Erik s’arrêta un instant, prit une inspiration. Une pause. Le temps de souffler, le temps de se remettre de la montée difficile des rues ensoleillées de la Costa del Sol.

Il y avait ici un petit air charmant ; un sentiment de légèreté, mêlé à une impression de dépaysement qui n’était pas pour déplaire. On voyait la mer, là-bas, en contrebas, grandiose et infinie. Le lointain bruit des vagues était couvert par l’animation d’une journée située en pleine période touristique. Les formes des voyageurs se découpaient sur les maisons aux murs blancs, et la couleur de leurs parures s’accordait aux pétales des fleurs pendant aux jardinières.

Peut-être aurait-il dû l’ouvrir, oui, son bar sur la plage, pensa l’escroc.

Il se serait levé de bonne heure pour y travailler ; aurait certes pesté contre tous ces idiots caractériels venus lui commander des cocktails personnalisés, mais il aurait su aimer ce monde. Le jeune homme s’imaginait sur la plage, le soir venu, à l’heure où tous retournent à leurs hôtels, les yeux rivés sur l’horizon, et sur le soleil couchant.

Une belle image, qu’il accueillit dans un premier temps avec satisfaction. Et pourtant, bien vite, elle lui laissa un goût amer. Elle, lui était bien trop familière, et la plage qu’il revit en mémoire inaccessible. Erik se retourna vers les hauteurs, prêt à reprendre la marche.

Lorsqu’il avait reçu son ticket gagnant pour un séjour à la Costa del Sol, dire qu’il avait été plus que dubitatif eut été un euphémisme. Puis, avant son départ, il avait cherché à vérifier la validité des tickets — de l’offre en général — et avait été surpris de constater que tout était en règles. Cela n’avait pas suffi à le convaincre : qui lui aurait fait un tel cadeau ? Pourquoi ? Tout ceci était bien trop intriguant, et suspect.

Son patron ne l’avait, hélas, pas vu du même œil. Et il s’était donc retrouvé ici.

Rah ! Au Nuage Noir Jimbo ! La balade qu’Erik faisait là n’avait rien de professionnel. Rien qui soit lié au contrebandier, ou à Illusiopolis. Inutile, donc, de penser à ceux-ci. L’escroc devait vérifier quelque chose ; pour lui, tout simplement. Il prit à droite, continua dans une ruelle couverte par des treillis fleuris, puis s’engagea dans la Rue des Amandiers : une petite rue commerçante, essentiellement tournée vers l’art et l’artisanat, située dans le cœur historique de la ville. On y trouvait quelques galeries et ateliers ; de rares boutiques de souvenirs, pour les bourses plus modestes. Le jeune homme allait, le pas lent. Devait-il prendre quelque chose ? Il avisa les habituelles cartes postales — bien peu à son goût — et les T-shirt que personne ne mettait jamais. Non merci. Il finit par entrer dans une maroquinerie discrète ; l’un des sacs qu’il avait vu dans sa vitrine lui semblait en effet susceptible de plaire à Hélène — l’une des quelques personnes à qui il estimait vouer une certaine confiance. Simple, mais avec une poignée de motifs et de couleurs. Un objet accordé tant au morne des immeubles d’Illusiopolis, qu’au seyant de leurs néons.

Erik essayait de gagner du temps, aussi.

Ce n’était pas la première fois qu’il était invité à la Costa del Sol. Simplement, il n’avait jamais donné suite. Il avait calmement refusé la première fois, mettant en avant une quelconque occupation professionnelle de l’époque. Quant à la seconde, il n’avait pas donné suite. La lettre de Jia Carlstein, désormais Jia Langelois le pensait-il, était restée sans réponse.

Ils avaient pourtant conversé des mois durant avant cela, de missive en missive ; de mots en mots, couchés sur le papier. L’escroc pensait pouvoir dire que cet échange lui avait été bénéfique, à l’époque : c’était là une conversation silencieuse, où il avait pu se livrer en sous-entendus discrets, et avoir le sentiment bien agréable de n’être pas si mauvais bougre. Il appréciait en outre Jia, cette présence lointaine — cette jeune fille qui lui parlait en toute confiance, et à qui il avait été tenté si souvent d’en dire plus, inspiré par la douceur et l’innocence qu’il sentait émaner de ses phrases.

En dire plus, oui. Pas tout. Mais plus. Ses doigts se resserrèrent sur le sac en papier de la Maroquinerie del Sol. Il se souvenait bien de cette dernière lettre qu’il avait essayé d’écrire…

— « Je n’ai pas été tout à fait honnête avec vous » était un motif qui revenait souvent.

Il ne l’avait pas finie. Il ne l’avait pas envoyée. Il en avait brûlé tous les brouillons, et noyé toute envie de se décharger de ce qu’il avait fait. C’était ridicule, après tout. Il se demandait bien pourquoi il avait eu cette impulsion, alors. Etait-ce la distance ? Se dire qu’après tout, tout cela serait loin ? Etait-ce de se dire qu’elle n’en transmettrait peut-être rien, trop tenue par l’estime qu’elle avait pour un homme qui pourtant lui révélerait être ô combien moins bon que ce qu’elle avait pensé ? Ou était-ce parce qu’il était fatigué ? — Qu’il n’avait plus les idées claires, enfermé dans ses quelques mètres carrés serrés dans la pierre du Domaine Enchanté ? Il ne savait pas. Il avait eu la lucidité de ne pas amener cette folle idée à son terme.

En revanche, il avait eu la bêtise de ne rien écrire. De couper court à la relation qu’ils avaient eue — toute honorable et distante qu’elle fut — sans un mot.

Depuis, parfois — souvent — il en ressentait un triste goût d’inachevé. Il n’avait pas dit « au revoir. »

Comme toujours, pouvait-on dire. Pourquoi cela l’ennuyait-il tant ?

Lui en avait-elle voulu ? S’était-elle bien mariée, avec le Dimitri auquel elle avait été promise ? Ce mariage, l’avaient-ils célébré sous le regard d’Etro, ou avait-elle su faire valoir ses propres croyances ?

Qui s’était exprimé où il aurait dû le faire ?

Surtout, était-elle heureuse, désormais ?

Qu’avait-il manqué, encore, à courir ?

Il sentit sa gorge se serrer, et ralentit. J’en ai marre de regretter des trucs, se disait-il sans pour autant pouvoir s’en empêcher. Il avisa le numéro du bâtiment devant lequel il se trouvait, et se laissa aller d’étape en étape jusqu’au 17.

« Galeries Langelois » soufflait la devanture.

L’escroc ne savait que faire, maintenant qu’il se trouvait là.

Il s’était dit — et c’était bien idiot, il le pensait — qu’il y jetterait un œil. Comme ça, juste pour voir. Il n’allait pas entrer. Il n’allait pas se présenter. Il n’allait pas demander de nouvelles. Quel droit en avait-il ? Quelle idiotie eusse été ? Il prit quelques pas de recul, avisant la façade de l’immeuble. Propre ; désespérément blanche, comme le reste de la ville. Les volets étaient entretenus, et les vitres lavées. Aucune craquelure à l’horizon. Un bâtiment soigné. Ses yeux glissèrent sur quelques fenêtres ouvertes, et sur un plafonnier auquel pendaient des pierres qui, si elles étaient vraies, devaient valoir leur petite fortune.

Elle devait avoir les moyens de bien vivre, si elle résidait toujours ici. C’était déjà ça.

Une vilaine curiosité le piquait toutefois. Toujours plus. Il avait vu l’immeuble ; mais est-ce que les choses se passaient bien ? Quelles nouvelles lui donnerait-elle, s’il sonnait à cette porte ? — Rah merde Erik arrête ! C’était une mauvaise idée que de passer. Pourquoi avait-il tenu à s’aventurer dans cette rue ? Il savait qu’il ne ferait rien. Mais quel con ! T’apprendras quand ?!

Agacé, il se détourna. Il prit le chemin des hauteurs.

Rapidement, pour s’empêcher de penser.
— — — — —

« Je vais chercher le gâteau. Tu as besoin d’autre chose ? »

Jia, en bas des escaliers, la main sur la poignée de la porte d’entrée, jeta un œil à son époux, monté chercher des documents qu’il avait oublié. Ce dernier lui sourit finement. « Non, rien. »

« — Je rentre tôt ce soir, ajoutait-il.
- Tu ne disais pas avoir beaucoup de travail ?
- Ca fait un moment que nous ne sommes pas sortis en ville. »

Dimitri couvait son épouse avec le regard doux et radieux qu’elle lui connaissait. Celui qu’elle appréciait tant. Celui qu’elle ne se lassait pas de voir. Elle lui rendit son sourire. « Tu as raison. » Sans plus attendre, elle ouvrit la porte, laissant la lumière du soleil caresser son dos. « A tout à l’heure alors ! »

Impatiente, elle se détourna. Elle prit le chemin de la plage.

Rapidement, la tête pleine de pensées.