Il fallut d’une autre personne franchissant le corps de la Danseuse pour que celle-ci quitte sa torpeur. Elle sursautait, effrayée, chutant en arrière et s’écrasant contre la pierre froide d’une stèle. Haletante, le buste d’Irelia s’en allait sans la moindre cadence du haut vers le bas. Paniquée, elle pensait que ses rétines allaient exploser alors que l’une de ses mains guidait jusqu’à un appui pour se lever.
En lieu et place de ses doigts, son regard se posait sur ses propres phalanges nues de toutes chairs.
Un cri, celui de l’adolescente, fendait l’air. Strident, empli d’effroi, elle ramenait ses mains à elle pour croiser la même alchimie sur sa jumelle. Elle déglutissait difficilement, nerveusement. La respiration se faisait de plus en plus précipitée, mal cadencée, impossible à contrôler.
Calme. Il était impératif qu’elle se calme.
Toujours en état de choc, l’encre à ses reins se frayait un chemin que nuls ne pouvaient voir.
Il n’y avait plus de peau à absorber, teindre, imposer. C’était les os, de l’ivoire d’un décharné, dans lesquels s’insinuait le charbon et formait ses propres motifs. Agrémentant sa silhouette, formant l’ébauche d’un ciel sans le moindre nuage. Quelques espaces restaient de lin, offrant une soierie étincelante sur les rares aspects de ce corps visible. Elle inspirait une nouvelle fois, réduisant l’allure et reprenant ce calme qui lui était si primordial. Soudainement, l’astre se faisait remplacer par son homologue, offrant la nuit à Santa Cecilia.
- Señorita, est-ce que ça va ?
- Oui.
Elle se retournait étirant son visage sans peau à un sourire tatoué. Irelia se figeait ensuite, distinguant un adolescent plus jeune qu’elle ne l’était. Celui-ci offrait une main afin de l’aider. Poliment, elle acceptait, brossant de ses ossements la robe carmin qu’elle endossait. Un souvenir lointain, celui d’un loup et d’un corps qui ne lui obéissait plus. Elle se retrouvait, une fois de plus, victime à la comédie d’un monde aux ambitions de la grimer.
Pourtant, elle tournait son regard, observant les gens qui passaient devant-eux.
- Ils ne nous voient pas ?
- Vous êtes certaine que ça va, un mauvais golpe ?
Devant cette réponse qu’elle n’attendait pas, Irelia s’accaparait et s’attardait sur ce nouvel acteur. Une chemise blanche, un pantalon noir, le banal d’une tenue. Les traits enfantins se reflétaient sur son crâne à nu, quelques corolles naissaient à la pointe de ses orbites. L’insistance de la Danseuse le forçant à répondre à une question qu’il aurait volontiers esquivée.
- Vous… Nous sommes… Muerte ? Ils ne peuvent, juste, pas nous voir.
- Muerte ?
Implacable devant cette réflexion, elle reculait un instant à la situation afin d’en mémoriser l’instant. Elle guidait une main, la seconde par la suite, guidant une vrille à celle-ci et analysant finalement le reste de son corps que le point-de-vue lui accordait.
Maigre de sa chair, elle réalisait qu’elle était semblable à ce squelette bariolé qu’était son vis-à-vis.
- Mais, j’étais vivante. Là, il n’y a pas une minute.
- Ahaha. Oui, moi aussi. Maldito chute ! Si j’avais été plus malin, je n’aurais pas rejoint ce côté-ci. Vous venez de faire la traversée ? Vous recherchez votre ofranda ?
- Je ne sais pas, d’où venez-vous ?
Il arquait ses orbites, grattant sa nuque dans un cliquetis strident, il détournait alors son regard avant de reprendre d’une voix incertaine.
- Le… Monde des Morts… Vous ne connaissez pas ? Vous ne devriez pas être passée si…
- Si quoi ?
- Hum… La madre m’attend et j’ai pas trop le temps, là. Il fait déjà nuit. Vous savez quoi ? Rendez-vous au bout du cimetière et franchissez le pont, vous trouverez quelqu’un à la consigne pour vous expliquer. D’accord ?
- Où ça ?
Il se retourna, pointant l’une de ses phalanges dans une direction et offrait son plus beau sourire. Irelia remerciait à son tour, greffant la même expression et guidant sa marche aux chemins de fleurs peuplant l’endroit.
Elle croisait, malgré elle, d’autres parents à genoux devant la tombe de leur enfant. Toutefois, elle remarqua une beauté incarnée. De l’enfant à l’adolescent, ils étaient rassemblés au milieu des stèles et partageaient un moment sans que l’un ou l’autre soit capable de parler. Un jeu, ou s’agissait-il d’une pièce fantomatique ? Tant et tellement se matérialisaient et elle ne parvenait pas à y imposer de mot.
L’accord d’une guitare scintillait à ses oreilles, l’un des enfants venait d’agripper le souvenir des cordes pincées et jouait une mélodie silencieuse.
Irelia s’agrippait à cette berceuse, oubliant sa marche alors qu’il offrait un concert à sa « madre ». Alors qu’ici, la Danseuse s’imaginait être la seule à s’y attarder et à écouter. L’une de ses mains glissait, accordant les notes à sa mesure, la seconde battait le rythme. Les gestes, cette chorégraphie, il ne restait pourtant qu’un éclatement qui intéressait la Danseuse.
La vivante souriait, même s’il semblait que personne ne pouvait entendre l’enfant à la guitare. Alors que la rêveuse s’approchait, il s’arrêtait et reposait son instrument.
- C’est magnifique.
- Merci chica !
Il se relevait, enlaçait sa mère et attrapait une cuisse de poulet. La Danseuse accompagnait d’un sourire attendri, jalouse, se guidant ensuite à la direction de sa première rencontre. Le cuivre sonnait alors à ses oreilles, une comptine s’en mêlait ainsi que les rires que l’un et l’autre échangeaient.
En fin de compte, Irelia réalisait ce qu’insinuaient les rares personnes avec qui elle avait échangé.
La corolle qu’elle avait foulée jusqu’à maintenant semblait avoir mutée, évolué, transcendée. Les pétales paraissaient s’embraser, tel un phœnix permettant à quiconque de revenir à ce cimetière alors qu’un vide s’étalait au bout de celui-ci. Apeurée, calme, curieuse. Irelia distinguait nombre d’« hijo » emprunter le parterre de fleurs jusqu’à cet endroit la rattachant à sa disparition. C’est alors qu’avec un besoin maladif, semblable à un désir irrépressible, l’adolescente posait son premier pas sur ce tapis végétal et brûlait à perpétrer ce mouvement.
Un monde caché sous le précédent, elle s’abreuvait de cette révélation et s’imaginait déjà ce qui l’attendait de l’autre côté.