Le fauve est allongé sur le dos, à mi-chemin entre songes et réalité. Son œil unique se ferme à intervalle de plus en plus lent, et bientôt, le sommeil saura le trouver. La peau du cerf, dans un patchwork peu ragoûtant de tendons en tout genre, couvre l’entrée de sa tanière.

Elle ne bouge pas, malgré le sifflement du vent extérieur. Il règne une ambiance douce, dénué d’oiseau chantant, ni même d’insectes bruyants. La lumière est pourtant visible, s’engouffrant sous la porte de fourrure, atteignant presque la fourrure bleutée du ronso.

Il est le début de l’après-midi, et sur la roche lisse, sept barres sont finement griffées. Oui, cela fait déjà sept jours depuis le début de ce mois chaotique, et il est toujours dans la course. Sur ces sept levé de soleil, il en a passé deux dans son nouveau repaire. Et pas une fois n’a-t-il croisé d’autre participants.

Seul au monde, seul contre tous. Oui, mais pour combien de temps ?

Et tandis que ces pensées dérivent vers ce sujet préoccupant, comme un coup du destin, c’est une odeur qui arrive jusqu’à sa truffe. Une odeur de ferme, de foin coupé, et de fumier. Une odeur qu’il aurait pu croire attitré à Fabrizio Valeri s’il n’y avait pas cet ajout d’effluves porcines.

L’œil unique s’ouvre immédiatement, chassant Morphée loin, très loin, de son corps. Bryke se redresse d’un bond agile, avant de s’approcher à quatre patte de son entrée. Tirant brièvement la peau, il se permet un coup d’œil.

L’effluve semble lointain, mais sa simple présence suffit à l’agacer prodigieusement. C’est son territoire désormais, à lui, et il n’acceptera aucun visiteur. Son regard a beau se poser partout, il n’entrevoit pas l’ombre d’un intrus. Seulement arbres enneigés, rocher stoïque, et neige étincelante.

L’hésitation ne tarde pas à le gagner. Que faire ? Il serait très certainement plus sage et malin de rester dans sa tanière, d’attendre que l’effluve ne disparaisse. S’il attaque, il prend le risque de griller sa cachette, et de devoir partir à nouveau. Non, il est bien plus intéressant de laisser couler.

Et pourtant, le fauve ressent quelque chose dans son propre corps. Une pulsion, un dégoût, une envie sauvage. Ce que cette présence étrangère peut lui déplaire, ce qu’il donnerait pour la chasser loin de ses terres.

Les pensées du fauve se reporte sur son expérience de la veille. Le cerf, cette sensation d’humanisation, cette réalisation de son changement au contact du Sanctum.

L’œil unique du fauve se plisse un instant. Soit, puisqu’il a décidé de se réconcilier avec son lui d’autrefois, il va écouter son instinct plus que sa raison.

Laissant son arme fétiche près de sa couchette, le fauve sort à l’extérieur muni seulement de ses griffes.

S’étirant un instant, il ne tarde pas à se laisser retomber à quatre pattes, pour mieux roder, agir, et laisser les coussinets sous ses pattes atténuer le moindre bruit.

Les traces qu’il laisse dans la neige ne vont pas tarder à se montrer problématique. Et à mesure qu’il s’approche de l’origine de l’odeur, il commence à envisager et jauger les arbres. Les branches sont bien trop fines pour supporter son poids. Pas le choix, il va devoir miser sur la hauteur des corniches pour trouver un promontoire d’où il pourra bondir.

L’odeur se fait de plus en plus proche, son oreille droite est prise d’un soubresaut. Oui, il est proche, très proche.  

Glissant presque sur la neige pour mieux s’approcher de la falaise, il s’aplatit une fois à son rebord.  

L’endroit est idéal, non seulement la présence de glace et de neige lui permet de se fondre parfaitement avec le décor. Mais en plus, la subtile hauteur de la corniche l’aide à mieux observer l’intrus.

Il ne tarde pas à être visible, un jeune humain, treize ou quatorze ans, tout au plus. Ses couleurs vivent ne laisse aucun doute, c’est un joueur, et un survivant. La boue et la saleté colle à son visage, tandis que ses cheveux noirs et gras sublime le look. Oui, un fermier, un serf, un civil…

Comment quelqu’un d’apparence aussi fragile a pu survivre aussi longtemps ? Ou bien, peut-être les fermes si excentrés n’ont pas reçu le message de lord Business ?

Peu importe le fauve, ce dernier observant les alentours, cherchant le chemin optimal pour le prendre par surprise, et l’éliminer.

L’humain ne semble pas avoir remarqué la créature qui rode. Pas plus ne semble-t-il ressentir le regard de prédateur. Il se contente de marcher, presque nonchalant, pour se placer sur un tremplin rocheux.

Le voilà qui s’assoit en tailleur, observant devant lui le paysage formant le domaine.

Quel inconscient… Bryke est dans son dos désormais. Le fauve, tel une machine parfaitement huilée, se remet en fonctionnement. Rampant au sol, dans un silence inquiétant, il s’approche, de plus en plus, de sa proie.

Son œil unique est fermement fixé sur le jeune homme, sa pupille c’est arrondi, grossissant à mesure qu’il s’approche. Encore quelques mètres, et il est fini.

L’humain s’agite un instant, saisissant sa sacoche avant de fouiller dedans. Le mouvement est suffisant pour forcer le ronso à s’immobiliser, tel une statue.

L’adolescent sort de sa sacoche une fine amulette, à l’effigie d’une tortue. Le fauve ne peut que la reconnaître, ainsi, il est un suivant de la déesse ?

Saisissant l’amulette à deux mains, l’humain prend une grande inspiration. Le ronso lui, reprend son déplacement, encore un mètre et…

« Etro, bienveillance incarnée, vous qui nous souriez, vous qui nous aimez. »

Le ronso s’immobilise à nouveau. Il prie ?

« J’ai… J’ai besoin que vous écoutiez ma prière. Ces temps sont troubles, et j’ai peur. J’ai peur que vous reniez ceux qui vous sont fidèle. L’avarice a remplacé leur foi, je vous en supplie, pardonnez-les. »

Le fauve est presque comme hypnotiser, ne bougeant pas d’un poil. Il écoute, bien sûr, il a déjà vu d’autres paladins et templier prier la dame de la montagne. Mais un simple fervent de la campagne, jamais. Et déjà, les différences sont flagrantes.

« Pardonnez mon père, car il ne souhaite que les études de ma sœur. Pardonnez ma mère, car elle rêve d’un meilleur lendemain. Pardonnez ma sœur, car elle ne désire qu’un avenir radieux. Pardonnez mon frère, car il ne veut que s’intégrer. »

L’œil du fauve se plisse, il en assez entendu. Son instinct lui hurle d’attaquer, de bondir, de surgir, d’enfoncer ses griffes dans cet inconscient qui lui tourne le dos.

« Et pardonnez-moi, Sainte-Etro. Car j’ai fui, car je n’ai pu leur faire face. Car… Je… Ne peux pas les arrêter… »

Sa voix se brouille, tandis que des larmes chaudes glisse le long de ses joues. Serrant un peu plus l’amulette, l’adolescent réitère ses prières, murmurant au vent ses excuses.

Sentant le moment de faiblesse, Bryke agite brièvement ses doigts griffues…

… Et pourtant, il ne bondit pas. Malgré ce que son instinct lui dicte, malgré ce désir ardent de vaincre sa proie. Il ne peut que voir un parallèle entre la scène devant lui et… une autre.

N’a-t-il pas été outré, quelques nuits auparavant, lorsque lui-même, c’est fait attaquer pendant une prière ? Souhaite-t-il vraiment infliger ça également à cet humain ? Sous simple prétexte qu’il veut se réconcilier avec ses instincts ? Non…

Il n’est pas un humain, il n’est pas un animal. Il est les deux, un hybride, un fauve. Sa foi, son amour pour la dame est ce pourquoi sa race a été créer. La férocité et l’instinct d’un animal, avec la foi et l’intelligence d’un humain.

Et plus jamais, il ne doit pencher que d’un seul côté de la balance.

Tout aussi agilement qu’il est venu, le ronso recule. Tel un félin, chacune de ses pattes retrouve le chemin de ses traces, empêchant l’apparition de nouvelles empruntes dans la neige.

Et tandis qu’il se réinstalle dans sa tanière, le visage inexpressif…

Il se sent bien, serein avec lui-même.