[Mini-Série]

Celle qui revint de l'aventure


Si partir à l'aventure est facile, il est bien plus ardu d'en revenir. Tel est le propos de cette histoire.

Sesheta habitait dans le quartier pauvre du faubourg avec ses parents. La jeune fille, déjà demoiselle, fort curieuse et vive d'esprit, avait trouvé une occupation qui convenait à son tempérament et lui rapportait quelques sous pour pourvoir aux besoins de sa famille. Avec un acolyte, un grand et stoïque gaillard du nom de Lutz, elle enquêtait sur des phénomènes inexpliqués qu'on leur rapportait des alentours. Le jour, elle notait et dessinait toutes ces choses incroyables et étranges. Le soir, elle les triait, les cataloguait et les rangeait pour le compte du Supérieur. Chaque événement avait son code et son numéro.

"Comme j'aimerais qu'il m'arrive quelque-chose à moi, un de ces événements extraordinaires, une aventure !" se répétait Sesheta chaque nuit avant de sombrer dans le sommeil.

Un jour, elle croisa la route d'un héros, comme tombé du ciel, qui devait avoir vécu mille choses extraordinaires. Il avait la voix si claire et les yeux si bleus qu'elle ne s'en méfia pas. D'un ton envoûtant, il lui parla d'un mystérieux cristal qui devait se trouver dans la forêt en contrebas, un cristal de lumière. Comme le héros semblait bien trop occupé par ailleurs, il confia à Sesheta le soin de récupérer cet objet fantastique.

"Je reviendrai", promit-il avant de disparaître.

Le coeur en joie de voir son souhait exaucé, Sesheta se mit aussitôt à la recherche du cristal. Elle parcourut les bois, interrogea lapins, hiboux et cerfs et sut bien vite que le cristal était en possession du Prince de la Forêt. Las, malgré sa bonne volonté, elle ne parvint à convaincre le Prince de le lui rendre. Pour ajouter à son infamie, elle apprit peu de temps après qu'une autre fille, une inconnue aux cheveux roux était parvenue à s'en emparer.

Sans réfléchir, mue par sa curiosité grandissante, elle trompa son Supérieur, ignora son acolyte, délaissa ses parents et quitta son faubourg. "Je dois continuer mon aventure et retrouver cette fille", se répétait-elle encore et encore, avec plus de ferveur à chaque fois. C'était son histoire, son rêve, son droit d'y croire.

Loin, loin de chez elle, dans une auberge à l'odeur d'aisselles et de pieds, elle rencontra des brigands joviaux, animés de désirs variés et qui avaient commis quelque méfait avec la fille aux cheveux roux. Elle nota et dessina comme elle en avait l'habitude mais elle ne la trouva pas.

Son aventure l'amena plus loin encore, jusqu'à la grande ville aux façades rayonnantes et une boulangerie aux doux effluves de pain chaud. Là se trouvait le père adoptif de la fille aux cheveux roux, qui se lamentait sur ce qu'était devenue sa pauvre petite. Sesheta nota et dessina comme elle en avait l'habitude mais elle ne la trouva pas.

A court de pistes après avoir parcouru le monde, Sesheta dut se résoudre à rentrer. Mais chez elle, dans le faubourg qu'elle avait quitté, les choses avaient changé. L'acolyte qu'elle avait ignoré n'était plus le même et l'avait dénoncée au Supérieur, qu'elle avait trompé. Ses parents, qu'elle avait délaissé, étaient devenus la proie d'un usurier.

"Quelle infortune ! Je suis partie seule à l'aventure et tous ceux qui me sont chers en sont malheureux", se lamenta Sesheta au clair de lune. "Aujourd'hui, on m'a dit que la fille que je cherchais est morte, que des Supérieurs du Supérieur ont récupéré le cristal, que jamais je ne le retrouverai. C'était un rêve fou et impossible. Ce garçon à la voix si claire, aux yeux si bleus m'a bien trompée."

Alors elle oublia son rêve. Pour rembourser l'usurier, elle tria, catalogua, rangea jour et nuit pour le compte du Supérieur. Elle était si diligente dans sa tâche, son coeur animé d'une nouvelle passion, que l'ordre des choses fit rapidement d'elle la nouvelle Supérieure et ce fut le nom qu'on lui donna. Même son acolyte Lutz l'appelait ainsi.

Quand le héros, conforme à sa promesse, revint enfin chercher son cristal, il fut amené auprès d'elle.

"L'avez-vous trouvé ?", s'enquit-il avec appréhension.
"Oui", répondit-elle d'une voix doucereuse. "Il est à nous, maintenant. Mais je peux vous y amener. C'est même une aventure que je vous promets !"

Sesheta jubilait. Elle était si heureuse de pouvoir lui accorder cela, de remettre les choses en bon ordre. C'était son histoire à lui, son rêve impossible, son droit fou d'y croire. C'était à lui de s'y briser et de rendre malheureux tous ceux qui lui étaient chers. Alors que des Agents emmenaient le héros, elle finit consciencieusement et sans un regard pour lui de noter les derniers événements.

Puis elle tria, puis elle catalogua, puis elle rangea. Elle ne dessinait plus depuis longtemps. Tel était son lot. Elle l'avait accepté et n'était pas plus malheureuse pour autant.



***

"Rapport R-212. Le dénommé Sora est en partance pour le vaisseau-mère. Je note toutefois que la Brigade d'Appropriation des Contes avait besoin de plus de temps pour analyser le sujet avant de-
-Lutz.
-Oui, Supérieure. Commentaire supprimé.
-Ne vous inquiétez pas, Lutz. Il y a des gens bien plus compétents que nous pour s'occuper de lui."

Assise dans son grand fauteuil confortable, les pieds sur son bureau de noyer impeccablement rangé et ordonné, Sesheta étira les bras et bailla. "Bon, ça suffit pour aujourd'hui. Demain, il nous faudra classer l'histoire de ce meunier qui dit que sa fille peut tirer de l'or de la paille. Ca intéressera sûrement quelqu'un là haut.
-D'après le premier rapport de nos Agents sur le terrain, ce ne serait pas elle mais un petit homme, une sorte de n-"
-Lutz.
-Oui, Supérieure. Demain. Désactivation."

Lutz avait l'habitude de retirer son haut de forme et de le tenir contre son ventre avant de se désactiver. Une fois encore, Sesheta le regarda faire. Quand plus aucun mouvement n'anima le corps humain du robot, elle se leva, empoigna son sac à main et sortit de son grand bureau, non sans avoir au passage tapoté le bras de son acolyte.

"A demain, Lutz."

Une fois encore, il ne répondit pas.