Tourne, et tourne, et tombe, et tourne…
Plus d’air. Plus de voix. Que d’élévations et de chutes. Encore, et, de grâce, une fois de plus.
Tourne, et tourne, et tombe, et tourne.
L’eau s’infiltre, étreint, alourdit, saisit.

Tu luttes d’abord, tu remontes le cours des choses qui tournent, et tournent, et tombent, et tournent.
Puis elles te fauchent, puis elles t’emmènent.
Et tu es lourd, et lourd, et tourne, et tombe.
Et tu cesses de lutter. Et tu te laisses entraîner.


Ioan entrouvrit les yeux. Le col de son beau manteau blanc taquinait le bout de son nez rougit, léger.

Il faisait bon être ici ; un espace douillet. Froid, et chaud, tout à la fois. Recroquevillé sur lui-même, l’enfant reproduisait sans trop y penser les rondeurs d’un monstre généreux qu’il avait connu. Il lui manquait, peut-être. Ioan caressait l’idée de ressentir de nouveau sa chaleur et sa sagesse, comme on se retourne sur des amis et des connaissances que l’on n’a pas vu depuis un temps, mais qui restent, indéniablement, gravés en soi. Quelque part.

Le rond, le cercle — ces formes lui étaient confortables, agréables. Il les appréciait. Elles étaient douces, et sans angles abrupts aux coins desquels se heurter.

Chen était un bien tendre Soleil.

Ses jambes repliées contre son torse, la tête enfouie dans son col, le garçon prit un temps pour se laisser aller aux attentions de son grand manteau — trop grand pour lui. Ses doigts remuaient entre ses plis, et y capturaient, d’aventure, toutes ses subtiles imperfections, qu’un peu de nettoyage ne laissaient partir.

Comme il en avait vécu des choses, ce manteau ! Ioan s’interrogeait sur chaque pan usé, chaque effilage. Parfois, il s’imaginait des courses-poursuites haletantes entre des maisons sans fenêtres ; parfois, il songeait aux errances d’une âme courageuse dans un bois sombre que les bêtes avaient fui… Du bout de son index, il traçait le périple imaginaire d’un être qu’il ne connaissait pas, mais qui, ce manteau, il en était certain, avait chéri.

Car malgré les aléas, on en avait pris soin.

Un frisson.
Ioan se redressa d’un coup. Ses doigts ! Il avait —

Son manteau tomba en poudreuse sur ses épaules.

Disparue, la cellule où on l’avait précipité — et tourne, et tourne, et tombe, et tourne — peut-être ?

Autour de lui, il reconnaissait un paysage familier.
Il retrouvait sa clairière.

Il retrouvait ses doigts, son corps. Ioan ne put retenir un fin sourire, bienheureux.

Il humait l’air dont il se figurait la fraîcheur, et relevait la tête vers le ciel. Elle n’était pas là, la Lune. La nuit était noire, et sans étoiles. Voilà qui était étrange, songeait l’enfant, laissant sa tête s’alourdir, car Elle n’avait jamais manqué l’un de leurs entretiens ici. Souvent, les nuages les faisaient se perdre de vue ; mais pas en ces lieux. Ici, malgré leur tempérament joueur, ils avaient toujours eu l’amabilité de ne pas les séparer.
Le garçon tendit la main.

Où était-elle sa perle, cabossée, imparfaite, mais pourtant si enchanteresse ?

Pourquoi s’entêtait-il à la chercher ? murmurait la brise, portant les soupirs d’âmes aigries.

Grinçaient les arbres, au bord de la clairière, agacés, sinistres. Pourquoi ne s’occupait-il pas d’eux ? Pourquoi la Lune l’intéressait-elle tant ? Qu’avait-elle de plus ? Ne faisait-elle pas que pleurer un goujat qui ne lui accordait que très occasionnellement son attention ? Son temps ? N’y avait-il pas autre chose dont il devait s’occuper ? D’eux, du bois qui se meurt mais bouge encore ? D’eux.
Oui, d’eux.

Ils se refermaient sur lui, lentement. Et il ne le remarquait pas. De branche en feuille, de racine en terre, le bois étendait sa rachitique ramée d’un rêve à l’autre.

Pourtant l’enfant écoutait. Il cherchait, du bout des oreilles, un bruit curieux ; une complainte résolue. Une autre.

Tic-toc.

Une voix étouffée, qui l’appelait à l’aide et le mettait en garde.

Tic-toc.

Contre quoi, exactement ? Le garçon laissa ses yeux couler sur ses mains. Il décomposait leurs gestes avec une infinie lenteur, admirant leur complexité. Il ne les avait pas perdues si longtemps, et pourtant, cela lui avait semblé une éternité, ou deux. Un profond, saisissant sentiment de joie l’étreignit ! Il naissait au plus profond de sa poitrine et renversait tout en lui jusqu’au bout de ses orteils ! — L’enfant se laissa retomber en arrière, les bras écartés. Il brassa sur son torse la poudreuse et les pierres couleur mer, feu, lilas et sable qu’on y avait oublié ; les éclats d’or et d’argent qui se faisaient leurs traînes. Il les lançait au ciel, pour que s’y accrochent, peut-être, quelques de ces gemmes. Mais elles retombèrent en étoiles filantes dans la neige, et la poudreuse le couvrit d’une fine bruine.

Tic-toc.

Il n’avait pas le temps. Pourquoi ? Il y avait quelque chose de différent. Quoi ? Il se leva. Une faible lueur au coin de son regard lui chuchotait quelque piste inaudible, de celles qu’il avait toujours suivies. Ioan éleva la main. Il cherchait une aspérité dissimulée dans l’obscurité du firmament. Ce ciel n’était pas comme il l’avait été. Il avait perdu sa profondeur. Il avait perdu ses lueurs, ses mondes. Les doigts de l’enfant trouvèrent le souffle chaud d’un vil imposteur. Le garçon soupira brièvement, déçu de ne s’être pas rendu compte de la supercherie plus tôt ; il tira sa sombre écharpe du ciel, qu’elle recouvrait négligemment. Farceuse écharpe, il s’en souviendrait.

C’était donc pour cela que Ioan ne voyait pas la Lune, ni les étoiles. Elles ne l’avaient pas oublié.
Elles n’étaient, pourtant, pas là ; pas cachées derrière le voile qui lui avait obscurci la vue.

Une puissante, radieuse, étouffante lumière s’engouffrait dans la clairière ! C’était le Soleil qui l’observait.

Pris en traître, Ioan, comme le bois, se figèrent.

L’astre mettait en évidence le grotesque des formes des arbres, le fin de leurs troncs, le troué de leur écorce. Comme s’ils en avaient honte, ou que de les voir si clairement diminuait leur conviction pour lui substituer un triste pathétique, ils s’immobilisèrent.

Il aveuglait l’enfant de toute Sa superbe. Le Soleil : si impressionnant, sans autre pitié ou miséricorde que celle que lui aménageaient le vent et l’ombre. Ioan se refusait à le quitter des yeux, cette fois. Mais que pouvait-il faire contre son ardente beauté ?

Tic-toc. Tic-toc. Tic-toc.

Il tituba maladroitement. Son genou heurta sans bruit et sans douleur le coin d’une table étroite.

Le garçon cligna les yeux, et rabaissa la tête.

Parties la neige, la clairière, le bois ; restaient des champs d’êtres plantés entre des tables étroites, maintenus par des chaises-tuteurs.
Ioan voulut retrouver le Soleil, le questionner.

Mais il avait profité de sa courte inattention pour se dissimuler derrière un plafond rugueux. Les longues lampes qui tentaient de le remplacer faisaient pâle figure à côté de son écrasante présence. Leur lumière était froide.

Tic-toc.

Le garçon se penchait sur la jeune fille à ses côtés. Ses cheveux étaient précisément coupés au niveau de sa nuque, sans que l’un d’eux ne se détache du reste, ne serait-ce que par pur esprit de contradiction. Ioan passait la main son son propre crâne, où les siens s’emmêlaient comme il leur chantait, fort peu disciplinés. Ses lèvres se pincèrent — il s’accroupit. Ce faisant il passait en-deçà du niveau de la sombre veste de cuir de son sujet d’étude du moment. Elle avait des traits jeunes, le visage allongé, et de longs cils par-dessus un jardin couvert. Elle fixait sa table et les quelques feuillets couverts de symboles qui la recouvraient. L’enfant dévorait cette expression du regard ; son intensité. Tout se jouerait maintenant, en cet instant précis — et l’horloge tournait. Et comme elle tournait, les traits de la jeune fille se creusaient. Ils manifestaient une forme d’inquiétude pressée, maintenue en laisse par une efficace détermination.

« Je peux t’aider ? »

Elle ne releva pas les yeux vers lui, ni ne bougea.

Sans réponse et sans un mot, Ioan se releva. Son regard balayait le corps fin et les mains de sa non-interlocutrice. Elles lui étaient familières. Elles étaient petites et sèches. Ses doigts se trouvaient légèrement boudinés, mais ils renvoyaient vigueur et force.

Tic-toc.

Ce bruit. Encore. L’enfant le cherchait des yeux et des oreilles.

Tic-toc.

Il prit une inspiration. Il laissait l’air emplir ses poumons. Il le laissait le rendre léger. Le porter. l’emporter. Il le laissait l’emplir et le faire s’élever. Ses pieds raclèrent contre le sol. Lourdement d’abord, puis, petit à petit, seules leurs pointes remuaient encore contre les dalles de plastique. Il flottait — il volerait, vraiment, cette fois. Il sourit. Il n’avait gagné que quelques dizaines de centimètres mais comme il voyait plus, plus loin ! Les terrasses de têtes qu’il surplombait s’étendaient si loin qu’il peinait à distinguer, à travers une brume naissante, toute sa surface.

— Quelle brume es-tu ? l’interrogeait-il tout en s’en approchant ; et elle paraissait toujours reculer, avant qu’il ne puisse la toucher.

— Quelle brume es-tu, qui me fuit ? lui demandait-il, silencieusement.

Tic-toc.

Mais elle ne lui répondait pas. Elle non plus, ne lui répondrait pas. Cela ne lui pesait pas, en vérité. Ioan était habitué à se disperser en questions qui ne recevaient, au final, presque jamais de réponses. En lui, son esprit se dissolvait, sans cesse, en mille images et mille mots qui ne trouvaient d’écho que dans ses propres pensées. Elles se perdaient, finalement, notes inaudibles dissimulées dans le fond d’une symphonie dont elles ne jouaient pas la mélodie.

Les pointes de ses pieds retouchèrent le sol.
Il n’y avait plus de vent pour l’emporter.

Ioan regardait autour de lui les faces tournées vers ces carrés de bois sur lesquels il n’y avait rien. Comme ils étaient différents, ces humains-ci. Il le remarquait à peine.
Il s’approchait, intrigué.

Le silence étouffait des murmures qu’il cherchait à saisir. Un pas. Deux, trois, quatre, cinq, six, sept — plus. Comme ils étaient lisses, sans aspérités. Leur poitrine ne se soulevait pas à la recherche d’air ; leur gorge ne s’animait d’aucun déglutissement occasionnel. Ah. C’était donc ça. L’enfant se fendit d’un tendre sourire. Là, loin des regards indiscrets, reposaient des pantins sans vêtements, à la peau de marbre, de plastique ou de métal. Est-ce qu’ils voulaient tant être pris pour des humains, qu’ils tentaient de se mêler à eux ? Pourtant, peu seraient ceux qui s’y tromperaient. Pensaient-ils les hommes si absorbés par leur propre chemin, leur propre histoire, qu’ils ne relèveraient pas le nez pour constater que ceux qui les entouraient n’étaient pas des leurs ? Ceux-ci n’avaient plus de visages, et, surtout, plus de bouche pour susurrer la supercherie à qui passerait, forcés au silence par un accord tacite et ancien ; une fidélité due à la Cause. Leurs cheveux étaient peints, de leur crâne au long de leurs omoplates, puis sur le cours de leur échine. Ioan remontait la tête sur le haut des terrasses humaines. Ils étaient si petits d’ici. L’enfant ne discernait presque pas leurs traits, devenus de grossières tâches de couleurs. « C’est comme ça que vous arrivez à vous faire voir comme des humains ? Eux, ils peuvent pas voir la différence d’ici. » Il sourit finement. Si tel était ce qu’ils désiraient, qui aurait-il été pour ne pas être heureux pour eux ?

Le pantin face à lui, aux longs cheveux roux, posa ses orbites lisses et vides sur son visage. Ioan le détaillait longuement, interrogateur. Il avait un corps féminin, et de hautes pommettes sur une face émaciée. « Est-ce que je peux t’aider ? »

Son interlocuteur muet tendit la main, sa paume vers le haut — l’enfant allait y glisser la sienne.

Tic-toc.

Encore ! Ioan regarda autour de lui.
Le vent se levait. Un autre vent. Le vent qui soufflait l’orage.

Tic-toc.

Et avec lui, d’un cri et d’un grognement, il emporta tout sur son passage. Partis ! Les hommes, les pantins, les tables et le plafond ! Ils s’envolaient, disparaissaient dans un marasme sombre et sans lumière — haut, si haut ! Mais le garçon était lourd. Ce vent-ci le repoussait. La pluie s’abattait sur ses épaules, inlassablement. Elle imprégnait chaque pli de son écharpe, de sa tunique — elle leur pesait, boulet élégant et insaisissable. Les semelles de ses chaussures restaient profondément ancrées dans le sol. Celui-ci vieillissait, s’effritait : y serpentaient des craquelures qui s’agrandissaient en fossés et en ravins, s’y tordaient la terre et les racines, qui s’étendaient en fragiles mains jusqu’à ses chevilles.

L’enfant prit une profonde inspiration. Il cherchait l’odeur du bois humide, et la fraîcheur du vent.
Mais il ne les ressentait pas. Elles n’étaient pas là.
Les pierres se fendirent.
Il glissa.
Il tomba —

— et tombe, et tourne, et se cogne et chute.
Et se rattrape, et glisse, et se heurte et se perd.

Tic-toc.


Ses mains sont sales. Ses ongles se cachent sous un vernis d’argile. Le noir du ciel et le noir des profondeurs ne font plus qu’un. Les parois de terre qui se serrent contre lui se gorgent de plus et de plus d’eau, jusqu’à en devenir boue, jusqu’à ce que suppure une eau croupie dans laquelle il s’enlise. Qu’importe qu’il tente d’attraper les racines ! Elles lui échappent. Qu’importe qu’il s’agite ! Il ne fait que creuser le trou où il s’enferme.

Il condamne sa bouche, pour ne pas embraser ses poumons.
Il clos ses paupières, pour ne pas plâtrer ses yeux.

Tic-toc.

Et quand il ne peut plus — quand le corps avant la raison intime de lutter pour une bouffée d’air frais…

Ioan ouvre les yeux. Son torse se soulève et s’affaisse, comme s’il avait couru une bien difficile course. Le col blanc de son manteau essuie le bout de son nez ; d’un soubresaut surpris, le garçon se redresse.
De retour. Sa clairière, bordée d’un bois grinçant, bercée par la Lune et les étoiles.

L’enfant se laisse retomber en arrière. Que d’aventures !

Tic-toc.

Tout proche.

Tic-toc.

Ioan s’assied en tailleur. Il se laisse guider par les tics et les tocs ; il ignore les joyaux cachés dans la neige, les colliers et les bracelets que l’on a oublié, d’un temps à un autre. Il repousse la poudreuse, écarte un masque travaillé. Sous le drap blanc qu’il soulève se dessine un cercle parfait, une figure régulière surplombant un corps raide et rectangulaire, creusé et blessé. Tic-toc, fait-elle, l’horloge — et pourtant, ses aiguilles sont restées figées ; le verre qui protégeait son pendule a cédé. Elle a mauvaise mise, se laisse-t-il penser. Elle se sent bien triste.

« Tu m’as appelé ? Tu voulais me dire quelque chose ? » demande l’enfant, doux. Il caresse son bois du bout des doigts, et grimace au senti du vernis qui fut pelé, bout par bout, ne laissant que des planches à nu.
Comment peut-elle ne pas frissonner, alors, cette horloge ?

Tic-toc.

Il n’y a plus de temps.

Tic-toc.

L’enfant s’éveille sur un promontoire de lignes métalliques.
C’est un nouveau jour.