McMara gravissait les piliers du destin sur lesquels reposaient la Terrasse des Dieux et le Lit du Soleil. La terrible sorcière Bavmorda y avait établi son siège depuis dix longues années, condamnant le grand royaume d’Alania au froid et à la faim. Comme le Sage Semagus lui avait demandé, McMara avait donné une nouvelle chance aux humains qui l’avaient rejeté lorsqu’il perdit l’Epée de Lumière en Sidaria, les terres maudites.

« — Et comment ils font pour survivre, si ça fait dix ans ? demandait-on avec une once de taquinerie insolente.
- Ils ont plein de nourriture.
- Pour dix ans ?
- Bah oui..? Et puis il y a de la magie, alors ils font des copies des assiettes. C’est facile, duh.
- Mhm-mhm. »

Bref. La sorcière avait caché le soleil avec ses ailes, et elle demandait à ce que le Roi lui donne sa fille en sacrifice. Comme il ne voulait pas, elle continuait de faire du mal aux gens du royaume.

« — Et ce n’est pas un peu égoïste de la part de ton Roi ?
- On ne discute pas avec les méchants.
- En donnant sa fille, il aurait évité beaucoup de mal à ses gens…
- Oh tu m’embêtes ! »

Daisy se fendit d’une moue en rabattant Ioan sur ses genoux. Il se contenta d’un « pouc » sans heurt.

« — Puisque c’est comme ça, rends ! J’arrête de jouer !
- C’est toi qui m’a demandé de —
- [color:f678=#cc66ff ]Eh bah j’ai plus envie ! »

Sur ces mots, la petite humaine tira son éléphanteau rose des mains de sa sœur. « Plus du tout ! » surenchérissait-elle. Sans trop de ménagement, ne prenant guère acte de leur sensibilité de jouets, l’enfant précipita sa poupée de tricot nouvellement favorite et sa peluche bien-aimée près de son sac à l’effigie d’une princesse aux grands yeux d’or. Il se trouvait bien caché à l’abri du passage, sous le siège de métal de l’aéroport où, jusque là, Daisy battait des pieds dans le vide. Ô comme elle lui en voulait, à sa sœur, de ne pas comprendre ! — Mais sa contrariété disparut aussi vite qu’elle était venue, lorsque la voix familière de sa mère l’appela pour une glace.

Une glace. Ioan songeait. Voilà un temps qu’il n’en avait pas eu.
Voilà un temps qu’il n’avait pas vu son monstre généreux.
La trompe de l’éléphanteau se posa délicatement sur sa tête, prévenant qu’il était.

« Comment tu te sens ? » lui demandait-il, concerné. La poupée haussa mollement les épaules. Ce qui était, après tout, était. Il se réjouirait simplement de revoir le Père Noël quand cela se produirait. « Je ne sais pas ce qui leur a pris.. désolé que tu aies eu à subir ça. »

Ioan releva ses pupilles sombres sur son voisin, confus et interrogateur.

« Je n’aurais pas pensé qu’ils réagiraient tous aussi… aussi violemment aux dires de cet homme de LEGO. Le Lord Business. »

L’ancien garçon laissa ses épaules retomber, peu sûr de tout comprendre. LEGO n’était pas l’une des contrées du Monde de Daisy, sobrement nommé après sa créatrice, et dans lequel il avait, jusqu’à tout récemment encore, joué le rôle de l’héroïque McMara. Etait-ce, alors, quelque nouvelle contrée qu’il ne connaissait pas ? Il se redressait avec un léger entrain.

« J’ai bien cru que Jojo allait te jeter au chien… c-comme l’autre fois, avec Sid… » continuait son ami, la voix grinçante d’inquiétude. Ioan se souvenait bien que son camarade lapin était plus agité que d’ordinaire, ce matin. Il sautillait, encore, et encore, paniqué, comme souvent, grognant, comme toujours. Mais que criait-il cette fois ? Il ne s’en souvenait plus réellement. Il n’avait pas fait attention. « Comment va ton bras, hm, depuis cette fois ? » L’éléphanteau n’attendit pas de réponse qui ne viendrait pas, et soulevait le bras mou de la poupée : finement recousu, de fil en aiguille. Il expira de soulagement. « J’espère que ça ne te laissera pas de trace quand tu pourras repartir. »

« Et j’espère pouvoir récupérer mes couleurs… » C’est vrai qu’il en avait perdu. Ioan se serait fendu d’une moue, s’il avait pu. Si sa bouche cousue n’était pas si inamovible. L’éléphanteau avait aussi une petite déchirure à l’encolure. Lui et le lapin à une oreille s’étaient bien chamaillés, ce matin. « Mais tu as toujours les tiennes, » lui assurait l’éléphanteau, comme si cela devait mettre du baume au cœur de la poupée.

Ioan dodelina de la tête. On lui avait pourtant dit qu’il en manquait, de couleurs : et cela n’était que plus vrai dans son présent de poupée. Son tricot était bien terne. Il se releva. Ses yeux vides ou, au contraire, trop pleins de noir, parcouraient l’imposante nef où les géants suivaient de grands tableaux multicolores et lumineux. Ils furent de suite attirés par le mur de verre qui s’ouvrait sur leur droite, donnant sur une plaine de béton parcourue de vaisseaux plus grands que tous ceux qu’il avait pu voir jusque là ! Est-ce que l’ami qui l’avait amené ici s’y trouvait ? Intrigué, piqué en son coton, la poupée s’élança d’un pas maladroit. « P — petit ! » le pressait son compagnon de boîte à jouets. Mais il étendit sa trompe trop tard. L’enfant qui n’en était plus un l’avait quitté.

Il était toujours là, ce chemin. Ce chemin que Ioan voyait. Se laisser aller derrière les falaises de cuir vert, danser avec les pattes d’un caddie métallique, et glisser à l’arrière des escarpins qui servaient de fines jambes — il se retrouvait devant le mur de verre.

L’autre guettait. Droite. Gauche. Non, il voyait un humain s’approcher. Comment n’avaient-ils pas vu la poupée faire tout ce chemin ? Il attendit. Une seconde… deux… dix… trente… ! Il se hâtait jusqu’au jouet qui n’en était pas un.

Celui-ci attrapa sa patte à peine lui parvint-il, lui désignant l’un des avions.

« Qu’est-ce que tu v… »

Ioan se faufila sous sa trompe, jusqu’aux portes d’embarquement.

« Petit ! »

Il n’y avait personne, à ce guichet. L’éléphanteau le remarquait bien aisément ; s’en inquiétait, même ! Mais Ioan, lui, ne paraissait pas s’alourdir de telles considérations. Il trottait d’un pas pressé par la curiosité, le tricot de ses pieds épousant la moquette sans autre bruit que celui de ses quelques grammes. Il dévalait la pente douce où le sol se faisait plastique, et déboulait jusqu’à la Grand-Porte de métal. Sans hésiter, il sauta par-delà la frontière, se trouvant dans le géant fait d’il-ne-savait-quoi — et de tout autre chose encore. La poupée se retourna pour aviser son ami peluche. Pour sûr, il ne le forcerait pas à le suivre dans son exploration. Mais Ioan le pensait, il en était convaincu : quelque chose ici, quelqu’un, ce grand assemblage, pourrait bien le renseigner sur celui qui l’avait amené ici ! L’idée l’enthousiasmait, tant il regrettait, encore, de ne pas lui avoir dit au revoir comme il l’aurait dû.

L’éléphanteau rose secoua négativement la tête. « Reviens avant que les humains n’arrivent. S’ils te… »

Ses yeux figés furent attirés par une petite lumière clignotant au-dessus de la porte coulissante.

« Oh non ! » se comprimait sa voix !

— — —

La peluche ne savait toujours pas pourquoi elle était montée dans l’avion. Un clignotement, et quoi ? Qu’avait craint l’éléphanteau ? Elle se rouvrirait quand les humains viendraient prendre leur place. La poupée ne semblait pas s’en inquiéter, s’aventurant sous et sur les sièges et, désormais, se risquant par-delà le rideau bleu qui séparait la première et la seconde classe. Mieux valait ne pas trop s’éloigner de l’issue. Si la porte s’ouvrait, il leur faudrait sortir rapidement, et rejoindre Daisy !

Ioan, pour sa part, s’étonnait de l’inertie de ce lieu. Trop calme. Trop poli.

Quelque chose en lui lui susurrait qu’il attendait une opportunité — quoi ? — pourquoi ?

Il perçut, petit à petit, le ronronnement du moteur sous ses pieds. Le géant aux ailes rigides lui communiquait comme il était heureux d’avoir, ici, un passager aussi plein d’entrain. Il se faisait discret, pourtant. Comme un chat joueur avant de passer à l’attaque. L’ex-enfant se le demandait : que préparait-il, oui, ce vaisseau si particulier ?

Une douce secousse le fit basculer en arrière. Bonk.

Etait-ce donc ça ? Voulait-il le chahuter, un peu ? Ioan peinait à comprendre. S’il pouvait parler, s’il pouvait lui demander…

« … pourquoi l’avion bouge ?! » L’éléphanteau l’interrompit dans sa pensée, courant jusqu’à l’avant de l’engin et faufilant sa trompe dans une porte lointaine. Il se retourna bien vite, l’urgence faisant frémir ses fibres synthétiques. « I — il n’y a pas de pilote non plus ?! »

Voilà un vaisseau qui avait de l’initiative, se disait la poupée, un sourire paisible, invisible, aux lèvres. L’idée le charmait !