« Nous sommes Celui qui Fut, qui Est et qui Sera. »

L’immensité onirique, ces mondes à perte de vue. Ces possibilités imaginables, ce vide grandissant et dévorant. Le froid, l’eau, dormir. L’océan des rêves et des cauchemars. La chute cosmique… Nous glissons irrémédiablement vers une nouvelle réalité. Les parois s’écartent puis nous tombons.

Une chute lente et vertigineuse, entre milles réalités, nous en rejoignons une. Un bref éclair de lumière et nous voici dans un nouvel océan, près d’une plage. Le Nouveau Monde, encore. C’est exactement ce que nous cherchions.

Nous observons patiemment ce qui se déroule. Le rêveur est un homme qui semble être influent dans la communauté des blancs. Le ciel est d’un bleu limpide, le soleil éblouissant. Tout semble plus lumineux et envoutant que dans le rêve de l’autochtone. Une terre d’espoir, une terre convoitée, une terre d’avenir pour les immigrants.

Toute cette lumière nous dégoûte. Un voile enchanteur qui ne correspond pas la triste réalité, notre réalité.


« Pathétique… »


Cependant, notre sombre plan nécessite de susciter l’envie, le désir… L’orgueil.

Ils creusent. Qu’importe le terrain et la logique, l’homme gorgé d’espoir crie des ordres à tout va. Des mineurs d’une rare énergie se démènent pour déblayer la terre avec avidité, eux aussi entraînés par le furieux envie de découvrir de l’or.

Car il s’agit bien de cela ici. L’or, la terre. Se noyer dans l’opulence matérielle pour tenter de se cacher du monde réel. Un vain espoir de salut avant d’emprunter le nouveau chemin, là où tout se finit et où tout commence. Les astres se meuvent avec rapidité, le temps passe vite ici.

Sous le soleil, les étoiles ou la Lune, les ouvriers s’affairent tandis que la terre se dégage les premiers filons d’or. Cependant, c’est là que nous intervenons : il n’y en a pas autant que souhaiter. De bien maigres veines, dont on ne peut sortir que quelques échantillons d’or pur et propre.

La colère semble monter petit à petit dans l’esprit de l’homme aux commandes. Il hurle de plus en plus, au point de devenir rouge comme du sang.


« Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire ?! Creusez plus ! C’EST MON OR ! REDOUBLEZ D’EFFORTS, BANDE DE FAINÉANTS ! » crie-t-il.

Nous ricanons dans les profondeurs, peut-être même un peu trop. Nous finissons par attirer son attention et il s’avance, accompagné d’un bien maigre assistant et d’un petit chien tout aussi ridicule. Ils contemplent l’océan, l’air songeur.


« Vous avez entendu quelque chose ?
- Non, Monsieur !
- Hum… »

L’assistant et le chien s’en vont nonchalamment tandis que nous maintenons l’attention du rêveur sur l’eau… Sur un mètre, l’eau se met à bouillonner et un visage apparaît, suivi d’une voix masculine forte et très… Lente à la fois. Profonde.

« John Ratcliffe. » disons-nous.

Il plisse les yeux comme pour mieux discerner les traits qui apparaissent devant lui. Peu étonné, il reste sur place, main sur la garde de son épée, attendant la suite.


« Les Sauvages vous mentent. Ce sont des menteurs. Des bons à rien. »

« AH ! » lance-t-il, arborant un air désabusé.

« Je ne le sais que TROP bien ! J’ai toujours dit qu’on ne pouvait pas leur faire confiance. Vous ne m’apprenez rien !
- L’or que tu cherches… Le désires-tu vraiment ? Que serais-tu prêt à faire pour l’obtenir ?
- Vous savez où est l’or ?! Dites-le-moi séance tenante ! »

Il mord à l’hameçon.

« Je te dirai où est l’or mais en échange tu devras faire quelque chose pour moi… Es-tu d’accord ?
- Oui ! OUI ! Où est cet or ? Où les Indiens le cachent-ils ?!
- Je te le dirai… Bien assez tôt. »

Puis nous disparaissons dans les profondeurs de l’océan. Nous nous réfugions dans les plus profondes ténèbres où nous ricanons presque bêtement de la supercherie que nous sommes entrain de monter en toute impunité. Le spectacle sera divertissant et lorsqu’il sera fini… Ils seront tous à nous… Absolument… Tous.

Quelques créatures marines nous regardent avant de voir leurs formes changer, se mouvoir au gré du temps qui passe. Là où nous sommes, même l’éclatant soleil de Ratcliffe ne peut nous atteindre. Nous nous complaisons de sa colère contre les Indiens, de son orgueil qui pourrait détruire ce monde… Un bien triste personnage… Qui n’accomplira rien, sauf notre volonté.

Une présence.

Une nouvelle énergie est arrivée, comme une onde parcourant ce monde de sa bienfaisance…


« C’est donc… Cela. »

Nos yeux dorés observent les profondeurs en quête de cette voix mielleuse, ancienne. Une voix réconfortante, de la grand-mère protectrice. L’eau froide de l’océan se réchauffe soudainement et une tornade d’algues dévoilent une paroi rocheuse colonisée par des plantes aquatiques dans laquelle se forme un visage.

« Tu es la… Chose qui perturbe les rêves des habitants de ce monde ? Qu’est-ce que tu es ? Tu es un sans-cœur ? Les humains m’appellent « Grand-Mère Feuillage ».» demande-t-elle.

Elle ne semble pas vraiment agressive, du moins pour l’instant. Nous prenons la forme de notre jeune fille habituelle, flottant dans les eaux calmement pour s’approcher de ce grand visage usé par les millénaires.

« Nous ne sommes pas un sans-cœur… Nous sommes bien plus que cela. Nous sommes Celui qui Fut, qui Est et qui Sera. Ne te met pas sur notre chemin ou tu devras… En subir les conséquences.
- Laisse donc les habitants de ce monde. Il y a déjà suffisamment de souffrances ici. Retourne dans les ténèbres d’où tu viens et ne reviens pas ici. »

Je ricane. Je contemple la paroi rocheuse, modifiée par l’étrange être venu nous confronter, des anémones dégagent des couleurs chaudes, perturbant la sérénité des ténèbres des profondeurs. De notre côté, une marée de poissons et de créatures aquatiques malsaine se joint à nous pour former un essaim d’animaux aussi étranges qu’inquiétants.

« Je te propose un marché. »

Pas de réponses. Signe que cette entité n’est pas si résolue que cela. Prête à discuter… Prête à se soumettre… Prête à céder. Il suffit d’une idée, d’un souffle, d’un instant pour planter les graines de la corruption, de la vérité. Lorsqu’un raisin est pourri… Le reste de la grappe suit inévitablement.

« Laisse-moi user des humains du village d’Indiens. En échange, je débarrasserai ce monde des vermines qui pullulent sur ces plages autrefois immaculées.
- Certainement pas ! Je ne sais pas qui tu es. Tu n’es peut-être pas un sans-cœur, mais tu es un monstre. Je ne passerai pas de marcher avec toi. » répond-t-elle, sûre d’elle-même.

Je souris. Puis commence à reculer pour rejoindre les ténèbres de l’océan, non sans lâcher une ultime réplique provocatrice.


« Alors… Nous te tuerons et nous parcourrons cette terre en la souillant en ton nom. Ha ! Ha ! Ha ! »

Au fond de la mer, nous dormons. Tel un trésor enfoui, nous attirons toujours les rêveurs en quête de gloire, de richesses ou d’histoires. Ils viennent à nous, émerveiller par nos promesses et leurs propres espoirs. Et puis, lorsque la réalité vient les rattraper, ils sombrent avec nous dans les profondeurs, sans se rendre compte qu’au final, ils alimentent eux-mêmes leur propre désillusion.

Nous sommes ce qu’il y a de pire, nous faisions partie de ce qui était le meilleur. Un geste extrême pour tenter d’échapper à la réalité mais tôt ou tard… Les vieux démons finissent toujours par revenir…

Nous ferons festin sur ce monde embrasé par la colère et la haine. Nous dévorerons l’espoir, la lumière et l’amour. La vérité triomphera et l’heure du crépuscule sonnera notre avènement. Tous s’inclineront et tous comprendront qu’il n’y a pas pire ennemi que soi-même…

Ha ! Ha ! Ha ! Ha ! Ha ! Ha !

Que les ténèbres soient !