Je me suis parée modestement, tout en utilisant malgré tous des broches en argent pour mes cheveux et mes habituelles griffes. Le respect des défunts n’interdit pas un peu de bijoux. Ma longue tenue noire est parsemée d’éléments argentés se languissant le long du tissu ébène. Ils finissent par les manches et le col de mes vêtements. Comme des serpents floraux.
Il y a du beau monde ce soir. Des personnes de la haute société du sud de la Chine, d’autres de l’administration ou bien encore de l’armée. Avec moi, ils auront les meilleures places, juste en face de la scène. Exceptionnellement, des photographes de l’Eclaireur ont eu mon autorisation de prendre quelques clichés, discrètement, pour relater l’événement par-delà les frontières impériales.
En plus des nobles et autres personnalités de la société chinoise, j’ai invité de nombreuses familles. Des parents, des veuves, des enfants. Des habitants de Chengdu qui ont perdu un proche dans la bataille qui a duré une nuit et un jour. Il n’est pas possible de tous les faire venir, mais nous avons tâché d’en loger un maximum. C’est un hommage pour ceux qui ont donné leurs vies pour la ville.
Gratuitement, ils peuvent assister au spectacle. Tandis que les autres doivent payer pour financer la représentation et les donations sont encouragées pour supporter les subventions exceptionnelles que j’ai créées pour ces familles brisées, tout comme mon couple.
Le public a déjà pris place dans la salle. Du couloir menant à mon siège, j’entends les gens discuter. Je finis de saluer le Duc du Guangdong, puis je me tourne vers mon frère qui m’accompagne.
« Prêt pour la représentation ?
- Oh oui, j’ai hâte de voir comment je suis dépeint dans cet opéra… Tu te rends compte que nous allons appartenir pour l’éternité à l’histoire de cet art après ce soir ?
- Pour l’éternité je ne sais pas… Mais du moins, tous pourront jouer cette pièce plus tard. Et je t’avoue qu’au vu de l’écriture, nous sommes plutôt mis en position favorable, huhu.
- Encore heureux. Nous avons sauvés la ville après tout.
- C’est sûr… Je regrette juste qu’il y ait eu autant de morts.
- Nous n’y sommes pour rien. Ces ennemis étaient des gens dangereux. Ils méritent d’appartenir aux clans des méchants de notre opéra.
- C’est une certitude, oui. »
Le spectacle est largement en notre faveur. Jouée par Irelia, « je » vais défendre la fille au cœur des ténèbres de la nuit. Dans la furie et l’énergie de la bataille… Puis l’aube vient et le conflit devient plus héroïque, plus libéré, plus lumineux. Et enfin, l’ultime charge menée par moi et mon frère Gao.
Un hymne à l’Empire, à nos deux personnes et aux héros anonymes, inconnus. Je fais confiance en la performance d’Irelia, elle me rendra hommage dignement, c’est la Fille de la Danse. Cela ne peut qu’être positif. Les familles y trouveront un réconfort, un baume sur leurs cœurs toujours meurtris.
Je touche l’anneau à mon doigt, machinalement. Je le caresse un peu et jette un regard tendre vers lui.
« Je maudis ce jour où tu es mort. » pensé-je, tout en attendant sa réponse.
« Nous serons toujours ensemble, mon amour. Reste forte. » me murmure t-il en retour.
Plus facile à dire qu’à faire. Je vais devoir contrôler mes émotions pour éviter de revivre toute la bataille dans ma tête. Même si je sais que c’est presque une fatalité : je n’ai pas le choix. Et comme le dit mon mari : je dois rester forte. Pour moi, pour ma famille et les sujets de Sa Majesté.
Avec mon frère, nous sortons de notre couloir et l’assemblée bruyante se lève tel un seul corps. Tous les regards se tournent vers nous, et le silence se fait. Mon frère prend ma main et nous nous effectuons une révérence parfaitement coordonnée. Avec humilité, nous saluons le peuple de Chengdu. Je remarque qu’un photographe fait déjà quelques photographies. Très bien. Qu’ils fassent correctement leur travail.
Nous prenons place, sans effectuer de discours. Nous savons tous pourquoi nous sommes ici et dans quel but. Nous rendons hommage aux morts en racontant leur histoire, leur sacrifice. L’objectif du spectacle est d’apporter un récit des faits, tel qu’ils seront contés aux générations à venir.
La bataille est autant un opéra tragique, racontant la mort de nombreux habitants de la ville, autant qu’un récit héroïque honorant la bravoure et le sens de l’honneur de ces hommes qui se sont battus au détriment parfois de leur propre vie. Pour protéger leurs familles et la ville qui les a vu naître.
Un dernier regard sur mon alliance. Puis je reprends mon personnage honorable de Dame de Chengdu. Celle qui a défendu la ville, inspirant beaucoup de femmes et d’hommes à travers l’Empire… Et peut-être même au-delà, qui sait ? C’est étrange d’apparaître comme une figure d’espoir pour certains.
Je n’en tire ni gloire, ni intérêt, ni prestige. Pourtant au fond de moi, je me dis que j’ai bien fait de protéger mon foyer. Je n’ai pas aimé tuer tous ces mercenaires, ces bandits et soldats fanatiques. Seule Jiawei m’a conféré un vrai plaisir. Cette sale sorcière.
Les personnages principaux de l’opéra seront donc moi-même, Gao qui arrive au dernier acte, le méchant sera Jiawei et une multitude de danseurs et figurants représentants les fanatiques, et les héros de la population : des paysans, des artisans, des gardes. Des profils diversifiés, représentant toutes les catégories sociales. Ce qui n’est pas toujours le cas, traditionnellement.
L’acte un contera la sombre bataille nocturne. Le second acte mettra en valeur les héros anonymes. Enfin, le troisième et dernier acte racontera la charge héroïque de mon frère, la mienne et la victoire face à la sorcière Jiawei. Une fin pour encourager l’espoir et l’honneur.
Irelia ne pouvant pas chanter, un narrateur va conter les évènements en chantant. La Fille de la Danse interprétera les paroles : j’attends beaucoup de cela. Premièrement, cela évite de trop mettre en avant mon propre personnage, ensuite, cela peut créer un spectacle plus poétique. Une petite originalité au style parfois très rigide de cet art très strict qu’est l’opéra chinois.
J’entends les musiciens se mettre en place. Le spectacle va commencer. Je sors un éventail et me met un peu d’air. C’est l’hiver, mais le bâtiment est bien chauffé. On ne risque pas de mourir de froid, c’est déjà ça.
Je stresse un peu. Je ne suis pas sur scène, je ne suis pas sous le feu des projecteurs, et pourtant… Le fait que ce soit « moi », ma personne, dans la pièce m’impressionne autant que cela m’inquiète. J’espère que cela va bien se passer.
Allez Irelia. Faites honneur aux habitants de la ville. Ils le méritent amplement.