Il fait noir à présent. La ville a disparu sous la montée des eaux mais la pluie ne cesse de tomber pour autant. Notre bateau tangue, dérive, nous ne savons pas où il nous emmène, ni comment nous allons nous sortir de cette situation. Notre meilleure chance reste une transition assez rapide, mais tant que le temps restera tel quel, j’ai peu d’espoir.

Nous nous endormons progressivement, sans nous en rendre compte, comme bercé par le creux de la vague. Mes paupières sont lourdes, je voudrais pouvoir résister et ne pas perdre totalement le contrôle, mais c’est plus fort que moi.

Une vibration à côté de moi parvient quand même à retenir mon attention, j’ouvre un œil, alors que Demelza saisit son gummiphone et voit sont visage illuminé par son écran.

-Hmmm, qu’est-ce que c’est ?
-Oh j’y crois pas ! Roxas a répondu à mon like en likant une de mes photos ! Tu vois, je te l’avais dit qu’il réagirait.

Je me retourne un peu tirant un peu plus sur la couverture comme pour marquer mon agacement. Elle tire à son tour pour montrer sa résistance.

-Hey ! Mais attends, il a liké ta photo ! Je le savais, je le savais que tu le connaissais. Tu ne peux plus me dire que c’est une coïncidence ! Je veux absolument que tu me le présentes !

Elle se met à secouer mon épaule et à rire. Moi qui étais sur le point de m’endormir, elle a bien réussi à me faire retomber sur terre, et lourdement.

-Très bien, je l’ai connu quand c’était un gosse, un adolescent attardé et boutonneux. Et il n’y a aucune chance pour que tu le rencontres.
-Il ressemblait à ce mec, là ?

Elle me montre une photo de Roxas avec un autre garçon lui ressemblant trait pour trait il y a environ 13 ans. Je pourrais croire que c’est un montage mais je doute qu’il soit capable de faire cela avec son gummiphone.

-C’est qui ce gamin ?
-Il est mis dans la légende qu’il s’appelle Ventus. C’est peut-être son petit frère.
-Ventus ?

Je me souviens de ce jeune garçon au Jardin Radieux quand nous jouions avec Lea. Effectivement, il était la copie conforme de Roxas, mais c’était il y a… plus de vingt ans. Allez savoir si c’est Roxas qui ressemble à Ventus, ou Ventus qui ressemble à Roxas.
Comment est-ce possible qu’il n’ait pas vieilli, quand même moi je l’ai fait ? Je suppose que je peux en déduire que Ventus est à la Lumière, avec Roxas. Je me demande s’il se souviendrait de Lea et moi.

-Il faudra quand même tu m’expliques ce qui s’est passé entre vous pour que tu veuilles si peu en dire…

Elle se met à grogner dans son coin. Je réfléchis quelques instants et m’apprête à lui dire quelque chose quand un choc immense vient frapper le vaisseau et le retourner en une demi seconde.
Demelza et moi nous sommes projetés contre le plafond sur lequel nous nous écrasons lourdement. Je sens mon bras se retourner dans un sens qu’il n’aurait pas dû prendre.

-Isa !?

La douleur est importante, je garde les yeux fermés le temps d’encaisser le coup, mais le cri de Demelza m’alerte. J’ouvre les yeux et la vois à un mètre de moi essayant de me rejoindre alors que nous sommes balancés dans un sens puis dans un autre. Je parviens à me projeter dans son sens et à tenir sa main avec mon bras encore valide. Au même moment, les carreaux se brisent et l’eau se met à rentrer à grand flot dans la cabine. Il faut qu’on sorte d’ici. Nous nous approchons de la porte et essayons de la pousser mais la pression de l’eau est trop forte.

Je sors ma claymore et entreprends de briser toutes les vitres restantes pour pouvoir passer à travers. Au bout de quelques secondes, une grande quantité d’eau peut entrer dans le bateau. Il va bientôt couler.

-A trois, prends une grande inspiration, je te pousse dans l’eau, tu bloques l’air dans tes poumons et tu nages de toutes tes forces pour pouvoir regagner la surface. Je te suivrai et je t’aiderai, n’aie pas peur.
-D’accord…

J’ai le temps de voir qu’elle n’est pas prête, mais on n’a tout simplement plus le temps. Je pousse Demelza dans les flots, elle disparait de ma vue puis je fais de même. Le courant est fort, il faut lutter. En avançant sous l’eau, j’aperçois Demelza devant moi en train de battre des jambes. Je la dépasse et l’attrape avec mon bras gauche, tandis que je donne tout ce que j’ai dans les jambes pour nous faire monter la tête hors de l’eau.  Nous y parvenons, mais ce n’est pas fini. Nous sommes deux âmes perdues au beau milieu d’une tempête, des vagues qui nous entourent et peuvent nous écraser à tout moment. Je suis incapable de nager décemment avec ce bras tout en tenant Demelza. Je l’entends respirer avec difficulté, évitant tant bien que mal d’avaler l’eau des flots qui nous étreignent. Il faut que je la sorte de là. Je regarde autour de nous et aperçois à quelques mètres une grande plaque en bois devant appartenir quelques minutes plus tôt à notre embarcation. Tout en maintenant la tête de Demelza en dehors de l’eau, je nous fais avancer vers cette plaque en bois.

-Appuie toi dessus ! Et tiens la bien, ne la lâche pas.

Nous sommes obligés de crier pour nous entendre. Elle s’exécute et s’accroche. Je peux lire dans ses yeux qu’elle est mortifiée. Bon sang mais quel connard, si elle en est là, c’est bien ma faute. Je n’aurais jamais dû lui proposer de venir ici, et je n’aurais jamais dû insister pour rester quand il était encore temps de partir. Elle pourrait très bien être traumatisée après un coup pareil.

Je continue de regarder autour de nous, comme s’il était possible d’apercevoir quelque chose qui pourrait nous sauver alors que tout avait déjà été emporté sous les eaux.

-I…Isa ! Regarde !

Je tourne les yeux vers une immense silhouette à quelques cinquante mètres de nous. Demelza se met à crier, mais il fait noir et le bruit est trop important pour qu’elle puisse être entendue. Ils ne nous verront ni ne nous entendront jamais. La silhouette se précise, c’est bien un bateau, un énorme bateau. Il faut que je les prévienne, mais comment ? J’aperçois quelqu’un sur le pont, près du bord, mais il est bien trop loin. Tant pis. Je sors ma claymore à nouveau, et, lâchant le morceau de bois pour pouvoir me mouvoir, je la lance de toutes mes forces dans la direction de l’individu. Par chance, la claymore n’atteint pas sa cible, elle va se figer dans la paroi latérale.

L’attention de l’homme est alors captée. Nous faisons de grands signes, les couleurs qui émanent de nous l’aident sans doute à nous repérer. L’homme semble faire de grands signes à son tour pour alerter d’autres gens. Il est bientôt rejoint par plusieurs personnes. Je sais qu’il est temps pour moi d’essayer de nous approcher du bateau. Nul doute qu’ils ne peuvent le manœuvrer et l’approcher de nous dans ces conditions.

-Accroche toi, encore un peu.

Nous nous mettons à battre des jambes, luttant contre les vagues contraires, parfois renversés par d’autres, nous gardons le cap et nous accrochons à ce morceau de bois comme à notre propre vie, aussi éphémère peut-elle être. Assez proches, ils commencent à nous lancer une corde.
J’essaie de l’attraper, mais elle est elle aussi déviée par la tempête. Au bout de quelques essais infructueux, je réussis à la saisir, m’approche de Demelza et l’accroche en faisant un tour et un nœud au niveau de sa poitrine et en dessous de ses épaules. Elle est rapidement hissée dans les airs. Je l’entends crier.

-Dépêche-toi !

En un sens, je me sens déjà apaisé. La douleur est déjà moins forte dans l’épaule. J’ai l’impression que je pourrais me laisser couler et que cela me serait parfaitement égal. L’instant d’après, j’entends les nouveaux cris de Demelza, son bras tendu vers moi, ses yeux maintenant horrifiés. Et au même moment, la vague s’élève et m’écrase, m’emporte, me projette contre la paroi  du bateau dans une violence inexplicable inqualifiable, une force que l’on ne peut même pas imaginer. C’est comme si mes os se brisent mais le choc est tel que je n’en souffre pas.

Je suis éliminé.