[Mini-série]
Il fait nuit. Et comme toutes les nuits, j'entends depuis le porche de mon auberge la musique mêlée aux cris des soûlards sauvages du Double Colt. C'est l'heure creuse. La pause, en quelques sortes. Les gens sont dans leurs chambres, ou au Saloon. Les commerces étant fermés, pour se trouver autre part, il faut être soit inconscient, soit mal intentionné. En général, je rentre lorsque la musique est terminée. C'est à ce moment que les clients d'une heure arrivent.
Mais cette pause, je ne la prends pas seule, cette fois. A côté de moi se trouve l'Étranger aux cheveux gris, appuyé contre le mur. Il voulait que nous parlions de quelque chose, mais il a disparu tout l'après-midi, jusqu'à maintenant.
"Vous attendez que je vous remercie ?"
"Ce serait la moindre des choses."
"Vous avez escroqué ces pauvres gens."
"Et ça vous dérange tellement que vous êtes allée le dire au Sheriff. A cause de vous je vais aller en prison pour le restant de mes jours."
Son faux ton dramatiquement triste m'énerve. Je peux presque l'entendre sourire, en plus. Il pourrait me faire des grimaces et mimiquer mes paroles sur un ton stupide, ça me ferait le même effet. Mais il a raison, je n'ai rien dit.
"De toutes façons, ce sont les prix réels, non ? Je l'ai vu sur la fiche des tarifs."
J'ai des lettres privées dans mes papiers. Enfin, c'est un peu spécial. Je m'écris à moi-même, en fait. Je me dis des choses encourageantes, je fais des projets. Mais il n'y a pas que ça. J'ai une série de lettres a l'eau de rose. Elles sont fictives, bien sûr, je les écris pour le divertissement. J'en avais fait lire une à Elena, depuis, elle se moque de moi sans cesse par rapport à ça. S'il les a trouvées, ou lues, je n'ose même pas immaginer l'embarras. Je gronde.
"Vous fouillez dans mes affaires ?"
"C'était sur votre bureau, je n'ai fait que jeter un coup d'oeil."
Ouf. L'histoire de Marie Durant et du soldat de seconde classe Charles est sauve de toute indiscrétion. Je laisse échapper un soupir discret, le faisant passer pour de l'énervement, alors que ce n'est que soulagement.
"J'ai aussi trouvé ça."
Oh non ! Je me tournais vers lui à toute vitesse, presque à m'en briser la nuque, pour découvrir dans sa main... L'un de mes croquis. C'est la première fois que je l'ai vu, il m'a paru tellement étrange que j'en ai été inspirée. Je tente de le reprendre, mais il écarte sa main.
"Je vais le garder, merci bien."
Son sourire m'énerve encore plus que sa voix débile.
"Si vous vouliez simplement me narguer, je retourne à l'intérieur."
"Calmez-vous donc. Vous montez trop vite en pression."
"Oh, et vous n'y êtes pour rien, peut-être ?"
"Certes."
Ça fait du bien de l'emporter, juste un peu. C'est étrange, mais le fait qu'il engage toujours des joutes verbales, comme ça, c'est stimulant. J'ai l'impression de le comprendre, ne serait-ce qu'un peu.
"Je ne vais pas vous demander pourquoi vous avez décidé de baisser les prix, j'ai ma petite idée là-dessus."
Il semble drôlement sérieux, d'un coup, et ça m'inquiète. Ce qu'il avait fait plus tôt était drôlement osé, et j'avais eu de la chance que cela ait marché. S'il veut continuer à faire des choses bizarres, il pourrait couler l'auberge, et je finirai sur la paille !
"Je sais ce que vous pensez. Que j'ai dans l'idée de faire d'autres magouilles et que je vais faire couler votre affaire et que vous finirez à la rue."
Comment il a fait ça ?
"C'est écrit sur votre visage."
Je grimace. Il faut que je fasse attention à ce que mon expressivité ne me joue plus de tours, à l'avenir. Je me reprends, me voulant impassible, et je croise les bras.
"Écoutez moi bien: ce que j'ai fait tout à l'heure, je ne l'ai pas fait pour vous."
"Ça aurait été trop beau." dis-je, d'un ton amer. Cachant une certaine déception. Je n'attendais rien de cet homme, ou du moins je ne devrais rien en attendre, cela dit, la pensée qu'il m'ait aidé de bon coeur m'avait mise de bonne humeur, tout au long de la soirée.
"Je veux vous proposer un marché. Vous me laissez un accès gratuit et permanent à vos chambres, à vie. Et je vous aide à retaper l'endroit."
"Aucune chance." réponds-je, du tac au tac.
"Vous ne réfléchissez pas même une seconde."
"Car il n'y a aucun besoin de réfléchir."
"Voyez où ce genre de raisonnement vous a mené."
"Je ne vous permets pas !"
"Je me fiche de votre permission. Je ne fais qu'énoncer des faits."
Je le foudroie du regard, concentrant toute mon attention sur le fait de ne pas lui coller une baffe bien méritée. Je le vois entrouvrir les lèvres, puis faire une pause, avant de reprendre en un soupir. Il venait de retenir des paroles que je n'avais sûrement pas envie d'entendre.
"Bon. Cet après-midi, par exemple. Combien d'argent avez vous gagné grâce à moi, comparé à ce que vous auriez fait, toute seule ? Ne prenez pas la peine de répondre, je le sais déjà: bien assez pour payer ma facture pendant au moins deux semaines. Je peux vous faire gagner bien plus encore, si vous me laissez faire."
Il s'arrête, appuyant ses paroles à l'aide du silence. Il a, encore une fois, raison, aussi dur soit-il de l'admettre.
"Je ne serais pas là pour longtemps, je dois aller à Deadwood lorsque la diligence sera réparée. D'ici là, je vous mettrais sur les rails pour augmenter vos gains, et sur le long terme, vous y gagnerez."
Il me fixe droit dans les yeux alors que mon regard perd son agressivité, peu à peu. La pensée d'une belle auberge, peuplée de beau monde m'apaise. Je me mords les lèvres, avant de tendre la main vers lui. Il hausse un sourcil, m'obligeant à ajouter des mots à mes gestes.
"Vous avez gagné, marché conclu, vous n'avez plus rien à payer. Mais attention: si je me rends compte que vous ne faites rien, vous paierez vos nuits, comme tout le monde !"
Il sourit, et prend ma main dans la sienne. Sa poigne est ferme, et glacée. Sa main droite à quelque chose de bizarre, et c'est peu dire. Mais peu importe. Il passe à côté de moi, et avant de franchir le pas de la porte de mon auberge, m'adresse la parole une dernière fois.
"Je vais me coucher, grosse journée, demain. Bonne nuit."
Je lui fait un signe de la main, esquissant un léger sourire malgré tout, avant que, lorsqu'il disparaisse, je ne remarque le froid de la nuit. Je cachais mes mains sous mes bras, m'apprêtant.
C'est à ce moment que j'entendis quelqu'un balbutier des choses incompréhensibles, au coin de la rue. Mince, la musique du saloon s'était arrêtée sans que je ne m'en rende compte. C'est l'heure des ivrognes.
Mais je ne me laisserais pas faire, pas cette fois. Je le vois arriver, cette saleté de pseudo cowboy mal léché, accompagné de sa gonze.
"Ohééé Lucyyy. Y'a p'u d'chambr' au Doub' Colt ! Tu nous prêt'rait pas une couch' p'qu'on aille s'réchauffer, ma copine et moi, dis ?"
"Ça fera quarante munnies !"
Il manque de trébucher alors que je lui annonce le prix.
"QUARANTE ? Alleeeez ma mignonne tu peux b'in m'faire une ris-"
Ma frustration monte en flèche, comme si la colère de tout à l'heure n'avait fait que se cacher un temps pour revenir en force maintenant. Je l'attrape par le col, et le secoue en lui hurlant à la figure, l'adrénaline me protégeant de sa vile haleine chargée de whisky bon marché.
"Écoute moi bien, COW BOY. Si tu veux entrer dans une de MES chambres ça sera QUARANTE BON SANG DE MUNNIES, sinon, ta catin et toi, vous pouvez aller tirer votre coup avec les coyotes !!"
Je le relâchais, le coeur battant à la chamade, reprenant mon souffle après ma courte tirade pleine de hargne.
"D'accord d'accord ça va ! Tiens v'là ton argent, la timbrée !"
Il me tend les munnies que je m'empresse de compter alors qu'il s'en va faire ses affaires, dans mon bâtiment, sa compagnie de la soirée titubant derrière lui. Lui hurler dessus m'avait fait un bien fou, mais mieux encore, j'ai obtenu ce que je voulais, en plus de m'être fait respecter.
40 Munnies.