Sauron avait tardé dans sa revue et les arbres, quoi qu’encore verts, commençaient à lentement mourir et à se parer des couleurs de l'automne. Au travers des vallées, il avait pu les apercevoir, après les pins et les arbrisseaux secs que le rivage de Quihuangdao, ses guides l'avaient emmené au cœur de forêts luxuriantes de chênes et d'autres arbres centenaires. La vue d'un paysage changeant le fascina pendant quelques temps jusqu'à ce qu'il le lasse ; des arbres, encore des arbres.  Différents, certes, mais en un sens toujours semblables.

N'ayant rien à faire concernant la logistique de ce voyage, il prenait à cœur de lire les écrits locaux. Force était de constater que sa quête de lecture fut rapidement satisfaite. Sa capacité à la lire, en revanche, s'avéra quasi nulle. Il ne comprenait rien à cette écriture étrangère alors, plutôt que de lire, il s'attarda sur la grammaire. Les sons, les symboles, les significations. Ils avaient le mérite d'occuper son esprit tant et si bien que les deux semaines de voyage à cheval n'eurent pas raison de sa conscience. 

Les accents de cette langue méphitique, eux, étaient en bonne voie. Il ne reverrait pas ses guides ; un contingent de quatre des hommes du commandant Zhao Qin. Aussi se permit-t-il de s'exercer avec eux, cela inclut confondre les bases qui, dans une langue où un mot pouvait dire quinze choses différentes selon l'air d'un son. L'air d'un son... il y avait un mot pour ça, mais il fallait le dire, Sauron était, contre toute attente, un littéraire. Un lettré plutôt. Les armes n'étaient pas sa prédilection, il aurait cependant préféré revêtir une armure plutôt que de tenter encore une fois de répéter le nom de leur prochaine destination. 

« Le poste de garde le plus proche n'est plus très loin, nous sommes dans la province de Hebei maintenant. »

Peut-être avait-il raté la frontière. C'était probablement un arbre significatif ou un gros rocher, il n'en savait rien.

Dans tous les cas, rien dans cette région ne semblait foncièrement différent du Henan ; ah, si, il n'y avait pas d'océan. Et oui, il l'avait dit, moins de pins, plus de chênes...  Ce genre de choses. Des sans-coeurs dont la forme et les capacités différaient aussi légèrement, c'était à noter. Hong n’avait pas suivi ; il avait devancé leur groupe pour baliser l’arrêt suivant. Cela n'implique pas forcément de balisage au sens où on l’entendait. Mais surtout chercher une auberge décente, prendre contact avec le commandant local. Ce genre de balisage.  Ils avaient ainsi fonctionné tout le temps du voyage – Hong était peut-être désormais à Gubeikou.

Ils avaient suivi le tracé de la Grande Muraille pendant quelques jours avant que la rugosité du terrain ne prévienne leur avancée. Le groupe de soldat suivit la route la plus empruntée, chargée de marchands et de voyageurs, allant de grande ville en grande ville, puis s'éloignant de nouveau vers les routes de forêt. Sinueuses, tantôt raides, presque impraticables. Pendant les jours qui suivirent, dont il perdit presque le compte, il n'eut plus aucun repère. Le soleil se levait en des directions qui ne correspondaient pas a ses relevés quotidiens au Jardin Radieux. Rien ne pouvait en être plus éloigné. La canopée lui offrait un ciel étranger. Ce n'était pas désagréable, bien que déroutant. 

Il en oubliait sa condition d'être des ténèbres pour se consacrer entièrement à sa tâche. Il n'y avait même pas pensé alors qu'au devant de la colonne, le bruit de sabots de chevaux lancés à pleine allure se répercutait contre les arbres. Le son était sourd, grandissant à mesure que le temps s'écoulait ; les soldats de la petite escorte se raidirent sur leurs montures. Sauron accueilli la nouveauté avec intérêt, le flux magique en lui s'intensifiant. 

La colonne adverse apparut, composée de soldats à ce qu'il pouvait voir. La tension changea significativement en intrigue, en intérêt. Il observa « ses » soldats échanger quelques mots avec les étrangers ; bien que leurs uniformes furent semblables, il nota une différence de maintien entre les deux cohortes. Ce ne fut pas son plaisir de voir que ses soldats étaient non seulement moins nombreux mais aussi que leur équipement ne valait clairement pas celui de leurs homologues. 

Cela lui sauta aux yeux alors que le leader du petit groupe inconnu enleva son casque de cuir lamellé de métal et prit la parole d'une voix claire. « Nous vous attendions, Consul. » Une femme. Le doute resta quelques instants mais il fut balayé par un regard plus appuyé à son visage. Certainement pas à sa carrure cependant. « Votre venue nous avait été annoncée pour le mois dernier, mais votre conseiller n’est arrivé que avant-hier. Y a-t-il eu des problèmes en chemin ? »

« A qui ai-je l'honneur ? » demanda Sauron, poli avant toute chose. 

« Commandant Li, de la brigade de Gubeikou. Nous allons vous escorter, les environs ne sont jamais sûrs.
- Devrions-nous nous préparer à une attaque Mongole de ce côté de la muraille ? » demanda Sauron.
« - De ce côté là de la Muraille ce sont plutôt les bêtes qui voudraient votre peau mais elles ne sont pas moins féroces qu'une horde mongole. »

Le Commandant acheva sa phrase par l'ombre d'un sourire sec sur son visage et s'en retourna, ordonnant ses troupes de former une avant-garde. Elle resta ainsi aux second rang, aux côtés du consul alors que son groupe de soldat se retrouvait encadré ainsi des soldats de Li. 

Le reste de la chevauchée se révéla peu fournie en discussions. Bien qu'elle se fut placée à ses côtés, Li ne semblait pas avoir envie d'initier une discussion. « J'en déduis que les attaques sont monnaie courante à Gubeikou ? » se risqua-t-il alors. 

Le terrain se faisait plus escarpé. Du large étalage de chênes à la canopée masquant le ciel, l'avancée passait désormais à un chemin plus découvert.

« Vous venez de l’est, Général. » répondit le Commandant d’une voix claire. « Ils ne risquent rien à l’exception d’un peu de houle. Ici nous voyons des affrontements quotidiens. 
- Souffrez-vous d’un quelconque manque de moyens ? » demanda-t-il de but en blanc. 

Il ne pourrait pas parler chiffons avec ce commandant-là, de toute évidence.

«Nous nous suffisons à nous-mêmes, Général.»
« Parlez-moi de Gubeikou. » reprit-il.

Un silence.

« Vous venez découvrir Gubeikou comme on visite un village de campagne, où bien venez-vous l'inspecter comme les ordres le prévenaient ? J'admet ne pas comprendre vos intentions, Général. »

Droite et fière, la commandante de la muraille de Gubeikou.

« Pardonnez-moi de cette incompréhension, Commandant. Il me semble que le message n'ait pas été très clair. Je viens en effet inspecter votre respectable bout de mur. Mais il s'avère que les parchemins, livres et autres cartes qu'il m'ait été données de voir ne rendent que peu de justice aux bâtiments réels. Qu'est-ce que savoir que cette muraille a été construite pendant la Dynastie des Qi pourrait m'apporter quant à la facture de ses tours ?  Je vous prie de me considérer comme un invité, certes, mais ne vous attendez pas à ce que je reste assis dans votre bureau à prendre un thé. 143 tours, sont-elles au moins toutes provisionnées ? 
- N'imaginez pas une seconde que je laisserais un maillon de la chaîne qui protège le nord de notre capitale prêt à se rompre, Général. »

Plus avant, haute et nichée au creux des montagnes, la Grande Muraille lui révélait ses sommets de pierre au rythme lent du pas des chevaux.