Le lendemain, toujours au petit matin.

La pauvreté, devoir travailler trois fois plus pour trois fois moins. Travailler le jour, avoir une occupation peu enviable, créer du dégout et du mépris dans le regard des gens rien qu’en passant dans la rue, parfois même, pour qui ose, se faire cracher dessus. Et se dire… Ouais, qu’on n’est pas responsable si les gens payent pas leurs dettes. Ça aide à dormir la plupart du temps.

Je cogne.

Se lever tôt le matin, quand il fait trop frais pour que cela soit agréable, gagner la forêt pour faire le tour des pièges, voir qu’il n’y a pas grand-chose d’autre que des mulots qui ne nourriraient pas plus qu’une chouette désespérée.

Je cogne.

Le tronc de l’arbre mort se fend, j’insiste et parviens à en obtenir quelques bûches que je rajoute sur le cacolet que je porte dans le dos. Rentrons. Je réfléchis en chemin, ou plutôt je m’énerve tout seul.

Peut-être que je dormirais mieux si le salaire qu’on me versait pour faire des trucs passablement dégueulasses était plus convaincant.

J’avais longtemps fait ce rêve, celui de retrouver un coeur, le mien, de savoir réellement que c’était de ressentir, pas juste s’en souvenir. Aujourd’hui, la plupart du temps, tout ce que je ressens c’est du dégout, de la lassitude. J’en ai marre, tout simplement.

Apparemment cette petite sortie n’aura pas réussi à apaiser ma frustration. Un instant je revois la silhouette noire et les cheveux rouges aperçus hier.

J’ouvre la porte de la maison et je l’aperçois appuyée devant la fenêtre. Alors elle est revenue sans que j’aie eu besoin de m’excuser. Elle tient quelque chose entre ses mains, semble concentrée dessus, elle ne lève même pas les yeux vers moi. Je ne dis rien, je laisse tomber les bûches avec une certaine négligence près de l’âtre, ce qui ne manque pas de faire un bruit assourdissant. Je la regarde, toujours rien.

Je m’approche de quelques mètres et remarque la lumière fluctuante que ledit objet projette sur son visage. Puis j’entends de la musique et une voix lointaine. Je comprends.

-Tu peux me dire ce que tu fais avec ça ?

Elle lève les yeux vers moi sans grande conviction.

-Ca ? Euh…

Elle me tend l’appareil.

-Bah je viens de l’acheter.

Il faut toujours qu’elle achète des trucs idiots quand elle est contrariée. Je lève les yeux, m’apprête à dire un truc puis saisis le gummiphone entre mes mains pour regarder l’image.

-C’est San Fransokyo ! Ça a l’air génial non ? J’adorerais voir une ville comme ça. Il faudra qu’on y aille un jour, ensemble.
-Et tu as l’argent pour acheter ce genre de trucs ?

Je regarde la vidéo de la métropole, des buildings immenses, cela me ramène nécessairement à cette autre vie, dans une ambiance autrement plus sinistre, llusiopolis. Je lève les yeux vers elle et constate qu’elle semble à présent réellement contrariée, aigrie.

-Si tu crois que ça me fait plaisir de vivre cette vie minable.
-C’est de ma faute, donc ? Tu crois que je suis ravi d’aller marcher dans la boue le matin, ramasser de la merde et couper du bois ?
-Non. C’est pas ce que je dis. Mais tu as toujours l’air de me reprocher d’aspirer à mieux, d’avoir des rêves, de me faire plaisir, alors que…
-Alors que ?
-Bah ça me permet de tenir le coup. Je ne sais pas comment tu fais, c’est peut-être parce que tu n’as pas toujours vécu ici mais…
-Tu veux qu’on parte d’ici ?
-Non… Enfin oui, peut-être un jour mais pas tout de suite.

J’ai posé la question sans réfléchir, je ne saurais même pas où aller. Ici j’ai réussi à m’installer, j’ai réussi à trouver une relative stabilité sans me faire remarquer. Est-ce que je veux vraiment prendre le risque de perdre le peu que j’ai parce qu’on est pauvres ? Et puis partir avec elle, qu’est-ce que ça voudrait dire, à quoi cela mènerait-il, est-ce que j’aurais une responsabilité vis à vis d’elle ? Pas sûr que ni elle ni moi ne soyons prêts pour cette étape. Et elle semble l’avoir compris.

-Il faut que je trouve un moyen de gagner plus. Les usuriers me payent une misère, c’est plus possible.
-T’es intelligent, tu dois bien savoir faire autre chose. Tu pourrais travailler pour des gens plus importants.

Je ris de moi, avec ironie.

-Non, ici, tout ce que je sais ne sert à rien, en tout cas pas dans les faubourgs. Ici les gens n’ont d’argent pour rien d’autre que pour survivre.
-Oui mais… Si tu essayais d’aller travailler en ville. Travailler pour les gens de la haute ou même, pour le roi ou le clergé.

Combien de fois y ai-je pensé à cette éventualité ? C’est là que se trouve le coeur du royaume, c’est là que l’argent est dépensé, mais c’est également là qu’il se passe le plus de choses, là qu’on voit le plus d’étrangers et de journalistes.

-Tu sais bien que j’évite les foules.
-Oh écoute Isa, tu sais bien qu’il faudrait un sacré concours de circonstances pour que quelqu’un te filme et que quelqu’un qui te connaisse t’aperçoive sur un écran quelque part dans le monde.

Quelle petite maligne. Je m’approche d’elle et essuie la poussière qu’elle a sur le nez avec mon pouce, puis je prends ses deux mains de part et d’autre de son corps et les maintiens sur le meuble en guise d’appui. Elle reste muette, surprise, et me regarde embrasser ses lèvres sans une once de permission.