Deux-milles-trois-cent-un, deux-milles-trois-cent-deux, deux-milles-trois-cent-trois…
Comme il est doux de jouer avec les moutons célestes. Leur pelage duveteux est comme de la barbe-à-papa. Il est aussi confortable que la fleur de coton qui me sert de matelas. Le plafond n’est plus cette corolle de fleur de glycine habituelle de mon appartement mais un merveilleux ciel étoilé et dégagé. Il est uniquement parcouru par ces animaux paisibles. Nous sautillons, nous gambadons au milieu des brumes autour du Grand Arbre.
Un tout petit agneau vient de naitre. Sa mère est encore allongée, le regard fier, alors que l’enfant pousse sur ses frêles pattes tremblotantes. Il agite ses petites oreilles et cligne de ses grands yeux. J’ai tellement envie de lui faire un câlin ! Je lui tourne autour frénétiquement tellement je suis heureuse de cet évènement et la poussière de fée que je perds dans mon sillage allège son corps. Il lève le museau vers moi, je sens qu’il va pousser son premier bêlement. Je porte mes mains potelées à mes lèvres, je trépigne, j’ai du mal à retenir mon excitation. Je réfléchis à quel don je vais pouvoir lui donner. Pourquoi pas une magnifique couleur grenat ? Ou le pelage le plus doux de la portée ? Ou le cri le plus attendrissant du monde ? Justement il entrouvre les lèvres et s’apprête à dire ses premiers mots dans sa langue.
Il pousse une cacophonie terrible. Un bruit métallique. Répétitif. Tchik Tchak. Tchik Tchak. Tchik Tchak. A en faire trembler les murs de mon carton.
Je saute de mon lit et me cogne le crâne plusieurs fois en cherchant à fuir sur le plafond de la boite à chaussure qui me sert d’appartement désormais. J’en tremble, les cheveux tout ébouriffés. Je reprends mes sens petit à petit et me pose en voletant doucement sur la boîte d’allumette que mon colocataire à aménager de coton pour me faire un lit potable. C’est loin d’être aussi confortable que les pétales de fleurs ou les coussins de champignons aménagé en demeure du Pays Imaginaire. Mais il a eu la gentillesse de préparer tout cela rien que pour moi. Ce serait mal venu de dénigrer son geste.
Il a rallumé la machine d’impression, responsable de ce vacarme. Il est déjà si tard ce matin ? Il est vrai que je m’étais habituée à me réveiller aux premiers rayons de soleil que lèvent les fées de la lumière, chez moi. Elles seules ont ce pouvoir. Ici, je loge dans une cave en sous-sol qui sert d’atelier, ou un vieil humain produit à la chaine les journaux imprimés de l’Eclaireur.
Le changement est pour le moins radical maintenant que je reste au Jardin Radieux pour provoquer ma destinée. Finis la goutte de rosée prélevée sur le porche pour me rafraichir. Désormais, j’ai un dé à coudre rempli de deux gouttes prélevée dans un robinet par mon nouveau camarade humain. Je me prépare rapidement, il faut faire contre mauvaise fortune, bon cœur ! Et Haut les cœurs, car ceci est une nouvelle journée pleine de promesses ! Il y a tout un monde de potentiels filleuls à aider là dehors. Je dois mériter mon titre si je veux devenir une fée marraine digne de ce nom.
Je termine de me préparer avant de sortir par la « fenêtre » découpée dans la boite de carton et je viens saluer mon généreux collègue. Théobald, de son prénom, est déjà au travail à nourrir la bête métallique de feuilles de papier immaculée. C’est qu’il m’aurait presque déjà oublié, tellement rôdé par ses gestes répétitifs dès la première heure. Il me salut sans arrêter ses gestes. Je lui réponds en retour sans qu’il ne comprenne mes mots qui pour lui ne sonne que d’un tintement crystallin. C’est un homme vraiment gentil et je suis ravie de l’avoir rencontré. Il est vraiment très loin de l’image que l’on nous dépeint des humains. Il n’a rien d’un terrible collectionneur poinçonneur d’insecte, ni même d’un affreux tortionnaire arracheur d’ailes ou séquestreur d’animaux. Mais je ne dois pas me relâcher. Il est peut-être simplement une exception.
Après tout, l’autre humain que j’ai croisé hier, semblait bien moins affable. Mr Brockman, directeur de la rédaction du journal l’Eclaireur, de ce que j’ai compris, a été bien moins réceptif à mon histoire. Il ne cessait de réclamer des munnies ou que mes « encarts » en rapportent suffisamment pour les justifier. Je n’ai pas bien compris son obsession mais en y repensant, il en a peut-être besoin pour ses soins. Le pauvre homme a la peau jaune citron et l’air constamment fatigué. C’était la deuxième fois que je voyais un humain aussi âgé avec Théobald! Donc si j’ai bien tout compris… Il vend son journal pour acheter ses médicaments, ça doit être la raison ! Et si je veux pouvoir publier et utiliser les « Annonces » comme il les appelle, je dois faire en sorte qu’elles donnent envie aux humains d’acheter le quotidien. Ainsi d’une certaine façon, je l’aiderai également !
C’est le moment de remonter tes manches ma petite Garance ! Chose que je fais, en levant les mains, prête à jeter mon sort.
Ah ! Mais où est ma baguette ??!
Je retourne rapidement dans ma boite en carton. Il n’y a pourtant rien de plus que la boite d’allumette qui me sert de lit et le dé à coudre pour réservoir d’eau pour le moment ! Je retourne tout ce que je peux, sortant le coton de cette paillasse de fortune, en panique. Comment faire si je ne la retrouve pas ? Est-ce qu’ils en utilisent dans ce monde ? Est-ce qu’ils en vendent ? Devrais-je m’en reconstituée une nouvelle ? Auront-ils tous les ingrédients si particuliers que nécessite leur fabrication ?
Et là, à force de chercher et remuer tout dans tous les sens, je sens que ma manche retroussée est légèrement rigide… Quelle idiote ! Elle était cachée là tout ce temps. Je pousse un soupir de soulagement tout de même en l’extirpant du tissu.
Ne me refait jamais une peur pareille ! J’agite un doigt pour la sermoner mais ce n’est pas comme si c’était la première ni la dernière fois que cela m’arrivait.
Bon, reprenons. Je voulais jeter un sort, oui mais lequel ? Ah si ! Je dois publier une annonce pour des vœux. Donc je dois distribuer des papiers d’invitation. J’y ai bien réfléchi hier avant de m’endormir en comptant les moutons célestes. Il me faut donc du papier !
Ce qui me rassure, c’est que le sort de parchemin sans fin est d’un grand basique. Je lève donc à nouveau les mains, tel un chef d’orchestre et cette fois, bien équipée de ma baguette magique. Je respire lentement me concentrant sur la magie qui traverse mon corps qui se dirige vers mes mains et se cumule au travers de ma baguette magique.
Que je me souvienne… Papyrum Papyrus ! Je m’imagine exactement la taille et la texture du papier que je désire et je commence à la suite de mon incantation.
Je volète à trois pas de fée au-dessus du bureau sur lequel est installé mon carton d’appartement. Un battement d’aile à droite et j’écris de ma magie dans les airs quelques vagues. Un battement d’ailes à gauche et je réitère l’opération. Je reviens au centre et je m’élève en tournant sur moi-même avant d’ouvrir les bras en grand pour qu’une gerbe de poussière de fée fasse apparaitre un bout de papier de la taille d’une demi-page de journal.
Je serre ma baguette contre moi avec un grand sourire. Je suis heureuse d’avoir réussis mon tour sans accroc ! Si Madame Muguet pouvait me voir, elle en perdrait ses lunettes pincées sur son nez.
Oh... Je ne devrais pas me moquer. Ce n’est pas très féérique. Je m’excuse mentalement auprès de son souvenir. On ne sait jamais.
Deuxième étape. La plume éternelle. Je ne vais tout de même pas distribuer des papiers blancs en espérant que des néophytes y comprennent quoique ce soit.
Plum pudding ! AH NON !! Je retiens mon flux magique juste à temps avant la catastrophe et je reprends après avoir secoué la tête. Plum Pidoum…
Là encore mon incantation est suivie d’une petite danse à droite, puis à gauche mais cette fois ce ne sont plus des vagues mais des arabesques que je dessine dans l’air avec ma magie. Une plume d’oie de ma taille apparait et je la dirige du mouvement de ma baguette magique pour que l’écriture soit suffisamment grande et lisible par les humains.
Reste à savoir ce que je vais écrire hmmm. Je me creuse les méninges. Faites un vœu, envoyez vos dons à l’Eclaireur ? Trop directif, ils vont me prendre pour une mendiante ou pire, un sorcier vaudou… Que l’étoile du matin vous bénisse de sa lumière et matérialise vos plus chers désirs ? Trop alambiqué, ils vont me croire du Sanctum. J’aurais dû demander à un poète du Consulat mais maintenant que la plume est là, je dois faire vite. Bon tant pis, pour le moment faisons simple !
Bon pour un vœu. Ecrivez à La petite étoile de l’Eclaireur qui fera de son mieux. Je dirige donc la plume pour qu’elle copie le texte en six fois.
Je pourrais déjà m’estimer heureuse si j’ai six retours. Sinon, je devrais trouver une autre formulation. Mais pour le moment il faudra se contenter de cela. Je fouille dans le bureau de Théobald pour y trouver une paire de ciseaux que je lutte pour amener vers la feuille de papier. Je me bagarre quelque peu pour la maintenir droite le temps d’y glisser la feuille puis je m’amuse à m’accrocher à l’anneau destiné à passer un doigt avant de pousser sur mes ailes pour initier le premier mouvement. Ensuite je me laisse rebondir par l’inertie, relançant un peu de quelques battements d’ailes et j’avoue que je me prends au jeu. C’est amusant !
Tellement que j’oublie que le papier a une fin. Au dernier coup de ciseau, celui-ci bascule sur le côté et je me retrouve coincée sous son poids ! Je pousse de toutes mes forces avec mes petits bras pour m’en extraire. Je me redresse en remettant ma tenue et ma coiffure bien comme il faut alors que j’entends mon camarade qui se moque. J’ai tellement envie de me faire encore plus petite.
Non, j’ai encore beaucoup à faire. Je rassemble mes morceaux de papiers. Ils sont encore trop grands pour moi. D’un mouvement de baguette magique, j’utilise ma magie pour plier et replier les feuilles en origami de cocotte en papier. Pas besoin de danse ni de formule, cette fois ce n’est pas une invocation mais juste l’utilisation de mon énergie magique pour les modifier à volonté.
Je peux enfin ranger ma baguette dans ma poche intérieure… Il faudra juste que je me rappelle l’avoir mis là. Je suis plutôt satisfaite pour le moment et je regarde par le soupirail ce nouveau monde que j’ai à peine vu à mon arrivée. Il va falloir que je sorte distribuer mes bons, ce sera une bonne occasion pour découvrir ce nouveau monde. Mais pas trop longtemps, Mr Brockman m’a chargé d’aider la secrétaire à l’accueil à faire le tri des courriers justement pour les « Petites Annonces ». Ce ne dois pas être si difficile… si ?
Enfin je crois.