« J’ai mal… partout.
— Essaie de penser à autre chose, Puck.
— J’ai encore mal.
— Alors pense plus fort. »
Infirme dans son lit d’infirme, Al’ soupire. Il soupire à répétition et sans arrêt depuis qu’on l’a réveillé, depuis la très précise seconde où il a ouvert les yeux pour réaliser qu’il était encore là, cloué sur ce matelas de fakir, enchaîné à un pied qui refuse de coopérer. Al’ ne supporte pas d’être cloué au lit, l’expression lui fait imaginer un fossoyeur louche qui clouerait un cercueil le sourire aux lèvres. Il ne supporte pas non plus qu’on le réveille pour une raison qui ne vaille pas, surtout pas quand il est en plein duel épique, surtout pas quand il sauve la veuve et l’orphelin, surtout pas quand il parcourt les océans à dos de baleine à la quête de butins de pirates, surtout pas quand il rêve, ça ne vaut jamais la peine.
Autour de lui, les gens se plaignent dans un seul et même brouhaha, Al’ ne pourrait pas dire qui a mal à la jambe et qui a mal à la tête, les voix se confondent dans un écho sinistre. Les grands blessés sont toujours en plus piteux état que les autres, ils sont certainement toujours plus enflés, assommés, ankylosés que leur voisin de lit, toujours plus prêts du précipice que le reste des écorchés. Al’ a l’impression qu’il s’agit d’une compétition, d’une concurrence effrénée entre tous ces tourmentés qui cherchent à décrocher le titre du martyr le plus complet. Al’ croit qu’il est bien absurde de louanger sa propre souffrance, il serait bien ailleurs et bien heureux s’il pouvait réaligner tous les os dans son pied et ne plus jamais se blesser ensuite.
« J’ai jamais eu aussi mal à la tête…
— Tu as dit la même chose hier, Héléna.
— Hier aussi c’était vrai… »
Ce matin, une dame est passée à son chevet avec une mixture à faire dormir des éléphants, mais Al’ n’a pas fermé l’œil depuis. Elle lui a aussi dit que l’état de son pied s’améliorait, mais il n’a pas cru une seconde à la hauteur de ses mensonges. Al’ sait très bien que son pied ne se répare pas de lui-même, que la douleur ne s’estompe pas jour après jour, que les couleurs suspectes continuent de se propager dans un arc-en-ciel funèbre sur l’entièreté de sa jambe. Il pense peut-être que le temps finira par faire retomber la poussière, même celle qui refuse maintenant de se poser sur son pied, mais la patience d’Al’ n’est plus qu’une fragile couche de glace juste au-dessus d’un détroit en déferlement. Tout est sur le point de s’effriter, il ne lui faudrait qu’une confirmation du destin, quelque chose comme :
« Je crois que je vais mourir, Puck.
— Moi c’est pire. »
Al’ n’est soudainement plus un grand blessé, mais un accidenté – il n’a plus rien à faire ici et il doit quitter ce lit avant de fondre définitivement entre les fibres du matelas. Il regarde autour de lui et choisit un moment opportun – pas le plus opportun, mais on fait ce qu’on peut – pour s’extirper de ses couvertures, pour faire pendre ses jambes tout au long du matelas et pour empoigner ses béquilles. Il ne salue personne, ni Puck, ni Héléna, ni tous ces grands artistes de la complainte, avant de partir. Il se contente de bondir hors du lit et de claudiquer à coup de béquilles jusqu’à la sortie, en se faufilant entre les presque-cadavres qui dorment un peu partout dans l’infirmerie, puis entre les deux portes de la salle, qui s’ouvrent, comme ça au bon moment, pour laisser passer une infirmière recouverte de sang à peine séché.
À l’extérieur, au bout du couloir, deux gardes sont posés dignement, armés et cuirassés, prêts à défendre le château contre n’importe quelle apocalypse. Les gardiens sont tout aussi fiers et dignes que les chevaliers, pense Al’, et c’est ainsi qu’il met le doigt sur un plan B, sur une stratégie de secours. S’il ne peut parcourir des terres désolées, épée à la main, pour empaler des dragons, si son pied l’en empêche pour quelconque raison, il parcourra plutôt des couloirs de château, épée à la main, pour démasquer les intrus. Cette solution de rechange le convient.
En revanche, Al’ n’est lui-même rien d'autre qu’un intrus pour le moment, et il décide d’emprunter la direction opposée pour des raisons évidentes. Il décide aussi de ne pas faire attention aux gardes, de ne pas les contempler plus longtemps et de ne plus croiser leur regard; rester sur place lui semble être bien louche, il ne doit jamais arrêter de faire ramer ses béquilles pour donner l’impression aux autres qu’il sait de tout cœur vers où il se dirige. Les couloirs lui semblent pourtant éternellement similaires, soit il tourne en rond, soit il s’engouffre dans ce dédale – il revoit les deux portes de l'infirmerie et il sait que tout est à recommencer : dès lors, il ne cherchera plus des couloirs et des corridors, mais bien des escaliers, et s’arrêtera pas avant d’avoir atteint la plus haute tour, et ainsi soit-il.
Difficilement mais sûrement, Al’ s’arrête devant d’imposants escaliers en roche, situés juste à l’intersection de trois autres couloirs. Il prend une grande respiration, presque trop grande et preque trop longue, comme s’il espérait avaler un peu de courage en même temps : il sait que cette ascension sera pénible et ardue, et il sait aussi que ce n’est que la première de toute une série d’ascensions pénibles et ardues. Dans de grands mouvements dramatiques, Al’ pose une première béquille sur la première marche, essaie de se soulever, mais il est instable, il n’arrive pas à mettre le doigt sur son point d’équilibre. Il essaie de nouveau, réussit à monter une marche, et puis deux, mais doit prendre une pause au bout de trois – allons Al’, un peu de tonus!
À mi-chemin – Al’ sait qu’il est à mi-chemin parce qu’il s’arrête pour le constater –, il pose par mégarde son pied droit sur le sol : tout son corps s’emplit d’une douleur vive, puis d’une pression insoutenable, puis d’un cri de tourment qu’il n’arrive à contenir. Sans pouvoir rien faire, il voit l’une de ses béquilles s’affranchir de son emprise, il la voit se laisser glisser en toute tragédie jusqu’à la première marche. Dans un élan qui ne mène à rien pour la récupérer au vol, Al’ perd aussi le contrôle de la seconde béquille – pourquoi pas? – et se retrouve au milieu des escaliers, piteux, sur une jambe.
Alors qu’il pense que la situation a atteint un palier d’absurdité, il aperçoit au pied des escaliers une bête sur deux pattes, un fauve en armure, un ours bleu au front de licorne. Al' ne sait pas tout à fait s’il doit détaler, mais il sait toutefois qu’il n’a plus la possibilité de le faire. Il essaie de trouver une solution rapide, un portail spatiotemporel ou une faille dans le mur du château, mais ses idées s’affolent et peinent à décanter, il ne peut réfléchir dans un tel chaos. Irrésolu, Al’ se retourne vers le fauve et fait cligner rapidement ses paupières, un peu par effroi, un peu pour essayer d’effacer ce qu’il voit, un peu pour signaler SOS en code Morse. Apparemment, ne pas pouvoir marcher correctement n’empêche pas Al’ de se mettre les deux pieds dans le plat.