Trois combats.
Trois combats, et autant de blessures, de hourra, d’erreurs et de réussite.
Encore haletante, Naran leva un poing victorieux.
Sa vue était trouble. Après des semaines de beuveries, l’alcool était devenu plus atmosphère que liquide, sans parler des herbes et substances dont les volutes entouraient l’arène.
Mais, là, au centre de l‘attention, à peine debout sur une boue brune et spongieuse, c’était la sueur qui l’aveuglait. Elle perlait de ses sourcils à son visage emprunté ; tout le long de ce corps qu’elle maintenait que par la force de son esprit.
La lumière des flambeaux, superflue sous le soleil de midi, achevait de l’aveugler.
Naran distinguait tout juste son dernier adversaire. Il gisait au sol, mis à l’agonie par une prise qui avait brisé son bras. Deux shamans le trainaient hors de l’enceinte de pierre et d’hommes gesticulants.
Comme après chaque combat, l’euphorie la soulevait de terre, contrant l’exhaustion de ses jambes couvertes de bleus. Ajouté aux hurlements, aux sifflements, aux vivats et reproches d’une foule tout aussi abrutie de sang qu’elle, c’était une drogue plus intense encore que l’ivresse.
Et pourtant, Naran devait s’arracher à la gloire. Ses hanches menaçaient déjà de lâcher ; et tout son corps de se libérer de sa contrainte mystique.
Chancelante, la Mercenaire peinait à se souvenir…
Elle avait commencé le troisième tournois avec Mohkbat. Elle grimaça. Le souvenir n’était pas réjouissant.
Puis ils s’étaient enchainés. Tomör Souffle-Ardent, shaman des steppes du Sud ; Taghai le Redoutable, envoyé du Monastère Bleu, et, enfin, Temuge Otchigin, premier guerrier du clan Arasen… Chacun choisi, chacun qui, éventuellement, avait fini ensanglanté sur le sol sablonneux, abattu à ses pieds.
Elle sourit.
Son but était proche, désormais…
Mais déjà ses lèvres rebiquaient en leurs rondeur habituelle.
Baissant la tête, gardant son sourire pour elle et elle seule, Naran claudiqua vers la foule.
Comme un cheval après une course, elle laissa pleuvoir sur elle les claques appréciatives de ses compatriotes, avant de se glisser au dehors des gradins. Les tapes et rasades d’alcools se firent plus rare, jusqu’à disparaitre dans une cohue informe et bruyante.
Sa cape, retrouvée d’entre deux murets, l’enveloppa peu à peu ; dissimulant ses formes, anonymisant son visage qui se féminisait à vue d’œil, jusqu’à ce qu’elle ne soit plus que qu’une spectatrice ordinaire.
Cachée au milieu de la foule, encore tremblante de sa victoire, Naran contenait difficilement son excitation. L’ambiance général ne permettait pas de retour à la réalité : La foule scandait déjà un nouveau nom, un nouveau combat, alors que d’autres prétendants s’affrontaient sur le sable de l’arène.
Les duels se succédaient depuis presque une semaine, tranchant parmi la presque centaine de concurrent. C’était éreintant, tant pour les combattants eux même que pour le public déjà au bord du coma éthylique ; Mais c’était aussi un festival rare, une occasion unique pour les Huns de la région de laisser libre court à leurs vices.
Mais le Troisième Tournoi touchait à sa fin.
Deux combats, aussi rapide que sanglants, puis le silence tomba peu à peu sur l’arène. Moins de six candidats encore en lice : Les choses sérieuses commençaient enfin.
Pour les dernière manche, l’arène serait consacrée. Elle deviendrait un immense autel à Tengr, au nom duquel les Huns s’étaient réunis ici… Couvrant de gloire non seulement les vainqueurs, mais aussi les vaincus tombés au combat.
Et, comme il était de coutume, le Khan et tous les shamans venaient bénir l’arène.
Le premier se présenta, seul.
Finie les bannières, les guerriers, les fils et filles qui se massaient autour de lui. Un Khan doit savoir s’assujettir, sinon à un homme, au moins à un dieu. Et c’est ainsi, seul mais toujours fier, que le Khan des clans de l’Est se présenta à eux.
Seul le manteau régal marquait son rang ; et pour lui la foule se sépara aussi aisément que le Père Céleste ne fend le ciel.
Il foula sans effort la boue de terre, de sang et de sueur. Devant l’autel, jusqu’ici vide, il s’arrêta. Se retournant pour faire face à l’arène, il leur offrit d’abord son silence.
Le cérémoniel de la scène avait calmé les ardeurs. Avec ces quelques pas du Khan, la fête de Naadam venait de commencer.
Pour les trois prochains jours, les querelles étaient proscrites : Seul comptait la célébration, la joie, la fureur des combats… Et la bénédiction du Ciel-Père.
« Au champion de Tengr… »
Sa voix puissante portait à travers l’arène, vibrant avec les spectateurs.
« J’offre trente oies en sacrifice, qu’elle puisse porter ses vœux jusqu’au Père Divin. »
Il plaça trente plumes blanches sur l’autel.
« Au champion, j’offre aussi… »
Il plaça sur l’autel trois cœurs de cerf encore sanglant.
« Trois de mes serviteurs, qu’ils puissent le servir dans la vie, et dans la mort. »
« Et surtout, au champion reviens… »
Il plaça sur l’autel un bracelet d’airain.
« La marque du Ciel-Père. »
L’acclamation de la foule fut immédiate. Dans un soubresaut intense, la masse jusqu’ici silencieuse explosa en vivat, bondissante et hystérique.
Une cloche, inversée en large bol et placée sur un renfoncement surélevé aux abords de l’arène, sonna une première fois. Le son résonna le long de l’arène, accompagnant les louanges triomphantes. Le second impact, toujours aussi grave, rappela à la foule grouillante que la cérémonie n’était pas terminée. Au troisième écho, la foule se tut à nouveau.
Les tambours suivirent, solennels.
Leur roulement vibrait d’anticipation, croissant et s’intensifiant peu à peu… Comme si le fils de la montagne descendait des cieux pas à pas.
Les shamans sortaient un à un des arcades de l’arène. Vêtus du bleu divin des grandes cérémonies, ils chantaient chacun d’une voix croissante et crôassante, aussi rocailleuse que les roches environnantes. Leurs chants s’unifiaient en une mélodie psychédélique, tournoyante, infiniment répétée et renvoyée par les montagnes qui pressaient de tout côtés.
Le silence était retombé sur l’assemblée Hun. Tous se tenaient dressé, à l’écoute de l’incantation inquiétante. Des voyelles informes, se dessinait peu à peu la psalmodie véritable…
La langue était ancienne. Presque impénétrable, même pour les Huns ; devenue mystique par son âge et par son usage. A peine quelques mots s’échappaient, immuables : Ces refrains lancinants étaient ensuite repris par les anciens, qui mêlaient leur voix à celles des sages.
En réponses à ces supplications ancestrales, les vents se rassemblaient au centre de l’arène. Le sable tâché de sang sifflait, s’envolant en arabesques menaçante.
Du ciel bleu, sacré par-dessus tout, les nuages se rassemblaient en une masse noircie. La cérémonie ne faisait que commencer…