Allongé dans sa tente, loin des regards de tous, Sora gardait les yeux ouverts. La toile de la tente ne laissait passer qu'une lumière blafarde : le temps était aux nuages. Dehors, aucun bruit ne venait perturber ses pensées sinon une faible brise, ni chaude ni froide.

Il n'avait pas beaucoup dormi depuis la grande bataille, depuis leur victoire contre les forces de Kefka. Il tenait une sacrée fièvre qui brûlait et épuisait son corps. On avait recousu ses blessures, appliqué de l'onguent sur sa peau meurtrie et un long bandage lui comprimait désagréablement la taille. C'était rudimentaire. On pourrait lui prodiguer de meilleurs soins au Château Disney mais quelque chose le retenait encore ici. Etaient-ce les fantômes qui vagabondaient aux limites de son esprit, surgisseant toujours au mauvais moment, alors qu'il s'apprêtait à sombrer dans le sommeil ? Il aurait aimé qu'ils soient plus que de pâles figures, des rappels hurlants de ses échecs.

Les rebelles de Robin, poussés par leur ferveur, leur désir de justice, avaient gagné. La Lumière aussi, grâce à la pugnacité de la Générale, grâce à l'ardeur d'Heinrich. Mais Sora ne pouvait repousser le sentiment qu'il avait perdu. Une simple question, pourquoi ?, en entraînait d'autres, l'aspirait dans un tourbillon si étourdissant que, même allongé contre sa rustique paillasse, il se sentait chuter dans un gouffre sans fin.

"Hé bien, compagnon, que fais-tu encore ici ?"
C'était Adam de la Halle, le coq troubadour, qui venait de soulever un pan de sa tente pour laisser passer sa tête et sa crête. "Nous te cherchions. Tout le monde est à la cérémonie."
Sora se redressa en prenant appui sur ses avant-bras. La douleur sourde à son front et à son ventre se réveilla, lui arrachant une grimace. "Je ne suis pas d'ici. C'est votre cérémonie", tenta-t-il d'une voix pâteuse.
Le ménestrel pénétra dans la tente, la crête et le ventre gonflés. "Billevesées. Tu étais avec nous pendant la bataille. Et quoi ? Tu ne souhaites pas rendre hommage à ceux qui ont péri pour assurer notre victoire ?"

Sora détourna le regard vers sa gourde qui jonchait le sol. Comment le dire à Adam ? Comment lui expliquer que ce genre d'affaires tristes, ce n'était pas son rayon ? Que tout était sens dessus-dessous ? Que lorsqu'il quittait chaque monde, ce devait être avec des sourires, des blagues et la certitude que tout irait pour le mieux ?

"Tu dois savoir, mon jeune ami, qu'il est du devoir des vivants d'honorer les morts. C'est ainsi, seulement ainsi, que leur sacrifice prend du sens."
"Tu as écrit une chanson pour eux ?" fit Sora.
"N... non, point encore." Visiblement troublé, Adam se grattait la crête. "Mais cela viendra. La musique reprend toujours ses droits. Allez, je t'attends dehors."

Le coq parti, Sora regarda autour de lui et soupira. Il attrapa sa veste, ce qu'il en restait, et l'enfila, tout comme ses chaussures usées, presque rapiécées. On lui avait bien proposé des habits propres et solides mais ce n'était pas ses habits. S'il leur restait une once de leur magie d'autrefois, il s'y accrocherait jusqu'au bout. Il but goulument à sa gourde, la reposa au sol et se leva pour sortir, manquant de tomber une fois debout.


***

Le petit chemin de terre sinueux menait à la chapelle en pierres de Frère Tuck. Le glas du clocher résonnait sur la plaine comme un battement de coeur agonisant, et le ciel entièrement voilé le retenait là, près de la terre. Autour du chemin qu'arpentaient Sora et Adam de la Halle, de nombreuses croix en bois entouraient les vieilles tombes en pierre. On avait coupé des arbres aux environs pour fabriquer en hâte ces sépultures.

"Nous arrivons à la fin", commenta Adam quand ils croisèrent un défilé de mines basses quittant les lieux. Sora, une main sur le ventre, regardait en coin les figures défaites des gens pour ne pas regarder les croix. Quand il l'avait fait en arrivant, il s'était senti vaciller. Tant de morts. Autrefois, il aurait pu l'éviter. S'il pouvait remonter le temps, il n'aurait pas attendu la bataille. Il serait allé défaire Kefka seul, à la faveur de la nuit, sans prévenir personne.

*Et tu serais mort.*
Certainement. Seul, il n'arrivait à rien.

Sur la gauche, un homme-lapin se lamentait devant une de ces croix toutes neuves. "T'étais vraiment un couard, et sûr que t'étais pas rapide, hein. Quelle idée aussi de se traîner une carapace comme ça !" Entre ses sanglots, l'homme-lapin parvenait à sourire et Sora s'arrêta pour l'observer. "On savait toi et moi que ça se terminerait comme ça. T'es venu quand même, alors que t'avais rien, rien à protéger. Je vais... je vais.. je sais pas ce que je vais faire, là. Boire pour deux. Ca, c'est sûr." Après une longue inspiration et dans un ultime soupir mouillé, comme une délivrance, le lapin lâcha : "Adieu, mon ami."

Le poing gauche serré, Sora repensa à la veuve du soldat de la Lumière qu'il avait dû consoler sur ordre de Fiona. Le caporal, non, le sergent.. comment, déjà ? Ca lui semblait si lointain.

Il reprit sa route, rattrapant Adam. Un peu plus loin, sur la droite cette fois, près d'une autre croix devant laquelle on n'avait pas creusé la terre, se tenait une lapine et un jeune homme-tortue. Elle finissait de graver le nom de Bobby sur le bois à l'aide de son canif. Elle ne pleurait pas, lui si, derrière ses lunettes rondes. Le coq fit halte, sembla hésiter et se dirigea vers eux, Sora à sa suite. Les voyant approcher, la lapine se tourna vers eux et les menaça de son canif.

"Vous êtes désolés, c'est ça ? Comme si ça allait le ramener."

Pris de court, le coq et Sora échangèrent un regard. Adam s'éclaircit la gorge : "Nous souhaitons-"
"Lui rendre hommage ? Mais c'est vous qui l'avez poussé à aller se battre ! Vous-", elle pointait Adam de son canif, "avec vos chansons de gloire, Bobby la Terreur tu parles ! Et vous-", elle pointait Sora, "vous lui avez fait gober qu'il pouvait être un héros, comme Robin des Bois, qu'il sauverait tout le monde !" Sora accusait le coup comme si elle l'avait vraiment planté de son canif, pire encore. Voilà qu'elle confirmait ce qu'il craignait le plus, sa honte, son effroi d'avoir amené un jeune à la mort, parce qu'il avait crû voir en lui la même lumière, la même volonté qu'il avait eues autrefois. Parce qu'il avait effectivement crû qu'empreint d'une telle force, rien ne pourrait arriver à Bobby.

A nouveau, Sora se sentit vaciller. Adam, lui, ne se laissa pas démonter et reprit d'une voix posée : "Allons, très chère. Vous savez tout comme moi que Bobby a toujours eu le coeur à se battre. Il n'avait pas besoin de nous pour ça. Déjà, à l'époque du Prince Jean-"
"Vous auriez pu l'empêcher !" Elle tenait le canif en l'air, mais déjà sa rage s'était consumée et son bras se baissait. Un soubresaut la prit et sa voix se cassa : "Il serait encore là, avec nous." Penaude, elle rangea le canif dans une poche et se tourna vers Tobi qui larmoyeait toujours : "Le chapeau de Robin était trop grand, je l'ai toujours dit. Même avec ses oreilles, il tombait encore et encore. Il était trop grand." Ils se prirent dans les bras l'un de l'autre, et Sora posa son regard sur la croix en bois, juste un instant, le temps d'un frisson glacial. L'image du pont soufflé lui revint en tête, ce gouffre derrière les pierres luisantes sous la pluie. Il ne restait rien de Bobby. Une main sur son épaule calma ses tremblements : "Continuons, Sora." Le héros de la keyblade fit oui de la tête et murmura "Je suis désolé" si faiblement que, sans doute, la soeur de Bobby ne put l'entendre.

Ils gravirent à nouveau le chemin, croisant d'autres figures en partance. Pour Sora, chaque pas était plus lourd que le précédent. La cloche sonnait toujours, lancinante et monotone. Près de la chapelle, sur la droite, Robin des Bois était agenouillé devant une autre croix. Il avait enlevé son couvre-chef. Quand il les vit s'approcher, il se releva et les accueillit d'un maigre sourire.

"C'est amusant... c'est lui qui me disait toujours que je prenais trop de risques." Comme ni Adam, ni Sora ne répondaient, il enchaîna : "Il était toujours présent, toujours là pour me remonter le moral. Pour me soutenir dans mes plans, aussi fous qu'ils pussent être. Toujours derrière moi. Un véritable ami."

Sora ne comprenait que trop ce que Robin pouvait ressentir à cet instant précis. Lorsque son regard s'attarda sur la croix, il crut y voir marqué Riku. Ce ne fut pas sa fièvre qui le fit transpirer alors. "Ah, on s'est quand même bien amusés. Comme si rien de grave ne pouvait nous arriver. Et moi qui pensais qu'après tous ça, on pourrait retrouver ces jours heureux à batifoler dans les étangs, à tuer le temps autour d'un bon feu, lui à la popote, moi à la sieste. Hé hé." Le renard souriait en coin pour mieux masquer son minois défait. "Mais ça en valait la peine. Pas vrai ?"

A nouveau, Sora et Adam furent pris de court. Robin n'avait pas l'habitude de douter de la justesse de sa cause. Le coq répondit presque immédiatement : "Bien sûr, Messire Robin. Vous allez bâtir un avenir meilleur, maintenant que l'infâme sorcier est parti." Quant à Sora, il doutait aussi. Kefka n'était pas défait, il s'était simplement échappé. Qui savait pour quel monde ? Qui savait comment l'arrêter ? Et il n'était qu'un seul homme. Tant d'autres pouvaient venir à Sherwood et corrompre les gens au coeur faible. Pourtant, malgré ce qu'il savait, devant l'air quémandeur de Robin des Bois, le porteur de keyblade  ne se sentait capable que d'une chose : opiner du chef, avec un petit sourire.

Frère Tuck refermait la porte de sa chapelle et se dirigeait, solennel, les mains croisées dans ses manches trop amples, vers leur attroupement.

"Reviendras-tu nous voir, Sora ?" demanda Robin, la tête légèrement inclinée sur la droite. *Bien sûr*, fut la réponse qui fusa mécaniquement dans la tête de Sora. Mais les promesses lui pesaient trop lourd depuis un certain temps. Et il y avait trop de fantômes ici, un pour chaque croix assurément. S'il s'éloignait, peut-être qu'ils n'oseraient pas le suivre. Après avoir regardé ses pieds dans la terre, il remonta le menton. "Je ne sais pas. Mais je me souviendrai de vous. Et de tout ce qui s'est passé ici."

En l'entendant, Robin eut l'air triste. Puis, résigné, le renard lui posa une main sur l'épaule : "Adieu, compagnon. J'espère que tu te remettras vite. Vise toujours juste et droit." Ils restèrent les yeux fixés l'un sur l'autre un court et intense moment. Ce fut Adam qui les coupa en se grattant la glotte : "Ahem. Quant à moi, sire Robin, il me prend des envies de voyage."
"Vous nous quittez aussi, sire de la Halle ?"
"Allons, vous savez bien que comme les archers, les trouvères doivent toujours mettre plusieurs cordes à leur... mandoline. Elargir leurs horizons, trouver de nouvelles histoires, des récits inspirants que je reviendrai expressément vous conter."
"Vous allez nous manquer, comme vos chansons. Même les plus mauvaises."
"Qu'ouïs-je ? Sous-entendez-vous que mon talent pour l'écriture ne serait d'une constance à toute épreuve ?"

Sora se retira, les laissant se chamailler. Il retrouva le chemin, il n'avait qu'une envie, retourner au campement, maintenant. Mais son regard fut capté par une autre croix, sur la gauche. Elle ressemblait à toutes les autres mais se tenait légèrement à l'écart. Un monticule de terre fraîche tronait devant.

"Peu de monde est allé lui rendre hommage. Personne, en fait." Frère Tuck l'avait suivi et s'était posté à ses côtés. Sora ne lui répondit pas. Plus il fixait la croix, plus son coeur battait fort.
"Comme chacun d'entre nous, pauvres mortels, elle avait ses propres démons à combattre. Mais toutes les âmes peuvent être sauvées. Toutes sont les bienvenues ici et au ciel, auprès de notre Sauveur."
"J'aimerais y croire. Ca doit être rassurant", commenta Sora. Il avait vu trop de choses, les âmes perdues aux Enfers, celles du monde d'Halloween, les pirates maudits, pour être certain que chaque âme rencontrait la même fin. Frère Tuck ne le contredit pas. "Peu importe ce en quoi vous croyez. Croyez-y." Interloqué, Sora se tourna pour lui faire face, vit son sourire bienveillant. Voilà qui l'apaisait quelque peu. "Souhaitez-vous m'accompagner, dire quelques mots ?" l'invita Frère Tuck en tendant un bras vers la tombe. Sora serra le poing, sentant, pour la énième fois ce jour, le monde tournoyer autour de lui. "Non, merci."

Il voulut ajouter quelque chose, mais ce n'était que palabres et commentaires si inadaptés qu'ils en étaient ridicules. Alors il fit au revoir à Frère Tuck d'un signe de tête et redescendit le chemin de terre sinueux, le regard fixé sur la plaine et la forêt, la tête ailleurs pour oublier sa douleur. Le glas du clocher avait cessé. Un furtif rayon de soleil perça le voile du ciel et illumina la terre devant lui, entre les tombes et les croix. Il s'approcha et s'accroupit à cet endroit.

Comment n'avait-il pas pu remarquer les fleurs qui poussaient là ?