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Nous sommes quatorze ans après les évènements de Kingdom Hearts 2. En tant d’années, les choses ont considérablement changé. Les dangers d’hier sont des soucis bénins aujourd’hui, et au fil du temps, les héros ont surgi de là où on ne les attendait pas. Ce sont les membres de la lumière qui combattent jour après jour contre les ténèbres.

Ce n’est plus une quête solitaire qui ne concerne que certains élus. C’est une guerre de factions. Chaque groupe est terré dans son quartier général, se fait des ennemis comme des alliés. Vivre dehors est devenu trop dangereux. Être seul est suicidaire. A vous de choisir.

La guerre est imminente... chaque camp s'organise avec cette même certitude pour la bataille.

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« J’ai mal… partout.

— Essaie de penser à autre chose, Puck.

— J’ai encore mal.

— Alors pense plus fort. »

Infirme dans son lit d’infirme, Al’ soupire. Il soupire à répétition et sans arrêt depuis qu’on l’a réveillé, depuis la très précise seconde où il a ouvert les yeux pour réaliser qu’il était encore là, cloué sur ce matelas de fakir, enchaîné à un pied qui refuse de coopérer. Al’ ne supporte pas d’être cloué au lit, l’expression lui fait imaginer un fossoyeur louche qui clouerait un cercueil le sourire aux lèvres. Il ne supporte pas non plus qu’on le réveille pour une raison qui ne vaille pas, surtout pas quand il est en plein duel épique, surtout pas quand il sauve la veuve et l’orphelin, surtout pas quand il parcourt les océans à dos de baleine à la quête de butins de pirates, surtout pas quand il rêve, ça ne vaut jamais la peine.

Autour de lui, les gens se plaignent dans un seul et même brouhaha, Al’ ne pourrait pas dire qui a mal à la jambe et qui a mal à la tête, les voix se confondent dans un écho sinistre.  Les grands blessés sont toujours en plus piteux état que les autres, ils sont certainement toujours plus enflés, assommés, ankylosés que leur voisin de lit, toujours plus prêts du précipice que le reste des écorchés. Al’ a l’impression qu’il s’agit d’une compétition, d’une concurrence effrénée entre tous ces tourmentés qui cherchent à décrocher le titre du martyr le plus complet. Al’ croit qu’il est bien absurde de louanger sa propre souffrance, il serait bien ailleurs et bien heureux s’il pouvait réaligner tous les os dans son pied et ne plus jamais se blesser ensuite.

« J’ai jamais eu aussi mal à la tête…

— Tu as dit la même chose hier, Héléna.

— Hier aussi c’était vrai… »

Ce matin, une dame est passée à son chevet avec une mixture à faire dormir des éléphants, mais Al’ n’a pas fermé l’œil depuis. Elle lui a aussi dit que l’état de son pied s’améliorait, mais il n’a pas cru une seconde à la hauteur de ses mensonges. Al’ sait très bien que son pied ne se répare pas de lui-même, que la douleur ne s’estompe pas jour après jour, que les couleurs suspectes continuent de se propager dans un arc-en-ciel funèbre sur l’entièreté de sa jambe. Il pense peut-être que le temps finira par faire retomber la poussière, même celle qui refuse maintenant de se poser sur son pied, mais la patience d’Al’ n’est plus qu’une fragile couche de glace juste au-dessus d’un détroit en déferlement. Tout est sur le point de s’effriter, il ne lui faudrait qu’une confirmation du destin, quelque chose comme :

« Je crois que je vais mourir, Puck.

— Moi c’est pire. »

Al’ n’est soudainement plus un grand blessé, mais un accidenté – il n’a plus rien à faire ici et il doit quitter ce lit avant de fondre définitivement entre les fibres du matelas. Il regarde autour de lui et choisit un moment opportun – pas le plus opportun, mais on fait ce qu’on peut – pour s’extirper de ses couvertures, pour faire pendre ses jambes tout au long du matelas et pour empoigner ses béquilles. Il ne salue personne, ni Puck, ni Héléna, ni tous ces grands artistes de la complainte, avant de partir. Il se contente de bondir hors du lit et de claudiquer à coup de béquilles jusqu’à la sortie, en se faufilant entre les presque-cadavres qui dorment un peu partout dans l’infirmerie, puis entre les deux portes de la salle, qui s’ouvrent, comme ça au bon moment, pour laisser passer une infirmière recouverte de sang à peine séché.

À l’extérieur, au bout du couloir, deux gardes sont posés dignement, armés et cuirassés, prêts à défendre le château contre n’importe quelle apocalypse. Les gardiens sont tout aussi fiers et dignes que les chevaliers, pense Al’, et c’est ainsi qu’il met le doigt sur un plan B, sur une stratégie de secours. S’il ne peut parcourir des terres désolées, épée à la main, pour empaler des dragons, si son pied l’en empêche pour quelconque raison, il parcourra plutôt des couloirs de château, épée à la main, pour démasquer les intrus. Cette solution de rechange le convient.

En revanche, Al’ n’est lui-même rien d'autre qu’un intrus pour le moment, et il décide d’emprunter la direction opposée pour des raisons évidentes. Il décide aussi de ne pas faire attention aux gardes, de ne pas les contempler plus longtemps et de ne plus croiser leur regard; rester sur place lui semble être bien louche, il ne doit jamais arrêter de faire ramer ses béquilles pour donner l’impression aux autres qu’il sait de tout cœur vers où il se dirige. Les couloirs lui semblent pourtant éternellement similaires, soit il tourne en rond, soit il s’engouffre dans ce dédale – il revoit les deux portes de l'infirmerie et il sait que tout est à recommencer : dès lors, il ne cherchera plus des couloirs et des corridors, mais bien des escaliers, et s’arrêtera pas avant d’avoir atteint la plus haute tour, et ainsi soit-il.

Difficilement mais sûrement, Al’ s’arrête devant d’imposants escaliers en roche, situés juste à l’intersection de trois autres couloirs. Il prend une grande respiration, presque trop grande et preque trop longue, comme s’il espérait avaler un peu de courage en même temps : il sait que cette ascension sera pénible et ardue, et il sait aussi que ce n’est que la première de toute une série d’ascensions pénibles et ardues. Dans de grands mouvements dramatiques, Al’ pose une première béquille sur la première marche, essaie de se soulever, mais il est instable, il n’arrive pas à mettre le doigt sur son point d’équilibre. Il essaie de nouveau, réussit à monter une marche, et puis deux, mais doit prendre une pause au bout de trois – allons Al’, un peu de tonus!

À mi-chemin – Al’ sait qu’il est à mi-chemin parce qu’il s’arrête pour le constater –, il pose par mégarde son pied droit sur le sol : tout son corps s’emplit d’une douleur vive, puis d’une pression insoutenable, puis d’un cri de tourment qu’il n’arrive à contenir. Sans pouvoir rien faire, il voit l’une de ses béquilles s’affranchir de son emprise, il la voit se laisser glisser en toute tragédie jusqu’à la première marche. Dans un élan qui ne mène à rien pour la récupérer au vol, Al’ perd aussi le contrôle de la seconde béquille – pourquoi pas? – et se retrouve au milieu des escaliers, piteux, sur une jambe.

Alors qu’il pense que la situation a atteint un palier d’absurdité, il aperçoit au pied des escaliers une bête sur deux pattes, un fauve en armure, un ours bleu au front de licorne. Al' ne sait pas tout à fait s’il doit détaler, mais il sait toutefois qu’il n’a plus la possibilité de le faire. Il essaie de trouver une solution rapide, un portail spatiotemporel ou une faille dans le mur du château, mais ses idées s’affolent et peinent à décanter, il ne peut réfléchir dans un tel chaos. Irrésolu, Al’ se retourne vers le fauve et fait cligner rapidement ses paupières, un peu par effroi, un peu pour essayer d’effacer ce qu’il voit, un peu pour signaler SOS en code Morse. Apparemment, ne pas pouvoir marcher correctement n’empêche pas Al’ de se mettre les deux pieds dans le plat.
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Mais qu’est-ce qu’il fabrique, celui-là ?

Le seul œil valide du fauve cligne légèrement, fixant le jeune homme ainsi coincé entre deux marches d’escalier.

Il lui semblait bien avoir entendu un cri, les pièces et les couloirs vides ayant propagé le bruit jusqu’à ses oreilles.

Le regard du fauve se concentre à nouveau vers l’escalier, avant de redresser brièvement la barre, en direction du sommet. Il se rend aux remparts ?

Il ne le juge pas, après tout, c’est bien là où il se rendait, lui aussi. Il avait laissé Jen et Ilderberd dans une situation des plus…Cocasse. De corvée de ménage dans une des ailes du château, leurs petites disputes habituelles c’était mut en un vrai duel de serpillières, et le ronso c’était vite agacé de l’immaturité de ses deux compères. Il les avait abandonnés sans même dire au revoir, préférant se diriger vers les remparts pour prendre un peu l’air. Envers et contre tout, il restait et reste une créature des grandes étendues, un animal qui préfère l’air frais et les senteurs hivernaux à celles de pierres et d’humidité.  

Le comportement atypique du jeune homme le sort de ses pensées. Est-ce pour cela qu’il est là, lui aussi ? Il veut prendre l’air sur les remparts ? Bah, pourquoi pas après tout, qu’est-ce que ça lui coûte de l’aider à s’y rendre ? C’est sur son chemin.

Le fauve se baisse, ramassant les deux pauvres béquilles, abandonné à leurs sorts sur les dalles grisâtres. Avant de doucement commencer son ascension des marches en direction de l’inconnu.

Le regard toujours figé sur lui, le ronso en profite pour l’analyser brièvement. Il n’a pas vraiment l’allure d’un chevalier, un écuyer peut-être ? L’absence de barbe ou même de pilosité apparente provoque un frisson dans son échine, brr, les humains sont vraiment dégoutants, sans aucun poil comme ça. Cela lui rappelle ce triste événement au Mont Gagazet, où un des anciens, Himaki, avait fait une allergie et en avait perdu des touffes entières. Terrifiant.

Le regard ne passe pas inaperçu, oh, il en a vu d’autre des comme ça. Et en un sens, ça l’amuse. Malgré tous les réfugiés présents dans le château, des ours, des cerfs, des sangliers, non, c’est lui qui jure le plus.

C’est à distance suffisante du jeune homme que le fauve se baisse. Pour une fois, le ronso ne porte pas son armure traditionnelle, y préférant une tenue plus simple, un vulgaire short de cuir marron à lacet, et un harnais pour le retenir. Par chance, l’humain qui se tient face à lui n’en porte pas non plus, une aubaine, qui réduit considérablement son poids, et qui lui permettra de…

Bryke n’attend pas, sa conclusion aussitôt finie, il vient passer un bras sous les jambes du jeune homme, avant de passer un deuxième dans son dos. C’est dans un geste qu’il essaye le plus doux possible, qu’il vient porter le pauvre infirme.

Le hurlement lui reste toujours en tête, il a visiblement souffert, certainement ce qui lui a fait lâché ses béquilles d’ailleurs. Pauvre gars, s’il gémit à nouveau, il trouvera une solution. Il y avait bien ce sort de soin qu’il avait appris du temps où il était dans sa tribut, bien trop impuissant pour lui rendre sa jambe, mais suffisamment pour au moins le soulager.

Le fauve reprend son ascension vers le sommet, l’odeur sylvestre des remparts envahissant déjà son odorat sensible.
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Le fauve tient le bon bout de la béquille et Al’ vient de frapper un mur, il est en certain. Et le mur, il est à peine figuré. D’aussi loin qu’il réfléchisse, il n’arrive pas à peindre de fin heureuse à toute cette mésaventure : les conclusions qui défilent dans son esprit ne le satisfont pas, elles sont tous trop tristes ou décidément trop sanglantes pour cette heure de la journée. Al’ aimerait imaginer des histoires beaucoup plus joyeuses, des histoires des millions de fois plus joyeuses, des scènes où il n’est pas lacéré éventré dévoré, mais Al’ croit bien que le mur est juste ici, devant lui, un mur velu et un mur imposant. Il pense un instant à s’élancer au bas des marches en guise d’ultime solution, mais l’envie lui passe aussi rapidement qu’elle lui est arrivée – et puis, il ne voudrait pas risquer de s’en sortir avec une deuxième jambe brisée.

Al’ regarde le fauve et vice-versa, même si le fauve regarde un peu plus Al’ que le contraire; Al’ préfère tenir le regard au bas, au niveau du sol ou plus timidement encore, pour éviter de croiser les yeux de la bête; il ne voudrait pas la provoquer inutilement d’un coup d’œil mal placé, il ne voudrait pas envenimer cette situation qui lui apparait déjà trop profonde. Al’ voit pourtant la bête s’avancer, faire un premier pas dans les marches, et il peut déjà imaginer sa peau et sa chair et ses muscles se fendre sous les crocs acérés du fauve – Al’ ne pourrait dire si ses crocs sont acérés, si seulement ce fauve a des crocs, une partie de lui aimerait tant qu’il ouvre la gueule une demi-seconde pour le constater alors que l’autre s’en tient fermement au déni.

Le questionnement d’Al’ ne dure qu’un temps, le fauve grimpe un peu plus dans les escaliers et la fin du monde est certainement pour bientôt. Al’ est un cerf confus au milieu de la nuit, les yeux écarquillés par les phares d’une semi-remorque – Al’ n’aimerait pas qu’on le compare avec un cerf, surtout pas avec un cerf confus, mais c’est ce qu’il est, après tout, une pauvre proie vulnérable. Et le prédateur n’est qu’à une jetée de pierres, ou bien plus près encore. Sans solution aucune, sans moyen de s’éjecter magiquement par le plafond, Al’ capitule et ferme les yeux : quoi faire d’autres, Al’, que de fermer les yeux quand on ne sait plus quoi faire de ce qu’on voit?

Il sent son corps se soulever, subitement mais avec douceur, une drôle de sensation qu’il n’arrive à expliquer. Les yeux clos, porté par un flot de pensées brumeuses, Al’ se laisse bercer par les secousses, des secousses régulières, des secousses qui remuent son âme sans l’agiter, comme s’il dormait sur un cheval trottant peut-être – Al’ n’a jamais trotté à dos de cheval, mais c’est bien cette image qui lui vient à l’esprit à ce moment précis. Sans savoir ce qui arrive, sans vouloir non plus ouvrir les yeux pour le découvrir, Al’ conclut que c’est son âme qui se détache de son emprise matérielle, que c’est son âme qui s’élève adagio vers des cieux plus calmes, ça fait beaucoup, beaucoup moins mal que d’imaginer dix rangées de crocs effilocher tout son corps avec sauvagerie.

La main d’Al’ effleure quelque chose et la sensation lui semble trop vive, trop réelle, alors ouvre-t-il enfin les yeux pour constater qu’il est toujours en un morceau, bien vivant, bien fringuant, porté par le fauve qui était censé le dévorer tout rond tout cru. Il n’arrive pas à expliquer ce qui se passe, il n’arrive pas non plus à comprendre pourquoi les choses se passent ainsi, mais il n’en fait pas toute une histoire, car il préfère de toute façon ce moyen de locomotion aux ascenseurs infernaux de San Fransokyo, ces cannes de sardine à poulie. Al’ se demande si une petite armée de porteurs comme celui-ci attend toute la journée au pied de chaque escalier du château pour porter les accidentés, et il croit que ces courtisans sont des êtres bien ingénieux.

Devant ce nouveau constat, Al’ se sent soudainement bien mal d’avoir jugé la bête à la stature de ses épaules, il aimerait pouvoir s’excuser de s’être laissé berner par ses premières impressions, par ses premières impressions toujours trop insidieuses. Il aimerait pouvoir retourner quelques secondes en arrière pour la saluer plutôt que pour la craindre, pour pouvoir lui envoyer la main plutôt qu’une paire de béquilles. À défaut de pouvoir répéter les secondes déjà écoulées, Al’ sait qu’il y a d’autres moyens efficaces pour rattraper le temps perdu :

« Vous êtes bien gentil de me porter, messire. La plus haute tour de ce château est certainement plus haute que je l’imaginais. »

Le porteur – le fauve n’est plus un fauve mais un porteur, Al’ ne supporte plus de s’y référer avec tous ces termes connotés – atteint un plateau et reprend la marche aussitôt. Au fil des pas, le château se dessine autour d’Al’ avec toute la magnificence de ses visions d’enfance : les créneaux dans les murs comme des jets de lumière, la pierre humide presque reluisante, les torches éternellement enflammées, les escaliers massifs, tout correspond à ce qu’il imaginait lorsqu’il n’était encore que du simple commun de San Fransokyo. Al’ n’arrive pas à être déçu, même lorsque son regard dévie un peu et qu’il croise sa jambe, cette jambe comme une calamité qui l’empêche d’explorer ce château comme il le voudrait, qui l’empêche de se battre contre des créatures chimériques, qui l’empêche de mener des guerres épiques et de les gagner, qui l’empêche de surfer sur n’importe quel volcan en éruption. Maudite soit cette jambe, Al’, mais essayons plutôt d’être optimiste :

« On m’avait prévenu de ne pas mettre le pied dans ce château sans bonne raison, mais depuis que je suis arrivé, on m’a accueilli, on m’a offert un lit, on m’a soigné, et maintenant, vous me portez. Je ne croirai plus à ce que disent les gens sur le Saint-Quetome. »

Al’ prend une pause pour effacer le visage de Phil’ qui se dessine dans sa tête comme une pensée traîtresse, puis tente de réaligner toutes les syllabes qui se sont mélangées :

« J'arrive de l'autre bout de l'univers avec l’envie d’aider les autres et c'est ici que j'atterris. Vous croyez au destin, messire? »
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Dans un autre temps, venant de quelqu’un d’autre. Le fauve aurait certainement grondé, autant qu’il n’en aurait cru mots.

Voyager une aussi longue distance simplement pour aider son prochain ? Non, ce n’est jamais aussi simple, ce n’est jamais aussi pur. Il y a des raisons, des raisons que l’on ne dit pas, des raisons que certains ne veulent même pas avouer.

Aider quelqu’un ? Oui, mais qu’attend-tu en retour ? Rendre le monde plus sûr pour ceux qui ont de la valeur pour toi ? Une vengeance personnelle ? Autre chose ?

Et pourtant, et pourtant…Venant de ce jeune homme, c’est une sincérité comme il en a rarement entendu qui résonne à ses oreilles, et pour la première fois depuis bien longtemps, il a envie de le croire.

Les marches de pierres vont et viennent, passant sous ses lourdes pattes arrières. L’élevant à chaque foulée en direction des remparts. C’est une porte en bois qui les accueille plus loin, ancienne, et d’une petite taille. Enfant ridicule comparé aux grandes portes, dissimilés çà et là, à travers le château.

C’est d’un coup d’épaule que le fauve ouvre la petite porte, laissant la lumière du soleil venir réchauffer sa fourrure. Ah, enfin, l’extérieur.

Dehors, c’est un temps magnifique, un beau soleil accompagné de quelques rares nuages, une senteur hivernale d’arbre endormis, le son d’une cloche lointaine, se perdant dans les collines verdoyantes.

Le ronso s’ébroue brièvement sous le courant d’air, resserrant sa prise sur le jeune homme, il ne voudrait pas le faire tomber ou le faire se sentir mal. Ses mains griffues semblent bien dangereuses, ainsi appuyé contre lui, il doit faire bien plus attention que ça s’il veut éviter la moindre griffure.

Comme si ce courant d’air l’avait rendu soudainement conscient de ce risque, le ronso se dirige vers l’un des rebords de la muraille, dans un mouvement étrange, et loin d’être naturel. Ne pas le griffer, ne pas le griffer, ne pas le griffer.

C’est presque avec un soulagement qu’il réussit à atteindre la meurtrière du rempart. Profitant du petit renforcement de pierre, d’origine destiné aux archers, pour assoir le jeune homme correctement.

Sa tâche finie, il vient poser les deux béquilles, avant de simplement s’accroupir à côté de lui. Laissant son regard se perdre dans le lointain, dans ce paysage paisible et doux se dessinant à travers la fente.

Son oreille s’agite brièvement à l’écoute des oiseaux, tandis qu’il reporte son attention sur le doux rêveur. Sa question lui revient dans son esprit, le destin mm ?

C’est une bonne question, à dire vrai, lui, ne-ce l’est jamais réellement posé. Bryke c’est toujours promis d’avancer, coûte que coûte, ne jamais regarder en arrière. Une philosophie qu’il avait toujours appliquée, ce qui est fait, est fait, et il n’y a aucun moyen de le changer.

Et pourtant, aussi simple et innocente, cette question le taraude. Le destin…En vrai, il n’en sait rien. Si demain, il apprenait que le destin qui était écrit pour lui, le garantissais grand sauveur contre les ronso sans-corne, bien sûr, il voudrait y croire, il voudrait l’accepter.

Mais d’un autre côté, si son destin, était d’être la cause d’un grand préjudice, l’accepterait-il ? Non, indéniablement non, il essayerait de le changer.

Sa réponse s’oriente vers le négatif…Avant de changer, se métamorphoser. Il a toujours cru qu’un ronso sans-corne doit mourir, comme un fait, quelque chose qui doit et va arriver. Dire qu’il ne croit pas au destin, n’est-ce pas prétendre que ces ronso-là, sont potentiellement destiné à autre chose qu’une fin funeste.

Non, contre toute attente, lui aussi, croit au destin.

Le fauve redresse le regard vers Al, sortant enfin de ses pensées, de ses questionnements. Il hoche la tête lentement, s’assurant bien que son interlocuteur interprète correctement la réponse.

Oui, il y croit.
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Al’ attend les mots du porteur mais ils n’arrivent jamais. Sa question se retrouve sans réponse, une autre question sans réponse, pense Al’, un autre mystère pour lester ses épaules. Il aurait aimé savoir si le porteur croit au destin, il aurait voulu entendre un oui ou un non, un claquement de doigt ou un soupir, quelque chose d’un peu tangible sur lequel se reposer, mais maintenant, cette question irrésolue l’assaille et l’attise, et Al’ est effrayé à l’idée d’être le seul à croire que les choses se passent parfois telles qu’elles doivent se passer.

L’ascension se poursuit même si, en vérité, Al’ a déjà la tête dans les nuages depuis longtemps, en chute libre à la croisée de ses questionnements. Il ne regarde plus autour de lui même si ses yeux sont grands ouverts, il est bien trop concentré à fouiller les confins de son propre crâne. Peut-être que sa question n’était pas assez claire ou peut-être qu’elle était simplement trop rhétorique, pense-t-il, peut-être qu’on ne répond pas à une question sur le destin comme on entre dans un moulin, peut-être que sa propre voix a été aspirée par l’acoustique du château – c’est bien possible, l’acoustique d’un château est un mystère en soi –, ou peut-être qu’on ne parle pas au porteur de cour comme on parle au chauffeur de taxi. Al’ soupire, bien sonorement, cette sensation d’être laissé sans réponse suffit à le faire frémir.

Une bourrasque frigorifie toutes ses réflexions, comme ça, sans avertir; c’est le porteur qui pousse contre une porte grinçante – quoi d’autre qu’une porte qui grince dans un tel château? –, c’est l’air épineuse propre à ce temps de l’année, c’est toute une gamme d’émotions qui frappent Al’ au même moment, toute une gamme qu’il n’arrive à gérer. Il n’aimerait pas voir son propre visage à cet instant précis, il est sûr et certain qu’il grimace et que ce n’est pas beau à voir, que son rictus fend ses fossettes d’un côté et de l’autre et que ça lui donne des allures de clown. Al’ se laisse finalement sourire, à quoi bon, il aime bien être frappé par toute une gamme d’émotions qu’il n’arrive à dompter.

Comme si ce n’était pas assez, le porteur dépose Al’ sur la meurtrière du rempart – Al’ ne sait pas qu’il se trouve sur la meurtrière du rempart; pour lui, il se trouve au sommet du monde, et ça lui suffit, vraisemblablement. Il se laisse submerger, il ne voit plus d’urgence à faire autre chose. Tout est plus beau et tout est plus grand qu’il ne l’aurait imaginé, les arbres lui semblent plus fiers, les collines plus abruptes, les plaines encore plus vastes. Al’ décide alors qu’il aimerait être un oiseau, non pas pour voler, mais pour toujours voir le monde plus beau et plus grand qu’il ne l’est en réalité.

« Je n’ai pas froid. »

Al’ n’arrive pas à dire pourquoi il décide d’articuler cette phrase à ce moment-là. Il lui semble totalement absurde d’annoncer à voix haute que tout est normal, et pourtant, à cet instant précis, il lui aurait semblé totalement absurde de ne pas le faire. L’air est frais et l’air est glacial, c’est un fait irrévocable, Al’ devrait greloter, Al’ devrait sentir ses poils se dresser sur tout ton corps, mais c’est tout le contraire. Son cerveau est probablement trop occupé à se laisser envoûter par chaque nouveau détail par chaque nouvelle couleur par chaque nouveau revers pour remarquer qu’il a froid – et c’est probablement ce qu’il essaie de dire, au final, merci, merci pour ça.

Lentement comme pour éviter de briser la quiétude de la scène, Al’ se retourne vers le porteur, accroupi juste à côté. Même s’ils regardent à travers la même meurtrière le même paysage au même moment, Al’ aimerait tout de même entrer dans sa tête pour regarder exactement ce qu’il voit, pour s’extasier devant les choses qui l’animent, pour comprendre ce qui peut bien le fasciner. Peut-être qu’ils ont tous les deux cette même passion pour la géométrie des collines escarpées ou pour la fine couche de givre sur la tête des épinettes, peut-être, Al’ aimerait tant savoir ce qui se passe derrière ce mur velu et derrière ce mur imposant.

Al’ détourne le regard, et l’univers lui parait encore plus étendu :

« Je viens d’un monde où on doit construire en hauteur pour loger tout le monde. Chaque année, de nouveaux édifices toujours de plus en plus élevés poussent à travers la ville. Je me souviens des matins brumeux où on pouvait à peine voir leur sommet. »

L’infini donne la nausée.

« J’ai toujours cru qu’on pouvait voir les gratte-ciel de San Fransokyo des quatre coins du monde. »

Un soupir ou un éclat, même Al’ n’arrive pas à déterminer ce qui s’échappe de sa bouche.

« Je me sens loin de chez moi, mais c’est une bonne chose, non? »

Bien sûr que c’est une bonne chose, Al’ le sait très bien. Il sait très bien que la routine et le trafic et le métro et le travail le tuaient à petits feux, qu’il ne pouvait s’accomplir tant et aussi longtemps qu’il restait encagé dans ces champs d’acier et de bitume. Pourtant, Al’ réalise qu’il n’a plus de repère, qu’il n’a plus de pied-à-terre, qu’il est condamné à errer entre deux lieux sans jamais se poser – il pourrait se poser, certes, mais il n’y daignerait plus au risque d’être trappé par la force des habitudes. Al’ est un nomade, désormais, et l’idée de pouvoir déclarer n’importe quel endroit comme sa maison suffit à éclaircir cette mauvaise nostalgie.

Al’ prend une bouffée d’air frais, une inspiration de quelques secondes ou de quelques heures, tout dépendant des perspectives. Il imagine la version de lui-même qui aurait dû grimper les marches à bout de béquilles et à bout de force, il l’imagine toute pâle et tout éreintée, les vêtements trempés, les cheveux en bataille. Al’ est pourtant assis, au sec, en pleine forme et en hauteur, exactement comme prévu, tout grâce à un inconnu qui traînait par là au bon moment. Les choses se passent parfois telles qu’elles doivent se passer, et alors, une révélation frappe Al’ comme la plus grande des évidences : bien sûr, bien sûr que le porteur croit au destin.
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Le regard du fauve se perd un instant, son seul œil valide s’immobilisant, comme s’il était un tireur d’élite, visant au centre même de la meurtrière.

Pas assez haut, ce n’est jamais assez haut pour lui. Lui qui a vécu là où les neiges sont éternelles. Lui qui a vécu au-delà même des nuages. Par Etro, que son chez lui lui manque. Pouvoir jouer de son tambour, et en entendre les percussions résonner dans l’écho lointain, sentir le vent glacial lui secouer la fourrure, tandis qu’il se tient sur une roche, le vide à ses pieds.

Ces remparts ne sont pas assez haut…

Le jeune homme qui l’accompagne a la parlotte, et ce n’est pas si mal. A dire vrai, cela fait bien longtemps qu’il n’a pas entendu quelqu’un lui adresser la parole ainsi. Habituellement, les gens tentent, et faute de réponses, passe aussitôt à autre chose. Mais raconter quelques anecdotes sur de là où ils viennent ? Non, cela n’arrive jamais.

Son oreille s’agite à nouveau, et bien que son regard soit concentré sur le paysage, il écoute. Des gratte-ciels ? De quoi parles-t-il ? Il avait pourtant bien voyagé avec Faith autrefois, lorsqu’il accompagnait la jeune marchande dans ses affaires. Simple garde du corps, il avait eu le loisir de s’éclipser çà et là pour quelques visites des mondes, mais ce genre de bâtiments, si haut qu’on en voit pas le sommet, non, cela ne lui dis rien.

A la dernière question de l’infirme, le ronso hoche lentement et doucement la tête. C’est une bonne chose, s’il est ici pour fuir son monde ou s’il recherche l’insolite. Bryke s’étonne de la différence de point de vue, lui regarde le paysage avec nostalgie. Son chez lui est un manque, et il n’arrive pas à voir ce vide comme une bonne chose.

Le fauve reporte son attention sur le jeune homme si bavard. Il aimerait pouvoir lui répondre, lui demander d’où il vient, lui demander ce qu’il vient faire ici, lui demander ne serait-ce que son nom. Mais la tradition et les mœurs ont la vie dure, lui, le ronso, dont on a toujours appris à ne jamais parler à la légère.

Certains disent que la définition de la folie consiste à répéter une même action, encore et encore, en espérant un changement. Est-ce par folie que Bryke redresse ses mains griffues et s’apprête à signer ? Après tout, chaque fois qu’il a tenté de communiquer, personne ne l’a jamais compris, personne n’a jamais su interpréter ses signes. En quoi ici, avec ce jeune homme, ce serait différent ?

Et pourtant, il essaye à nouveau.

Ses mains s’agitent, tandis que son seul œil valide quitte le paysage pour reporter son regard sur l’infirme. Il commence par sobrement se designer lui-même, tapant plusieurs fois du pouce contre sa poitrine.

Avant de joindre d’un geste doux, le dos de sa main droite contre la paume de sa main gauche. Tous les doigts écartés. Bry

Il vient refermer ses doigts de la main droite, ne laissant que son pouce et son index tendu. Il vient frapper de la paume de sa main gauche, tout doigts écartés, sur l’index de sa main droite. Ke

Le ronso hoche doucement la tête, avant de pointer le jeune homme d’une griffe.

Et ses mains dansent à nouveau

Il vient joindre les deux mains, paume contre paume, doigts écartés, avant de faire une légère rotation, laissant ses index orienté vers l’infirme. Question

Il serre la main gauche en poing, avant de venir la saisir avec la main droite. Nom

Sa paume droite vient se coller contre son torse, tandis qu’il vient pointer sa gauche avec la main correspondante. Appartient

Ses deux mains viennent se replier en poing, tandis que l’index de chacune se déplie, pointant vers le jeune homme. Toi

Qui ne tente rien n’a rien.
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Le porteur incline la tête, puis la relève, puis l’incline, puis la relève. Peut-être est-il envoûté par le chant des oiseaux, croit Al’, ou encore par celui du vent contre les remparts, mais le ballottement de sa tête lui semble beaucoup trop régulier pour ne pas être un mouvement consciemment opéré. Le constat fait sourire Al’ : il est soudainement convaincu qu’il vient de capter un fragment de réponse dans la quiétude du porteur, enfin une réponse dans cette conversation sans issue. D’une seconde à l’autre – peut-être encore plus vite que ça –, ses derniers doutes décantent au fond de sa tête pour ne plus jamais remonter : oui, Al’, c’est une bonne chose, se sentir loin de San Fransokyo est la meilleure chose qui aurait pu arriver.

Avant même qu’il ne puisse détourner le regard pour vaquer à ses occupations, c’est-à-dire pour contempler le panorama avec la passion de ceux qui n’ont jamais rien vu, Al’ remarque que le porteur continue de s’agiter, que ses doigts et ses bras se meuvent dans l’air dans une danse qu’il observe sans réussir à prévoir. Les yeux d’Al’ deviennent des lacs puis des océans, non pas de leur couleur ou de leur profondeur, mais parce qu’ils s’étendent d’un coup sur des lieues, sur des mondes. Il ne pourrait expliquer ce qui se passe, il ne pourrait pas non plus dire pourquoi il est si ravi par toute cette chorégraphie, mais il décide de ne plus se questionner davantage et il se contente d’observer, patiemment, attentivement, soigneusement – il ne voudrait manquer une seconde une partie une parcelle de cette scène, qui lui apparait si précieuse.

Le porteur s’immobilise et Al’ reprend conscience de l’univers qui l’entoure, un détail à la fois. Porté par un élan qu’il pourrait très bien maîtriser mais qu’il ne dompte pas (se laisser submerger, Al’, se laisser submerger), il répète quelques mouvements, de mémoire et de rien d’autre : le poing droit dans l’autre main ou les doigts croisés ou l’index gauche contre la paume droite ou les deux poings tournés vers le ciel ou quelque chose comme ça – Al’ n’y arrive pas, mais c’est tout de même un sourire qui orne ses lèvres à ce moment-là.

Dans une grâce et dans une élégance qui font bien pâle figure face à toute la valse manuelle qu’il vient de contempler, Al’ fait virevolter ses bras devant lui et dépose sa main droite, toute petite, dans la main droite, toute grande, du porteur. Al’ lève le regard et attend de croiser celui qu’il convoite, avant de tranquillement serrer la main qu’il tient comme seul lui sait le faire, avec légèreté, avec authenticité, avec le bien-fondé de ces êtres qui ont tout à apprendre, et avec toutes ces autres choses qui font d’Al’ un personnage au singulier.

Al’ libère enfin la main du porteur. Il ne ressent pas le besoin d’ajouter d’autres formalités, il ne sent pas le besoin de ponctuer ce geste d'un « je suis enchanté de vous rencontrer, messire », d'un « c’est un plaisir » ou d’un de ces mots qui sonnent si accessoires. Al’ comprend qu’il faut parfois protéger le silence, qu'il faut parfois le protéger envers et contre tout, que le silence est une réponse qui est souvent mille et une fois plus valable que n’importe quel discours. Al’ est enchanté, ça se voit bien au vide de ses fossettes et à la taille de son sourire, nul besoin de verbaliser quoi que ce soit pour en faire une vérité.

Le silence fait certainement son bout de chemin, mais Al’ croit bien qu'il manque de nuances, qu'il manque terriblement de nuances pour une âme comme lui, une âme modelée à la cacophonie de la ville et à même le brouhaha des jours ouvrables. En fait, Al’ n’arrive pas à décider si c’est le silence qui manque de nuances, ou plutôt si c’est lui qui n’arrive pas à bien les concevoir. Il se souvient alors des nuits et des nuits passées, plus jeune, à essayer d’inventer de nouvelles couleurs et de nouveaux sons, en vain, à comprendre qu’il est difficile d’inventer quelque chose qu’on ne peut concevoir, et Al’ se dit que le silence du porteur – ça lui semble soudainement si limpide – est rempli de milliers de couleurs et de bruits qu’il ne connaît pas encore.

Si les joues d’Al’ sont toutes tendues et si elles sont toutes rouges, c’est qu’il sourit encore. Al’ a quelquefois cette fâcheuse, mieux, cette aimable tendance d’oublier qu’il sourit, surtout quand il est perdu dans ses pensées de cette façon, surtout quand il essaie de décortiquer l’individu qui se trouve devant lui sans pouvoir communiquer proprement. Al’ aimerait tant pouvoir cracher les milles et unes questions qui brûlent le bout de sa langue, Al’ aimerait tant pouvoir savoir d’où le porteur vient, pourquoi et comment il est atterri ici (et pas ailleurs, surtout là est la question), ce qu’il fait au château, si le métier de porteur est un vrai métier ou alors une pure invention de son imagination, toutes ces interrogations plus ou moins pertinentes qui bouillonnent, qui éruptent, qui implosent en lui sans pouvoir être résolues.  

Al’ voudrait ne pas détourner la tête, mais c’est plus fort que lui, ses yeux sont attirés par le paysage qui se dessine de l’autre côté des murs, il est persuadé que ce paysage est magnétique et qu’il a son propre centre de gravité. Piteux, il se rappelle qu’il devra un jour descendre des remparts, qu’il devra bientôt retourner sur la terre ferme avec le commun des mortels – cette idée d’être du commun des mortels le fait frissonner –, alors autant épuiser chaque instant comme il le peut, autant en profiter avant que sa jambe ne fasse acte de présence dans un éclat magistral, et, Al’, bien sûr, sent alors son pied s’enfler, s’enliser, s’enflammer, bien sûr, il suffisait de penser au cauchemar pour le réanimer. Il plie le genou pour agripper le membre en douleur, il insère un doigt entre son bandage et la peau dans l’espoir de relâcher la pression, mais c’est déjà trop tard, il doit déjà corder les plaintes au fond de sa gorge pour éviter d’alerter le porteur.

Al’ est blême, à moitié par douleur, à moitié par appréhension : il ne veut pas retourner dans la cage aux grands blessés. Pas tout de suite.
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Fauteuil Rivage Détourner Épicé Déduire Copie

Le fauve cligne des yeux, une fois, puis une deuxième fois. Non non, pas de doute, c’est bien les signes que viens de faire le jeune homme. Il est d’abord envahis d’une joie immense, intense, quelqu’un lui a parlé ? Par Etro, Raï, et toutes les roches de la montagne, quelqu’un…vient…de…lui…parler.

Mais ça ne veut strictement rien dire…Non, il a beau cherché, ça n’a aucun sens. Qu’est-ce que ferait un fauteuil sur un rivage ? Et…Pourquoi détournerait-il des épices pour déduire qui est la copie ? Oui, il vient d’un monde différent, mais son monde est-il seulement régi par la même logique que la sienne ? Oh, il a entendu des rumeurs, des nouvelles de mondes lointains, où le ciel n’est pas bleu, et où le vent est muni de visages et de voix.

Le visage du ronso se fige, perdant la courte étincelle qui fut sienne, la moindre trace de joie se transforme en la neutralité la plus totale. Celle-là même qu’il porte en permanence. Non, il vient de comprendre, ce n’est pas ce qu’il a cru…

Il n’a fait que le recopier n’est-ce pas ? C’est vrai, le signe du fauteuil est assez similaire à Bry, de même que le signe de la copie, tourné dans le mauvais sens, donne le signe du « toi ». Bryke a l’impression que c’est une enclume qui vient de lui tomber dessus, puis, c’est la déception, suivi d’une profonde tristesse. Il ne peut s’en vouloir qu’à lui-même, c’est lui qui s’est excité tout seul, qui est aller à l’encontre même de sa façon de faire habituelle. Lui qui se vante tant d’être stoïque, de toujours analyser avant de faire quoi que ce soit, il s’est piégé, tout seul.

Malgré la compagnie du jeune homme, malgré la beauté du paysage, malgré tout. Le ronso se sent seul, au milieu d’un gouffre, et désagréablement muet. Mais c’est ainsi, pense-t-il, il a pris cette décision, il a décidé de quitter son chez lui. Le temps n’est pas aux regrets, et il n’y a rien à changer. Il se répète cette phrase, encore et encore, regarder devant, regarder devant, toujours regarder devant.

C’est un geste qui le sort de ses pensées, la chaleur dans sa paume, une invitation qu’il n’avait pas vu venir. Sa première réaction est de feulé, de se raidir, et de sentir la moindre parcelle de fourrure de son corps, se hérisser sans la moindre retenu.

Quoi ? Comment ? On ose le toucher ? Mais…Qui, que, quoi, comment ?

Le geste doux mais suffisant lui rappelle des souvenirs, il a vu de nombreux humains faire cet étrange mouvement. Il a vu Faith faire de même, une façon de dire bonjour, lui avait-elle dit. Le ronso troque son regard presque d’horreur, pour un regard de perplexité. Il le laisse faire, ma foi, s’il veut lui dire bonjour…

Le geste fini, Bryke ne peut que fixer de son œil unique l’étrange infirme. Bien étrange oui, sans parler de ce sourire qui refuse de quitter ses traits. Une fois, Faith avait demandé au fauve de sourire, il parait qu’il n’est pas très doué dans cet exercice. Et c’est bien à cause de ses moments là, qu’il ne se risque pas à l’imiter. Ses traits restent neutres, fermé, inexpressif.

Il reporte son regard vers le paysage, il s’apprête à replonger dans ses pensées, à retourner dans ses longs monologues internes dont lui seul a le secret. Mais c’est un son qui l’en empêche, au même titre qu’il vient agiter son oreille gauche. Le gémissement, bien que retenu, de l’infirme.

Évidemment, il fallait bien que ça arrive, il ne serait pas infirme dans le cas contraire. L’œil unique du fauve se pose sur les bandages du jeune homme, une sacrée superficie, il n’ose pas imaginer ce qui se cache derrière. A dire vrai, il n’a pas besoin de l’imaginer, il arrive à déceler, camouflé au milieu des senteurs hivernales, le fin fumet d’une chair en décomposition.

Ça dois lui faire un mal de chien, et soudain, le fauve se découvre une compassion pour lui. Oh, lui aussi a été blessé, lui aussi sait combien la douleur peut être difficile à taire. Pour autant, il tente de se retenir, et ça, ça, le fauve sait l’apprécier.

Bryke s’approche doucement, son œil fixant toujours le bandage. Il ne connait qu’un sort, un sort faiblard, un tout petit peu de magie curative. Il ne se fait pas d’illusion, ça ne va pas soigner une nécrose, pas plus que ça va lui permettre de magiquement courir. Mais ça fera taire la douleur, et rien que pour ça, c’est une bénédiction de la dame de la montagne.

Le ronso vient ouvrir les bras, se préparant à signer à nouveau. Mais son comportement est différent, entre chaque signe, il prend le temps d’entrouvrir les bras, comme s’il prenait de l’élan, de la force, accumulé de l’énergie.

Son premier signe consiste en les mains écartés, l'index, pouce et majeur de chaque main joint par le bout des doigts et écarté. Petit doigt et annulaire de chaque main liée. « Rin »

S'en suit un nouveau signe, Paume de la main droite retourner, paume de la main gauche au-dessus. Doigt joint entre eux. Pouce de la main droite croisé avec le petit doigt de la main gauche. Il le reproduit deux fois. "Kai + Kai"

Il vient conclure avec la dernière mudrâ, repliant sa main droite en un poing, avant de tendre l’index, comme s’il demandait le silence.

Ce sont de petites lianes qui viennent s’échapper de l’index griffu du ronso, rampant dans les airs, comme retenu par une main invisible. La liane vient doucement tourner autour du bandage, avant de s’immobiliser, laissant une fleur blanche naitre et grandir.

La fleur a à peine eu le temps de fleurir, qu’elle explose, avec la liane, en une poudre fine et étincelante. Un vulgaire sort de soin, tout ce qu’il y a de plus simple.
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La vue est belle, c’est une certitude à laquelle Al’ ne peut échapper, mais il n’a pourtant plus la tête, ni le cœur tout compte fait, à la contempler avec l’intérêt qu’elle mérite – et Al’ sait qu’elle mérite toute l’attention du monde. Chaque fois qu’il veut se laisser bourlinguer sur un détail qu’il n’avait pas encore capté, cette chouette au plumage éclectique ou cet arbre dont les branches sont comme les doigts d’un vieux pianiste, son mal se matérialise dans une déflagration, et Al’ ne peut plus faire autre chose que de pencher la tête pour vérifier si son pied est toujours en place. Il ne pourrait d’ailleurs décider ce qu’il préférerait entre un pied toujours en place ou un pied disparu à jamais, mais il sait en revanche qu’il lui faudrait des ailes, pas comme celles d’un oiseau mais plutôt comme celles d’un papillon, pour ne plus se poser la question.

Trop concentré à gérer à galérer à grouiller avec ses élans de douleur, Al’ ne remarque pas le porteur qui s’agite à ses côtés. En fait, Al’ n’arrive plus du tout à se concentrer sur quoi que ce soit; il a l’impression que ce sont des vagues de plus en plus hautes et de plus en plus coupantes qui le submergent seconde après seconde, il a aussi l’impression qu’il fait de plus en plus froid et qu’il fait de plus en plus noir. Son front en sueurs contre sa paume puis sa tête contre ses cuisses puis ses pieds-séismes dans les airs puis son hallux tout enflé entre les doigts, il essaie toutes sortes de positions absurdes pour cacher son inconfort. Mais Al’, Al’ n’y arrive pas, il n’y a rien à faire, la douleur persiste et il ne pourra plus jamais l’absoudre, autant dégainer la hache à bois et scier cette jambe, autant la faire disparaître en bonne et due forme avant qu’elle ne fasse pourrir le reste de son corps, autant…

« Oh. »

La tête d’Al’ est un curieux mécanisme, un fleuve au redoux du printemps, une avalanche en attente, ou, mieux, un amas de braises ardentes. Il suffit souvent d’une petite étincelle pour tout secouer, une petite étincelle comme celle qui s’échappe des mains du porteur, une petite étincelle qui s’allonge, qui s’étire, qui serpentine autour de son pied d’accidenté avant d’éclore comme une fleur (Al’ n’a jamais vu de fleurs aussi éthérées, les pétales sont si blancs qu’ils lui semblent translucides) et de s’estomper, comme ça, par magie. Al’ a bien l’impression que c’est la première fois qu’il peut utiliser cette expression et qu’il peut en palper tout son sens, « par magie », il n’y a rien d’autre qui puisse expliquer la tournure des événements.

En fait, il n’y a rien non plus qui puisse expliquer la chaleur qui parcourt tout le corps d’Al’ à ce moment, aucune explication scientifique ou aucune autre justification rationnelle. La chaleur pourtant ne brûle pas, c’est une sensation particulière à la croisée de mille autres, comme une tiédeur incandescente, comme un flux d’énergie qui frétille à l’ampleur de son âme, comme une bouffée d’air frais de l’intérieur. Al’ ne sait pas par où commencer (par quoi on commence quand on n’a jamais rien vu de tel, Al’), alors choisit-il de se laisser berner par le mystère : il n’y a rien de plus agréable que d’être soudainement bien et de ne rien y comprendre.

Au terme de ce voyage mystique, Al’ est paisible, décidément paisible. Son visage s’est détendu, ses joues ont repris leur rondeur habituelle et ses lèvres leur rôle primordial : Al’ est paisible et il sourit. Il sent parfois encore des élans de douleur comme des épines transpercer son pied, certes, mais les sensations sont moins piquantes, moins déstabilisantes; il peut de nouveau contempler le paysage sans obstruer sa vue de maux et d’idées noires, mais le paysage, à bien y réfléchir, ce n’est plus ce qui l’intéresse. Il décide qu’il y aura d’autres moments privilégiés pour regarder les oiseaux chanter et pour entendre les arbres se balancer au vent, Al’ n’a désormais d’yeux que pour les porteurs et pour ses mains magiques.

Les yeux écarquillés et la bouche entrouverte (Al’ n’aimerait pas croiser son reflet dans le miroir à cet instant précis, il ne supporterait pas de voir cette grimace qu’il arbore), il essaie de rapiécer des fragments de réponses et des bouts d’hypothèses pour clarifier la situation : il a beau regarder le porteur devant lui, il a beau épier ses vêtements et les moindres recoins de sa toison, il n’arrive à trouver de gadgets ou d’appareils électroniques qui puissent être responsables de toute cette histoire – et puis quoi encore, de l'électricité sur les remparts d’un château? Pourtant, une partie de lui refuse de s’astreindre à la raison magique, Al’ est d’un monde où tout est vrai et tout s’explique, d’un monde où les gens sont tellement terre-à-terre qu’ils y sont ancrés, d’un monde où ne croit même plus à la scène du lapin qui sort du chapeau; le chapeau est toujours truqué et le lapin, un arnaqueur.

Al’ baisse le regard et fixe ses mains, une seconde et puis une minute. Il s’en veut terriblement de ne pas avoir assez attentif quelques instants plus tôt, d’avoir choisi de se concentrer sur sa jambe plutôt que sur le porteur. Il aurait aimé pouvoir imiter ses incantations – puisque tous ses gestes sont désormais incantations dans la tête d’Al’ –, pour pouvoir lui aussi créer d’un claquement de doigts des tiges et des fleurs et des rosiers et des bouquets grandioses et des jardins suspendus, pour lui aussi dompter son propre mal d’un ballet manuel. Pourtant, Al’ n’est pas de ce monde, il faut le rappeler, il est d’ailleurs, de cet ailleurs où on préfère croire aux prévisions météorologiques qu’aux fées créatrices de printemps.

Al’ lève le regard de nouveau, le pose à la hauteur de l’horizon juste assez longtemps pour se remémorer la distance qui le sépare de la grande ville. Cette distance, pense Al’, c’est peut-être ce qui le distingue de tous les autres mortels de San Fransokyo. S’il était l’un des leurs, s’il faisait partie de cette masse dense et confuse, s’il était véritablement destinée au béton et à la ferraille et aux feux de circulation, il ne serait pas ici, à côté d’un fauve qui fait des centaines de fois sa taille et qui peut apaiser les maux du bout des griffes, il serait ailleurs, et il serait à la grande ville.

Dans une décision sans lendemain, Al’ décide que San Fransokyo est définitivement trop loin pour être une excuse, un obstacle, un blocage. Et si les choses pouvaient parfois se passer « par magie », Al’? Il faut en avoir le cœur net :

« Dites-moi, messire, est-ce que je peux, moi aussi? »

Al’ lève son poing et l’ouvre, mais aucune fleur blanche presque translucide n’en profite pour éclore.

« Comment… faire ce que vous faites? »
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Le ronso agite vivement la tête, c’est comme si quelqu’un venait de saisir une immense masse, et l’avait éclaté contre son crâne. Les sorts de soin…Ce qu’il pouvait les haïr. Oh, cette sensation ne lui est pas inconnu, loin de là. Ces maux de crâne, cette sensation de vertige, l’impression de ne plus avoir une seule goutte d’énergie…Les symptômes communs d’une personne qui n’a plus aucune magie dans son corps.

Habituellement, il la ressent après avoir abusé des éclairs en tout genre. Mais la magie de soin ? Rien à faire. Qu’il la lance après un bon réveil matinal, ou après avoir enchaîner la foudre, le résultat est le même. Il est complètement vidé. Au moins, le jeune homme ne souffre plus.

Mais d’où venait-elle au fait, cette blessure ? C’est vrai, elle était suffisamment sérieuse pour faire du jeune homme, un infirme digne de ce nom. Le fauve a beau toisé, analyser, et regarder Al’ sous toute ses coutures…Non. Non, il n’arrive pas à y voir là un grand chevalier, ou un casse-cou. Et soudain, c’est la révélation.

Mais oui, bien sûr, ça ne peut être qu’un civil, une pauvre victime d’un dommage collatérale. Aussi dur, sévère, et impassible qu’il peut être, le ronso a un profond respect pour les victimes des circonstances. Ils sont des victimes, oui, c’est bien le mot. Et ce n’est que par sa plus grande pitié qu’il aime s’assurer qu’ils puissent se remettre de leurs mésaventures.

Certains peuvent être sauver des cauchemars, des traumatismes, et des ténèbres, d’autre non. Al’ ? Oui, Bryke pense qu’il peut être sauvé, non…il l’est déjà.

Il y a dans le regard de ce qui est pourtant un adulte, une lueur, un écho de brillance dont le ronso n’a vu l’éclat que dans les yeux d’un enfant heureux. Ce mélange de curiosité et d’émerveillement, ce regard qu’il lui lance en ce moment même.

Bryke ferme les yeux un instant, laissant échapper un grognement satisfait. Il avait toujours cru que le passage à l’âge adulte était une punition. La fin de l’insouciance, la fin de l’innocence. Ce moment fatidique où peu importe l’individu, les ténèbres s’installe dans le cœur, et viennent y challenger la lumière dans un duel sans fin.

Quel que soit la part de ténèbres dans ce jeune homme, il n’en aperçoit pas le poids, pas la présence, pas même alors qu’une douleur ignoble déforme ses traits. Et d’une certaine manière, c’est rafraichissant.

C’est pour cette lumière, que le ronso accepte de considérer la question de l’étranger. La magie est un art extrêmement sacré dans son peuple, un cadeau provenant de Raï lui-même. Un art qu’il ne faut pas mettre dans la main de tous.

Mais ici, il ne demande pas à apprendre la discipline offensive. Non, c’est l’inverse. Que risque-t-il à lui apprendre un tel don ?

Bryke redresse la tête, fixant Al’ droit dans les yeux, pendant de longues secondes. Avant de sobrement acquiescer. Oui, il va lui montrer.

Le fauve vient s’installer en tailleur, comme l’avait fait son maître bien avant lui. Il attend un instant, inspirant et expirant de façon audible. Il ferme son seul œil unique, ne l’entrouvrant qu’a quelque reprise régulière, pour vérifier que l’humain l’imite correctement.

Il vient reproduire le premier signe à nouveau, mains écartés, l'index, pouce et majeur de chaque main joint par le bout des doigts et écarté. Petit doigt et annulaire de chaque main liée.

Contrairement à son habitude, il effectue le geste très lentement, pour bien laisser à Al’ le temps de l’analyser, et de le reproduire. Ce sont quelques petites étincelles qui jaillissent des griffes du fauve, preuve que bien que le signe soit correct, les soubresauts de magie ne seront pas suffisant pour lancer le sortilège.

Il fait également attention à exagérer sa respiration, de sorte à ce qu’il entende bien les moments clefs où il doit inspirer et expirer.

Vient ensuite le même signe répété deux fois, Paume de la main droite retourner, paume de la main gauche au-dessus. Doigt joint entre eux. Pouce de la main droite croisé avec le petit doigt de la main gauche.

Exactement les mêmes signes que quelques minutes plus tôt, mais cette fois, l’objectif n’est pas le même.

Les résidus magiques continuent de jaillir timidement, s’estompant dans l’air. Le peu de magie qu’il retrouve, se consomme aussitôt dans ces étincelles stupides. Il grommèle un peu.

Et c’est ainsi que vient le dernier mûdra, celui qu’Al réussira à reproduire avec le plus de facilité. L’appel au silence.

Le ronso rentrouvre son œil valide, fixant intensément Al’, il a beau se persuader qu’il n’arrivera pas à le lancer du premier coup…Il y a néanmoins au fond de lui, un petit espoir.

…L’espoir qu’il soit un surdoué en magie.
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