à l'abri des regards indiscrets. Elle voyait de ses yeux qu'elle n'avait rien à craindre de ces petites choses, de ces êtres éclatés brisés dans une volée d'attitudes. Ici, elle n'avait peur de personne, ne sentait rien du tout; alors elle pensa qu'effectivement le crime était humain.
Elle fit quelques pas sans trop bouger, de peur de gâcher ce somptueux ballet de plantes et d'oiseaux. Elle n'avait jamais vu telle variété de bêtes, de choses imaginaires dont elle n'aurait jamais osé imaginer l'existence. Puis elle se décida à bouger, gracile, aérienne, dansante, se dirigeant vers un lilas qui brillait puissamment. Il semblait animé d'un éclat qu'elle n'avait jamais vu ni ressenti. Elle ne le quittait plus des yeux, humait son odeur enivrante, enchantée.
Puis elle s'arrêta brusquement, décontenancée. Elle ne savait pas pourquoi, mais elle craignait pour ce monde. Elle se demandait s'il ne risquait pas de pourrir dans les relents infâmes dégagés par le monde extérieur. Elle se lamentait rien qu'à l'idée de voir cet endroit entrer en putréfaction physique et moral, écorché en une multitude de lambeaux de chair encore sanglants.
Sans bruit, elle se détourna de la fleur en lui promettant de revenir un jour ou l'autre. Elle prit un petit ruban de tissu bleu qui flottait de son habit et l'accrocha à la tige de la plante en un charmant petit noeud, espérant que cela suffirait à le retrouver quand elle reviendrait.
Le rythme de sa chanson intérieure la faisant tanguer, elle était secouée par les lames venues des tréfondes, des vagues qui se brisaient sur les versants de son silence. Elle était passée de la pure félicité à la détresse profonde; comment pouvait-elle préserver un tel lieu sans l'abîmer? Elle craignait plus encore que ça soit elle qui le noie, et non la tempête qui risquait de se déverser dessus avec une fureur incontrôlable.
Alors qu'à l'horizon elle ne voyait rien d'autre qu'une licorne, elle se demanda si elle aussi n'allait pas disparaître, un jour; elle voulait ce lieu et ces êtres éternels. Quand elle pensait à ce qu'elle avait subi et à ce que d'autres subissaient encore, ça la révulsait; et dire qu'on ne faisait rien pour écraser les rats qui y régnaient!
Elle ne comprit même pas pouruqoi ce havre de paix existait encore, étonnée qu'elle ne brûle pas encore dans les flammes de l'Enfer; non, il n'irait pas là-bas, parce que ce serait elle qui enverrait ses assaillants croupir dans les profondeurs du Tartare.
Elle s'échappa définitivement de son carcan de malheur quand l'animal se planta devant elle et ne bougea plus de cette place. On dit que les licornes s'approchent seulement quand elle sont en présence d'une bonne personne, trop craintive pour en approcher d'autres; devont-on en déduire que la demoiselle en était une? Au fond d'elle même elle l'espéra, comblée qu'un être au moins la reconnaisse comme telle.
Elle osa être plus proche encore de sa petite compagne de la journée, qui ne broncha pas, ensevelie dans une profonde méditation. Elle l'observait, ne la quittait pas des yeux, si bien que la demoiselle eut un mouvement de recul intérieur en réalisant qu'elle avait tout de même affaire à un membre du règne animal.
Elle se surprit à lui sourire. Loin de l'argent, des pierreries, de la parodie de justice qu'elle voyait chaque jour, elle avait fini par trouver le bonheur qu'elle cherchait. Ce n'était pas la fin de la course, la poursuite reprendrait bientôt, elle le savait, elle le sentait.
Elle s'assit en tailleur sur l'herbe fraîche, toujours fixée par la jument à une corne. Elle lèverait son verre à l'amitié entre deux peuplades qui n'avaient rien à voir, qui ne se plaignaient jamais; les leurs. Les objets et les domestiques finiraient un jour par se rebeller contre l'ordre établi: alors, ce jour venu, on verrait qui allait rire le dernier.
Peu à peu, son esprit se troubla; ses paupières fatiguées étaient tombées depuis longtemps. Alors, couchée sur le sol, elle rêva d'un monde meilleur.