Les flammes montaient haut dans le ciel. Des gouttes de graisse tombaient parfois, occasionnant une bouffée d’étincelle. Naran pouvait apercevoir, à l’intérieur du cheval rôtissant sur la broche, le mouton dont il avait été fourré. L’eau lui montait à la bouche.
Allongée sur une paillasse en face du feu, la Mercenaire récupérait peu à peu de ses blessures. Incapable de se relever après sa dernière chasse, Batu l’avait ramené au campement pour être remise sur pied.
Pour l’instant, tout ce qu’elle avait reçu était une couche conséquente d’onguent verdoyant sur toutes ses brûlures. Certes, les plaies étaient soulagées par la fraicheur de la pâte nauséabonde, mais l’onguent entrainait aussi des démangeaisons aigues, qui l’empêchaient de tourner en rond depuis presque trois jours.
Baissant les yeux sur ses mains encore enserrées de bandages, Naran grimaça. Ça allait retarder ses plans futurs…
« J’ai trouvé un shaman prêt à tenter quelque chose. » Batu l’avais rejoint dans l’observation de la viande rôtissante. Il s’était remis plus rapidement qu’elle, et elle l’enviait un peu. « Il est pas cher, mais… »
« Mais ? »
Batu fronçait les sourcils. « Il est franchement louche. »
« Ah. »
Après quelques instants de contemplation béate, Naran finit par marmonner. « Au point où j’en suis… » Batu hocha la tête, et disparu à nouveau dans les ténèbres environnantes.
***
« Bienvenu ! »
Leur hôte était petit, avec un accent chantant, un sourire commercial et une barbe beaucoup trop entretenue.
« Tu m’a amené chez un chinois ? » Le ton de Naran n’était pas particulièrement accusateur : plutôt surpris. Les qualités de la science chinoise étaient rarement admises par les tribus reculées comme celle de son frère.
Batu haussa les épaules. « C’était le seul à proposer quelque chose d’autre qu’une heure de prière dans la neige. »
« Et qu’est-ce qu’il propose, exactement ? »
Batu ne répondit pas, esquissant pourtant un sourire.
Sentent son moment approcher, le petit médecin s’exclama avec un fort accent : « Aiguilles, mademoisselle !! »
« Pardon ? »
Naran avait parlé mandarin, sûr que l’incompréhension provenait d’une mauvaise maitrise de la langue locale par le médecin itinérant. Sortant tout un attirail d’aiguille de ses manches, le chinois lui sourit, visiblement ravi de pouvoir revenir à sa langue natale.
« La science de l’acupuncture peut vous remettre sur pied en un instant !! Il suffit de piquer certains points de votre corps pour faciliter le transfert du Qi, balancer votre yin et votre yang, améliorer la qualité de vos humeurs, votre vitesse de guérison, et bien sûr votre résonnance cosmique ! »
« Pardon ? »
Penaud, le médecin recommença, plus lentement : « L’acu- »
Impatiemment, Naran agita la main. « Non, non, j’ai entendu. Vous proposez sérieusement de me planter des aiguilles dans mon corps pour me soigner ?? »
« C’est un tlaitement tladitionnel, tlès tlès efficace ! Seulement, personne ici ne semble en avoil entendu paller ici… » Le lettré jeta quelques coups d’œil aux alentour avant d’ajouter, discrètement et en mandarin : « Je serais prêt à ne pas vous faire payer, si vous parlez des résultats à vos compatriotes… »
***
« Dür ergüü teneg yadargaatai zalilannnn !! »
Un flot d’insulte se déversait en continu de la bouche grimaçante de Naran. Allongée sur le ventre sur la table d’opération du petit médecin, elle hurlait de rage, le dos en feux.
« Calmez-vous, Mademoisselle !! Vous êtes tlop tendu !! » Paniqué, l’acupuncteur ne savait plus que faire. « Votle dos tlop de nœuds !! Je ne peux plus lien faile !!! »
« Monsieur Batu, faites quelque chose je vous en pliiee !! »
« C’est vous l’expert, moi j’y connait rien en médecine !! » Batu fixait les fines aiguilles enfoncées dans le dos de sa sœur, de plus en plus inquiet. « Par contre, je vous préviens, si elle y passe, vous avec ! »
« Mademoisselle !! Je vais vous envoyer sur le plan cosmique. Il faut que vous légliez vos ploblèmes, poul que je puisse platiquer le tlaitement ! »
Le médecin se saisi d’une de ses aiguilles, et, les mains tremblantes, l’enfonça dans la nuque de Naran.
***
Quand Naran ouvrit les yeux, elle était seule. Le feu était toujours là, ronflant au centre de la yourte. Pas de fumée : Juste des flammes, qui montaient au ciel dans une délicate danse.
Les tapisseries qui bordaient la yourte attirèrent son attention. Naran se leva, inspectant leur motif. La suite d’image se succédait à mesure que Naran suivait les murs de la yourte : Ici, un enfant gâté par-dessus toute mesure, là, une jeune femme et un faucon ; puis une escouade de soldat de la Horde…
La tenture suivante était marquée par les flamme. Par endroit, elle se désagrégeait en cendre, laissant apparaitre la structure de bois de la tente. Au centre, tout reliait un moine souriant, en posture du buddha. Naran n’arrivait pas à fixer son regard sur ce motif-là, et détourna le regard.
La tapisserie suivante était erratique : Entre une volée d’oiseau et d’étranges chevaux noirs, une multitude de formes étranges-
Le feu derrière elle commença à gronder.
Naran se retourna, et vit dans les flammes une silhouette familière. Sa taille, ses jambes étaient matérialisées par une fournaise contenue, comme une matérialisation d’un esprit de feu : Et pourtant on devinait une peau à travers les flammèches.
Ses yeux n’étaient pas noirs, mais doré comme ceux qu’un rapace. Ses cheveux ne tombaient pas à sa taille, mais s’élevaient en longue flammes et volutes.
Et pourtant Naran pouvais reconnaitre sa propre forme, son visage et son corps, reproduit jusque dans ses moindres imperfections. A l’intérieur de la fournaise, là où devrait se trouver son cœur, brulait une braise rougeoyante.
Son double s’approcha, ouvrant une bouche embrasée pour lui souffler – Quelque chose ? Le son était trop faible pour qu’elle ne le comprenne. Puis l’esprit se mit en garde, un sourire aux lèvres.
Naran la fixa, perplexe. Elle comprit soudainement, quand un poing torride s’abattit sur son menton, qu’elle était supposée se battre contre son double incendiaire.
Le premier coup la brûla atrocement. Projetée en arrière, Naran s’écroula en arrière : Son dos s’enflamma lui aussi, comme percé par un millier d’aiguilles. Ses réflexes la sauvèrent d’un second coup, de pied cette fois, qu’elle esquiva en se roulant en arrière.
Tenir debout était insoutenable. Son corps, jusqu’ici en pleine forme, explosait en cloques et brûlures, ses oreilles sonnaient, ses muscles ne réagissaient plus. Face à elle pourtant, la créature de feu sautillait joyeusement, dansant presque sur le sol de terre battue.
Un uppercut plus tard, Naran maudissait son clone en se massant la mâchoire. Chaque impact affaiblissait un peu plus son corps déjà à bout, tandis que son opposante ne sembler que gagner en vigueur.
Utilisant toutes les forces à disposition, Naran feinta, une, deux fois, puis attaqua en plongeon la créature. Au contact, son poing se calcina : Elle put voir sa peau puis sa chair se consumer, ne laissant que l’os à nu. Son hurlement ravi son adversaire, qui lui fit perdre son équilibre d’une balayette guillerette.
Ses jambes, déjà atteinte, la lancèrent de plus belle. Naran failli perdre connaissance, puis…
Se concentrer.
C’était la solution, quand on était frappé de magie, non ?
Immobilisée au sol, Naran n’avait pas d’autre recours. Contre la douleur, contre l’impuissance, contre son double moqueur, la Mercenaire balança tout ce qu’elle avait de volonté. La certitude d’être dans un rêve, dans une illusion : Hors de la réalité, où les doppelganger ne sortaient pas des flammes, où les yourtes ne prédisaient pas le passé.
Se concentrer.
Sur quoi ?
En un flash, Naran fit la revue de ce qu’elle était certaine d’être réel. Sa vraie yourte, celle qu’elle avait démonté et remonté plus de fois qu’elle ne pouvait compter. La steppe où elle était née. Le froid d’un blizzard. La plage de Port Royal. La terreur d’un premier vol en vaisseau. La mort de sa mère. La formule chimique de la nitro glycérine. Le son de son arbalète à chaque lancer de carreaux…
Naran ouvrit les yeux. L’acupuncteur, toujours en panique, criait au-dessus de son dos. La douleur était toujours aussi aigue. Elle avait toujours envie d’égorger le charlatan devant un méchoui. Mais… Quelque chose en elle lui permettait de tenir face à la douleur. Un calme étrange… Naran ferma à nouveau les yeux.
Dernière édition par Narantuyaa le Ven 23 Mar 2018 - 14:46, édité 2 fois