Une forêt paisible, une nature vierge, des oiseaux qui chantent et un homme qui se promène seul, au gré des courants des rivières de sa terre natale. Insouciant et heureux de partager ce moment solitaire en pleine étendue sauvage…

« Pathétique… » pensons-nous d’abord.

Au gré de nos errances, nous avons fini par trouver ce gai luron, une vaste farce qui rêve encore de la paix d’autrefois. Avant que les colons ne s’installent sur le rivage et commencent à tourmenter leur espace autrefois préservé. Il rêve de cet autrefois, qu’il regrette. Une époque où le danger n’était que les tribus ennemies et les animaux sauvages. Une période révolue. Il a même accroché une sorte de fleur à ses cheveux… Nous avons presque envie de vomir.

Du haut d’une falaise, nous contemplons l’horreur de cette escapade onirique en sachant pertinemment que nous devons faire quelque chose pour la briser et lui faire accepter la sombre vérité. La vérité qui fait souffrir. Sa terre va disparaître, son peuple va mourir, les arbres tomberont tandis que le campement des colons s’agrandit au fil du temps… Il ne restera rien, si ce n’est sa mémoire et ses rêves qui de toute façon s’effaceront avec le triste passage des années.

Il s’arrête sur l’une des rives, puis prend ses affaires et se dirige vers l’océan, certainement sur la plage. Une excellente idée nous vient. Nous changeons notre apparence et disparaissons pour réapparaitre en haut d’un arbre donnant une belle vue sur le rivage. Nous n’avons plus qu’à profiter du spectacle qui s’annonce. Même dans ses rêves, il ne peut échapper au sinistre sort qui l’attend.

« Nulle part où se cacher… » pensons-nous en souriant dans l’ombre du feuillage.

Il commence à pêcher, très simplement. Les pieds dans l’eau, un filet de fortune et un objet qui ressemble à une lance, un harpon primitif peut-être. Cela n’a que peu d’importance pour la suite à venir. Le vent se lève et avec lui, le changement macabre.

Des voiles blanches apparaissent sur l’océan, portées par l’air du large. Des vaisseaux étrangers rentrent dans la baie, ils ont l’air immenses. De vastes constructions de bois, surmontés de canons et d’hommes qui au fur et à mesure de leur approche, crient leur joie et… Leur colère. Ils ne sont pas venus pour bronzer sur le sable encore pur… Non… Ils sont là pour le sang et le pillage.

Notre pêcheur ne sait plus vraiment que faire face à ces embarcations qui commencent à descendre de petites pirogues -des chaloupes- pour débarquer sur le rivage où il se tient. Débordant d’hommes aux habits étranges et bardés d’outils et d’armes. Son instinct lui indique de reculer vers les arbres. Il ramasse ses maigres poissons et fuit.

Les colons débarquent et avec une force digne des plus grands cauchemars, construisent et creusent à une vitesse folle. De plus en plus d’hommes débarquent, combien sont-ils ? Nul ne pourrait le dire, c’est tellement rapide. Bien vite, les premiers bâtiments se dressent tandis que la fureur des étrangers se dirigent vers les arbres. Le pêcheur recule. Apeuré par tant de dégâts en si peu de temps, mais une curiosité, ou une stupeur, l’empêche de s’enfuir et reste pour constater les destructions.
Il n’a pas encore assez peur… Nous allons devoir ajouter un élément… Convaincant. Le chasseur chassé. Des animaux arrivent sur les plages avec les colons. Ils ont l’air agressifs et notre cher rêveur n’en a jamais vu auparavant : des chiens. Et pas n’importe lesquels, de grosses bêtes qui aboient et hurlent, affamés par la traversée et rêvant de planter leurs crocs dans de la chair. De la bonne chair humaine bien fraîche.

Les aboiements se rapprochent de lui, ils n’ont pas encore lâché les chiens, mais cela ne saurait trop tarder. Ils le cherchent ils le traquent. Le ciel se voile, les ténèbres approchent. Des torches s’allument, des cris se font entendre. La frénésie de conquête s’empare des colons qui savent où chercher… On se demande à cause de qui ou de quoi… Ha ! Ha ! Ha !


« Il est où ?! Trouvez-le ! » hurle un homme.

Le pêcheur prend enfin peur et commence à s’enfuir, regardant autour de lui au fur et à mesure que les arbres tombent sous les coups de hache et les explosions. Le feu se propage à certains endroits, les animaux de la nature fuient du mieux qu’ils peuvent. Certains se font attraper par les chiens tandis que d’autres arrivent à échapper à la terreur.

Notre pauvre petit indien traqué se réfugie dans un arbre. Acculé, il n’a d’autres choix que d’abandonner sa course, son chemin est coupé. Sa seule échappatoire est le grand arbre dans lequel je me trouve. Il grimpe, il grimpe. Bientôt, il sera à mon niveau : il est agile.

Nous prenons enfin la forme que nous souhaitons pour la suite de notre sinistre et glorieux plan. Nous prenons une forme humaine mais utilisons des habits d’indiens pour paraître plus local… D’une forme obscure sans distinctions, nous devenons une jeune fille à la peau légèrement colorée comme eux, seuls nos cheveux demeurent violets et nos yeux jaunes. Nous nous asseyons sur une branche et balançons nos petites jambes dans le vide. Les ennemis du pêcheur l’encerclent, il ne peut plus s’échapper.

En sueur, haletant et souffrant d’une légère blessure à la jambe, il arrive enfin à me rejoindre. D’abord, il semble avoir peur, puis remarque mes vêtements et ma couleur de peau, tous deux bien différents des étrangers. Il s’accroche et s’avance vers moi, je suis bien plus jeune que lui après tout.


« Tu es blessée ?! Qu’est-ce que tu fais ici ?! Ils vont nous attraper ! » s’empresse-t-il de dire.

Je lève la main, comme pour lui dire de se calmer. Je lui souris ensuite.


« Tu vois… Tout ça ? » dis-je tout en lui montrant du doigt la dévastation qui s’empare de la forêt et du rivage.

Le campement s’agrandit à vue d’œil tandis que les immenses bateaux déversent un flot continu de colons anglais. Les arbres centenaires s’écroulent autour de nous, la nature s’effondre au profit du métal et de la volonté de fer des envahisseurs.


« Qui es-tu ? Tu es de quelle tribu ?» me demande-t-il en s’approchant encore plus de moi.

Sans aucune hésitation, je lance mon discours fomenté depuis les ombres, ma voix change, devient plus charmante, plus réconfortante dans cet enfer qui nous encercle. Une source d’espoir et une échappatoire pour le pauvre homme harcelé et pourchassé.


« Je suis un grand esprit. Je me nomme Yhl’Kilslas, esprit des eaux et des secrets. Je suis sortie de mon profond sommeil pour vous apporter mes conseils et mon assistance en ces temps troublés… »

Il se penche en avant, comme pour s’incliner avec respect devant moi. Apparaître dans un rêve d’indien doit être une technique régulière de leurs dieux. J’imagine. Il se redresse et me demande, l’air désespéré.

« Que pouvez-vous faire grand esprit ? Comment rendre les choses meilleures, comme elles étaient autrefois ? » quémande-t-il.

Je tourne mon visage vers l’océan. Les eaux semblent s’agiter au-delà de la baie. Les vents se lèvent et soufflent sur les rivages corrompus du Nouveau Monde. Bientôt, une immense vague se dessine à l’horizon tandis que les colons continuent de détruire tout ce qu’ils arrivent à toucher pour le ramener en pièces dans leur campement infernal qui se propage comme une maladie infectieuse.

Les premiers cris se font entendre lorsque les grands vaisseaux sont soulevés par les flots, les premiers hommes tombent dans les vagues purificatrices qui viennent s’écraser sur les rives de l’océan. Les bateaux s’écrasent et se brisent tandis que les parasites sont emportés par la puissance de la mer.

Bientôt, les vagues se propagent à la forêt proche et les colons sont emprisonnés par les eaux qui les trainent maintenant en arrière, tout est avalé par l’océan qui purifie ces terres autrefois intactes. Ils laissent derrière eux un terrain ravagé mais qui saura guérir avec le temps. Les épaves demeurent également, quelques corps sont visibles. Les derniers survivants courent dans les bois, désormais pourchassés par des êtres qu’on ne saurait nommer. Des créatures aux formes peu rassurantes, mais qui n’attirent pas encore l’attention de notre pêcheur. Des êtres semblables aux créatures de la forêt, mais perverties.

« Voilà ce que je peux faire…
- Mais… Mais… Comment puis-je vous servir, grand esprit ?
- Quel est ton nom ?
- Powlothan, grand esprit.
- Bien. Tu vois, Powlothan, je suis un esprit très puissant mais qui a été affaibli car oublié… J’ai besoin d’aide pour retrouver mes pouvoirs d’antan. Voici ce que je te propose… »

Je fais des efforts incommensurables pour garder mon calme et mon contrôle et ne pas exploser de rires, tant la situation est ridicule ! Ha ! Ha ! Ha ! Pauvre idiot ! la simple mention d’un esprit lui suffit pour me demander ce qu’il peut faire pour nous aider ! MINABLE !

« Va parler à ton chaman de ce rêve. Dis-lui ce que je t’ai montré… Il ne t’écoutera probablement pas au début, mais ma vision se réalisera, tu verras. Là, ton peuple devra se tourner vers moi, pour être sauvé. En échange, j’ai besoin que tu me fasses des offrandes. Assemble un totem quelque part de discret et caché. Si des gens veulent venir avec toi, laisse-les venir. Mais interdiction que les colons s’en approchent, tu entends ? Si je retrouve ma puissance, je pourrais mettre fin à vos cauchemars.
- Oui, grand esprit !
- Bien, maintenant… Va ! »

Sa branche se brise et il tombe dans le vide puis disparaît subitement, il s’est réveillé. Tandis que je reprends ma forme aberrante et surréaliste pour me promener sur ces rivages brisés par l’océan que nous avons déchaîné ici. L’horizon crépusculaire est magnifique, comme si le ciel était embrasé d’une folie à venir. Une folie ardente, dévorante et insatiable…

Nous allons bien nous amuser ici… Loin de tout et de tout le monde... Pas de limites...