« Eh bien je veux voir ! »

Un lapin à l’oreille unique, rendu impatient par le temps et l’usure, cognait contre les parois d’un carton en équilibre. « Non ! » imploraient certains ! « Aïe ! » présumaient d’autres ! La boîte chancelait et, bientôt, basculait — et toute tentative pour l’en empêcher ne faisait qu’ajouter au chahut qui précipitait sa chute.

Le carton s’ouvrit, précipitant, avant de lui-même s’y laisser tomber, son contenu vers un carrelage jaune et bleu, parfois décoré de fleurs ivoire. S’y écoulait une averse de jouets de toutes les couleurs ; et de toutes les formes, et de toutes les matières.

Ioan se laissait simplement porter, comme souvent. Tel l’enfant qui craint le premier tour d’une attraction inconnue, il finissait par aimer la sensation de laisser-aller que la descente lui prodiguait. Son regard suivait les formes de ses nouveaux compères jouets, qu’il peinait à distinguer avec précision tant il prenait en vitesse ; il entendait, cependant, leurs cris surpris, et le fracas des plus lourds qui touchaient déjà le sol.

PAM ! fit la locomotive de bois, perdant dans la manœuvre une roue en quête de liberté ; Shpok fit Ioan, s’étalant sur ses vitres vides ; Shcling ! s’offusquait le singe à cymbales qui prit le garçon pour un matelas propre à amortir sa chute ; Kong — plic plic plic ploc… s’écartaient les cubes lettrés, bien peu enthousiastes à l’idée de se trouver ainsi violentés et éparpillés.

L’enfant évaluait le rêche de la fourrure du singe au-dessus de lui. La sensation avait cela d’étrange qu’elle paraissait assourdie, tue, par sa propre laine. Un pincement le saisit au rembourrage : ses doigts lui manquaient. Comme il aurait aimé pouvoir apprécier de cette fourrure toutes les aspérités !
Mais il ne lui restait plus qu’une impression grossière, imprécise, de ce qu’il touchait. Ioan se figurait plus ce qu’il touchait, qu’il ne le ressentait. Son regard, pour sa part fort peu affecté par sa nouvelle forme, se porta sur le plafond blanc à la couleur cassée par les années, et ridé de craquelures.

Le garçon esquiva sans le chercher le carton, qui préférait s’écraser sur ses voisins. « Pas encore ! » râlait le lapin, de nouveau prisonnier. « Retirez-moi ça tout de suite ! » Le garçon profitait de la roulade experte du singe qui lui avait pesé pour se redresser.

Il tituba maladroitement sur quelques pas. Ses pieds trop mous peinaient à suivre son rythme normalement léger. Autour de lui, une antre de surfaces brun-jaunes lisses s’élevait sur d’interminables mètres. La table toute proche était telle une arche démesurée, élevée pour les géants. Il levait la tête, tentant d’évaluer le nombre de « lui » qu’il faudrait, pour en atteindre le sommet.

Un… deux… trois…

« SORTEZ-MOI DE LA !!! »

… un… deux…

« TRAÎTRES !!!!! »

… deux… trois……

« Je m’en souviendrai ! Je note ! »

Un… deux… trois… quatre…

Le piétinement régulier du lapin l’empêchait de se concentrer. Ioan se tournait dans sa direction. C’était la première fois qu’il voyait l’extérieur du carton, qu’il y faisait attention : il était bardé de symboles communs mais auxquels l’enfant ne parvenait à prêter aucune signification. Sa face était lisse, contrastée par des lignes brun foncé qui quadrillaient ses faces inertes. Le garçon fit quelques pas vers lui. Après tout, ne demandait-on pas de l’aide, là, en-dessous ? Les autres jouets n’en faisaient pas cas, leur ouïe peut-être aussi usée que l’était le synthétique du prisonnier — le regard plissé de l’éléphanteau multicolore qui avait parlé à Ioan plus tôt lui répondait pourtant le contraire. Pourquoi, alors, ne pas l’aider ?

« MAMAN ?! » tonnait une voix lointaine avant qu’il n’ait pu avoir sa réponse.

Comme si elle avait été le cor rappelant les troupes, tous s’immobilisèrent, tombèrent ! D’un mot, d’un seul, ils jonchaient le sol comme des pantins abandonnés. Leurs traits s’étaient figés. Ils avaient perdu tout des émotions qu’ils lui avaient révélés, qu’ils lui avaient confiés. Alors Ioan les regardait faire, mais l’appréhension le saisissait : l’inanimité de ceux qui l’entouraient le renvoyait aux objets qu’il avait toujours connu…  

… comme s’il n’avait fait que rêver la vie de ceux-ci.

Il resserrait ses mains sur sa poitrine.

Puis il sentit ses jambes le lâcher, l’arrachant à cette pensée. Il tomba face contre carrelage. « Ne bouge pas ! » Lui intimait l’éléphanteau tout en rétractant sa trompe dans un geste précipité. « Tu te souviens ? Ils ne doivent pas savoir. »

Oh. Oui.
C’était vrai.

Les humains ne devaient pas savoir la personnalité, la vitalité de ce qui les entourait. Ioan ne répondit pas ; tant parce qu’il ne le pouvait pas, sa bouche cousue, que parce qu’il ne savait trop que dire. Il n’était toujours pas sûr que ce soit une bonne idée, d’agir ainsi, que cela avait un sens — mais il esquivait ce trop de réflexion, son attention préférant se perdre dans le bruit des pas du géant qui s’approchait.

Il entendait le bois des arbres craquer sous ses pieds, et la pierre répercuter l’écho de sa marche. Yeux grand ouverts, comme les autres, il attendait. Il anticipait. Mais comme cela était difficile ! Ioan voulait tant savoir à qui appartenait cette voix, ces pas ! Ceux ce Celle qui Commandait aux Jouets et aux Peluches. Une partie de lui se doutait qu’un humain venait à leur rencontre, rationalisant les quelques expériences qu’il avait eu en ce monde… mais l’enfant était bien au-delà de ces considérations. Une autre partie de lui prenait le pas, et l’emmenait ailleurs —

Ailleurs. Dans un vallon brumeux. L’esprit du garçon parcourait le lit d’une rivière calme, qui serpentait entre d’imposantes montagnes où la végétation s’était éteinte. Il contournait les lacs dont les formes suivaient le pas des géants, et finissait par suivre le grondement d’une créature dont les épaules se distinguaient dans la brume, semblables aux plus hauts sommets ; seul pour les différencier, le mouvement de va-et-vient régulier que ces hauteurs répétaient sans discontinuer.

Cette errance fut écourtée par l’arrivée de l’humain tant attendu.

« Maman ? »

Sa voix renvoyait une certaine jeunesse. Elle était encore légère, en levée, cherchant des hauteurs que les plus âgés oublient parfois avoir rêvées. Visage contre le sol, Ioan ne pouvait cependant pas détailler cet individu qui, pourtant, avait provoqué chez tous ses compagnons de route une réaction fort extrême. Le bruit de chaussettes froissées par la crispation passagère des orteils, suivi de celui d’une avancée prudente, lui parvinrent. L’enfant entendait le géant — la géante ? Sa voix traînait un petit air féminin, sifflant entre des notes enfantines — s’abaisser. Elle pressait la fourrure d’un inconnu, et ramassait une roue libre.

L’excitation aurait en d’autres circonstances piqué les joues du garçon. Il pouvait ressentir sa présence ! Mais elle renonçait à agir, toute décontenancée par le corps qu’il s’était trouvé — puis Ioan sentit son torse se serrer.

Un profond malaise l’envahit.

Il quittait le sol ! Il s’élevait ! Lui qui souhaitait tant voler — mais depuis quand ? Etait-ce important ? — enfin décollait ! Et pourtant une force incommensurable compressait sa poitrine. Sa tête balançait, retombant lourdement contre son buste. Il se sentait nauséeux. Il n’avait rien à rendre ; mais son corps ne paraissait pas vouloir le comprendre. Il lui renvoyait l’anormal de la situation, lui expliquait ou communiquait comme il devrait souffrir de ce qu’on lui faisait subir. Enserré entre les doigts du géant — non, de la géante, il se le confirmait — son buste se tordait, s’amincissait de moitié, se brusquait contre sa mâchoire et ses cuisses.

Malgré l’absence de douleur, le garçon peinait à retenir une grimace.
Cette posture n’avait rien de ce qu’il devait supporter.

Mais il n’avait pas mal. Pourquoi, alors ?

« Ne bouge pas » entendait-il résonner.
Ioan ne voulait pas décevoir son nouvel ami.
Alors il retint le souffle qu’il n’avait plus.

Il attendit.

Combien de temps ? Il n’aimait pas cette position. Sortir. Il voulait en sortir. Il voulait partir, là, se balader, explorer, comme la roue solitaire, quelque nouveau recoin inconnu ; retrouver ses doigts ; passer sous l’arche de bois qu’il avait distinguée alors qu’il s’élevait, vers un nouveau monde ; s’aventurer par-delà les vitres timides, de par les plaines verdoyantes bordées de voies de pierre, où une parade de feuilles progressait, encore protégée du Soleil par l’ombre d’arbres dont la cime touchait le ciel. L’urgence le saisissait, l’oppressait...

... puis elle mourut.  

La géante l’observait.

Elle avait un gros pull de laine tricoté comme il l’était lui-même. Abeille fantasque, elle était parée de rayures roses, violettes, oranges... tant et si bien qu’elle évoquait au garçon l’éléphanteau à ses pieds. Ses lèvres étaient fines, légèrement entrouvertes, à l’image de ses yeux. Ceux-ci étaient plissés, intrigués, couvrant un ciel grisonnant mais clair. Les yeux étaient ce qu’il avait toujours trouvé comme étant le plus fascinant. L’enfant lui renvoyait sa curiosité. Ses perles laissaient son regard glisser, en toute discrétion, sur les joues rondes et le cou fin de la géante ; sur ses cheveux d’or terni. Celle-ci tourna la tête. « Maman ?! T’es où ? » Ioan suivit son regard, au-delà de l’arche de bois.

Il disposait, entre les mains de sa ravisseuse, d’un point de vue imprenable sur l’autre pièce, l’autre royaume. Il y entrevoyait les collines de canapés et les étendues de tapis ; l’arène de table-basse, placée sous l’égide d’une imposante surface d’un noir profond ; les étoiles d’ampoules et le plafond parcouru d’éclairs sombres.

En quelques enjambées de géant, il survolait le paysage.

Les plaines, par-delà les fenêtres.

« Maman ! Je t’appelle depuis tout à l’heure… » se plaignait celle qui, comparée aux immenses dames que le garçon voyait rire plus loin, ne paraissait après tout pas si imposante. Elles se trouvaient perchées sur des chaises aux dimensions des plus grandes maisons du Jardin Radieux. Ioan reconnut là le premier visage qu’il avait vu dans ce monde — se retenant toutefois de le saluer. Il s’apaisait. Le visage de cette Dame lui paraissait plus serein qu’il ne l’avait autrefois découvert. Un sourire animait les lèvres qui l’ornaient, et titillait ses pommettes relevées. C’est l’autre, la plus grande de toutes les géantes, qui répondit toutefois. Le garçon retrouvait dans ses traits les joues un peu rondes de celle qui le tenait, et sa chevelure foisonnante et blonde.

Le regard de cette Dame traînait ses propres bagages, que, malgré ses efforts, elle n’avait pu laisser à la charge d’un autre. « Quoi ma chérie ? » demandait-elle, un soupir perdu en échos sur son palais.

« - C’est pour quoi tous les jouets et les peluches dans la cuisine ?
- C’est à tatie Agnes.
- Je devais les donner mais c’est annulé. Apparemment ils ne veulent plus venir dans le quartier.
- De la Ferme aux jouets ? s’étonnait « maman ».
- Il semblerait qu’ils aient eu vent de rumeurs. Comme quoi la zone ne serait pas sûre.
- En tous les cas le magasin est fermé depuis un moment.
- C’est pour ça qu’on y va plus ? Pourquoi il est fermé ?
- Je ne sais pas. Agnes ?
- Non plus. »

Ils eurent bien quelques échanges, que l’enfant ne suivait plus. Le mot « maman » trottait dans sa tête avec une certaine persistance.

Il l’avait entendu, déjà, oui. Mais où ? Il cherchait. Il passait une rue festive, sous le voile de cuivre qui cachait la forêt sombre ; il se glissait entre les étals coincés sur la plage, que le vent taquinait ; il descendait les escaliers immaculés de tours infinies… mais rien.

« Je peux en prendre du coup ? »

La phrase suffit à hameçonner le garçon de nouveau.

« - Tu as déjà beaucoup de jouets…
- S’il te plaît… » laissait traîner la demi-géante.

Maman glissa un regard interrogateur sur sa voisine, vide d’engouement.

« - Si elle veut... je ne sais pas quoi en faire de toutes façons. Je vais probablement les ramener à la crèche.
- Daisy. Deux, et pas un de plus.
- D’accord ! »

En quelques secondes, précipitées par la course, Ioan retrouvait les autres jouets. Daisy le remontait sur son épaule. Elle le calait dans le creux de son cou, tandis qu’elle redressait le carton.

Sa vue pour moitié compromise par le rideau de blés qui retombait sur la scène, le garçon détaillait les jouets immobiles. Ils s’étaient animés en son absence, c’était certain. Lui, repérait avec aisance les légers changements dans leur posture — les discrets déplacements, les angles différents — mais cela ne semblait pas être le cas de la petite géante. Elle se contentait de les saisir, et de les replacer, pour la plupart, dans le carton que l’un d’eux avait pourtant tant voulu quitter.
D’autres aussi, Ioan en était convaincu.

Elle mit l’éléphanteau à part.

Dans son dos, la Cour de peluche, de bois ou de plastique, échangeait des regards inquiets. Depuis leur Donjon en boîte, ils relevaient leur tête vers celui qui leur avait été arraché, démunis.

Jusqu’à ce que la géante les taise, refermant sur eux leur modeste cellule.

Daisy s’abaissait et se relevait. Elle ramassait ce qu’elle avait choisi pour butin, avant de rejoindre son antre.

Elle montait deux à deux les terrasses de bois qui menaient aux hauteurs — le garçon glissait de son épaule jusqu’à ses bras chargés, lové entre les oreilles d’un bel éléphanteau, juste en face d’un lapin grognon. Enfin, elle s’arrêtait net, devant une grande porte bleue à poignée ronde, jaunie, flanquée dans un couloir sombre aux tapisseries vertes.

Il y avait, derrière cette porte, un autre monde.

C’était une pièce où les murs poursuivaient le ciel par-delà la fenêtre, peints de nuages d’un blanc éclatant. Un îlot lumineux et coloré, dans un recoin duquel une montagne de silencieux gardiens veillaient, leur fourrure entretenue avec soin. Ils surplombaient un grand lit couvé d’une épaisse couverture rose. Ioan y voyait se profiler des fées qui ne savaient pourtant voler. En vis-à-vis se serraient un petit bureau de bois clair tâché, et une curieuse armoire aux tiroirs verts, jaunes et magenta. Le sol, comme composé d’un unique tapis aux poils courts, crème, était le territoire d’un royaume de petits hommes et animaux, de la hauteur d’une gomme. Leurs châteaux et leurs demeures de briques colorées s’entassaient autour de la rivière qu’une écharpe traçait, toutefois menacés par l’ombre d’une immense chauve-souris. Sa tête éclipsait le soleil d’ampoule braqué sur ce vallon autrement paisible, tel un mauvais présage.

Daisy relâchait les trois élus — ne devait-il pas n’y en avoir que deux ? — sur son oreiller.

« L’heure est grave, » dit-elle, sombre. Mais sa voix était basse, presque inaudible. Elle les regardait, s’adressait à eux, mais, l’enfant en avait le sentiment, sans réellement leur parler. Si elle savait qu’ils vivaient, qu’ils l’entendaient… n’aurait-elle pas quelqu’un à qui conter son histoire ?

« La terrible Bavmorda va attaquer le château. Il faut aller chercher l’Epée de Lumière pour la battre. Mais elle se trouve dans une contrée très loin. »

Elle prit l’éléphanteau sans ménagement entre ses deux mains, le mettant face à elle, en tête à tête.

« — Mais, comment faire pour y aller ? lui demandait-elle.
- Mrm… se répondit-elle d’une voix chevrotante, il nous faut un héros. Il a déjà tenu l’Epée, autrefois… mais elle lui fut subtilisée par le terrible Bulk.
- Grand Sage… nous n’avons plus entendu parler du héros depuis des années.
- Je sais comment le contacter… »

La géante grimpa sur le lit, et s’y assit en tailleur. Elle saisit le lapin pour le cacher dans son dos, et prit Ioan par le cou. Son corps pendu lui saisit une sensation étrange, qu’il étudiait… avant d’être précipité sur la moelleuse couverture, derrière un petit oreiller beige parcouru d’arabesques noires.

« — McMara ? Révélez-vous !
- Pooourquoii es-tuuu iiciiiii, étrangeeeeeer ? »

Elle prit une intonation lente, et aussi profonde qu’elle le pouvait. Sa voix si légère se grévait du poids d’obligations passées, et de duplicité. Ioan écoutait, intrigué. « Tiiiens-tu à trouveeeer la mooort ? »

« McMara, c’est moi, » fit-elle, lassée. Puis elle inspira longuement. Elle haussa les épaules de façon exagérée. « Oh, je vois ! » Daisy hissa Ioan sur le dessus de l’oreiller où il s’était dissimulé. « Je ne pensais pas te revoir, mon ami. » Le garçon la regardait avec perplexité. Il ne parlait, de fait, pas ainsi. Pas plus qu’il n’était un héros, ou ne s’appelait McMara. Curieux nom, par ailleurs, se disait-il. D’où venait-il ?

« — McMara, l’heure est grave. Tu dois retrouver l’Epée de Lumière.
- Pourquoi ? Personne n’en a eu besoin, pendant tout ce temps.
- Ils ont besoin de toi aujourd’hui.
- Personne n’a eu besoin de moi quand je l’ai perdue. »

La bouche cousue de l’enfant retint sa mine désolée. McMara n’avait pas eu la plus heureuse des existences. Il semblait accablé par quelque poids passé, dont il avait refusé de se délester. Son rembourrage grattait une petite peine à ses fils. La géante soupira.

« — Tu dois leur pardonner.
- Peut-être.
- Un vrai héros pardonne.
- Bon. D’accord. »

Enthousiaste à cette idée, Ioan allait hocher la tête ! Un discret, malin petit amusement se faufilait sous son manteau, décidé à le faire prendre ce personnage, ce rôle, plus au sérieux. Mais à mi-inclinaison, la promesse qu’on lui avait imposée lui revenait :

« Ne bouge pas ! »

Alors il laissa simplement son visage s’enfoncer dans son écharpe. « Oh. » Voilà. Remise en place. Le fin sourire du garçon suivait ses lèvres immobiles. La petite géante reprit sa voix grave. « J’ai compris, Semagus. Je reviendrai avec l’Epée ! » Alors, elle sauta hors de son lit, ses pieds esquivant avec habitude les briques multicolores qui reposaient sur le sol.

De sa main gauche, Daisy maintenait Ioan dans les airs. Il volait ! Enfin ! Bien qu’aidé, assuré, l’expérience le réjouissait. La géante se hâta à sa porte. En une enjambée, ils passaient d’un univers lumineux au sombre corridor : car l’Epée avait été perdue en des terres reculées. Des terres que même McMara craignait rejoindre, au fond de son tricot parfaitement exécuté…

Sidaria.

Combien de jouets avaient péri entre les murs de la forteresse ? Il n’y avait plus que des légendes pour le murmurer, portées par le vent de conversations entre les esprits protecteurs — Maman, et Hannah. Ils contaient aux jouets d’aujourd’hui les tourments subis par leurs frères… et comme il ne fallait jamais, jamais s’aventurer à Sidaria.

A pas feutrés, la conteuse s’approchait d’une porte simple, qui n’avait pas eu les honneurs du coup de pinceau rajeunissant dont les autres se vantaient, lisses et reluisantes. Elle porta Ioan jusqu’à la poignée ronde, mais il ne parvenait pas à s’y agripper. Sa laine et son étoffe y glissaient désespérément. Alors, du bout des doigts, la géante l’aidait.

La porte s’entrouvrit avec un grincement.

Ce monde-ci paraissait, en comparaison de celui que le garçon avait quitté, austère. Les murs de lambris s’élevaient autour d’un vallon verdâtre vieillissant. Le plafond de la pièce, en biais, contribuait à donner à l’endroit une apparente humilité. Il y avait, sur le mur droit, une étagère fournie de caisses de plastique vers lesquelles Daisy se dirigea immédiatement. Il s’agissait là du monde de l’un de ceux qui avaient rangé leurs royaumes de jeunesse, n’en gardant que quelques reliquats, cachés dans un tiroir sous-le-lit, ou exposé en haut d’une étagère. Aux murs, les traces claires des parchemins qui autrefois les égayaient essayaient, vainement, de rappeler une époque perdue. Rares étaient ceux qui restaient, lustrés, colorés, bardés de mots aux couleurs vives — mais le store fermé ne laissait passer ici qu’une lumière terne ; douce, mais triste.

Sous la fenêtre, il y avait un vieux bureau dont la surface portait les cicatrices de nombreux affrontements. Comme il en avait vu des choses… comme il aurait aimé en dire…

L’injustice voulait, qu’en ce monde, si des objets parlaient, si des objets aimaient, si des objets dansaient… d’autres en étaient manifestement exclus. Pourquoi ? Qu’est-ce qui l’expliquait ? Qu’est-ce qui rendait le lapin à une oreille si différent des livres qui s’entassaient là, et qui avaient tant à apprendre à ceux qui pouvaient les comprendre ? — L’éléphanteau, des oreillers contre lesquels les humains murmuraient leurs songes ?

La petite géante remit Ioan dans le creux de son cou, sortant une caisse, puis l’autre, avec une précipitation notable. Comme si…

Une ombre se découpa sur le sol, projetée par la lumière soudaine émanant du couloir.

« Qu’est-ce que tu fiches dans ma chambre ? »

Daisy sursauta. Elle se retournait d’un bond. « Maman m’a demandé d — »

« C’est ça oui. T’es encore en train de piquer dans mes affaires ! »

Entre les cheveux de la conteuse, Ioan ne voyait que la fenêtre. Le store bougeait lentement, imperceptiblement, poussé par une brise timide.
Le vent tournait.

« — Qu’est-ce que tu voulais me voler cette fois ?
- Je voulais juste un comme ça… — mais que montrait-elle ? Etait-ce l’Epée tant recherchée ? Il ne pouvait le voir. Ô comme il aurait aimé…
- Mais tu te fous de moi ? T’as pas l’âge, et c’est pas à toi, s'agaçait la figure mystérieuse, à laquelle l'enfant ne pouvait donner un visage.
- Désolée… 
- Tiens j’vais t’en donner une, de raison de l’être ! Ca t'apprendra à venir fouiller dans mes affaires tout l'temps ! 
AÏE ! Arrête ! »

Le garçon se sentit violemment partir. Par réflexe, quoique vainement, il voulu se raccrocher à la première chose passée sous sa main ; mais les cheveux de Daisy ne firent que glisser le long de son cou tandis qu’il y était arraché. « Arrête Sid ! Arrête ! Rends-la moi ! Maman a dit que tu devais partager ! » Il était grand. Bien plus grand que la petite géante qui attrapait sa taille. « SID ! » Ioan vit un pantalon bleu et rêche, il vit par-delà le store, il vit le ciel, il vit… le ciel.

« MAMAAAN ! »

Il volait, encore.

Sans sécurités, cette fois, sans attaches.

Ni durant son envol.

Ni pour amortir son atterrissage.

Le garçon se fracassait sur le sol, plusieurs mètres plus bas, et roulait — roulait, roulait, roulait, sur les graviers, la terre, le sable ; ses jambes heurtèrent les branches d’un buisson, qui écorchèrent sa laine ; les cailloux ripèrent sur l’étoffe de son manteau, entachant son blanc pourtant autrement si beau, si élégant, si modeste. Ioan se recroquevillait sur lui-même. Sa tête comme son corps tournaient et se retournaient ! Il entendait des cris, encore. Puis, d’autres, différents, plus gutturaux, plus bruts, bref — suivis du cliquetis des chaînes. Le garçon découvrit ses yeux à temps pour voir un cercle de pointes jaunissantes faisant le pourtour d’un goulet sombre aux parois humides et souples.

La gueule de la Bête.

Le cercle se referma sur lui.

Il sentit sa taille s’aplatir puis se tordre. Ioan étouffait. Chaque millimètre de ses fils se précipitait dans les espaces creux, les espaces vides, les espaces saufs de ce piège dans lequel il était pris. Une langue râpeuse, aussi longue qu’il était grand, sinon plus, évaluait sa forme en suivant le contour de son visage. Ioan poussait sur sa taille. Il espérait se glisser. Sortir. Avait-il mal ? Il devait avoir mal. Ne serait-ce pas normal d’avoir mal ? Ne le devrait-il pas ? Il ne se sentait pas bien. Il était nauséeux. Il voulait sortir. Il était tordu. Brisé.
Sa taille lui paraissait une ligne fine. Son corps lui intimait de se soustraire à son geôlier.

Mais ses bras avaient moins de force encore qu’ils en avaient eu, dans un autre lieu, un autre temps. Il ne pouvait que bénir la souplesse de sa laine, de son étoffe. Serait-elle suffisante ?

Pourquoi ne semblait-il pas pouvoir s’y habituer ?

Ioan se sentait partir ; son esprit courait, là, jusqu’au fond-de-gorge qu’il voyait à peine dans l’obscurité. Elle était à peine percée par quelques éclats de lumière, projetés entre les crocs de la Bête. Ses pensées y glissaient, sombraient, se laissaient choir.

Une cacophonie de grognements accompagnait sa chute. Et il dégringolait, un temps, un second, jusqu’à se laisser aller dans son manteau blanc. Dans le havre de ses rêves. Une clairière tranquille, où aucun chemin n’était tracé. Où nul n’avait encore marché.

« Merde ! — Méchant chien ! Lâche ! Tout de suite ! Vilain ! »

Il tombait.

La main qui le récupérait n’avait rien de la finesse de celles d’Agnes ou de la petitesse, par comparaison, de celles de Daisy. C’étaient des mains fortes, sûres. Sa poigne était vigoureuse, et le creux de ses doigts secs.

Ioan s’y réfugiait avec un certain réconfort.
Elles le rassuraient, d’une douce chaleur.