Le hall d’arrivée de la station Shinra était moins densément peuplé que l’an passé. C’était ce qu’expliquait le templier Damien à Agon, peu étonné. Les nouvelles des troubles du Domaine Enchanté avaient fait le tour des mondes. Cela s’en ressentirait sûrement sur son tourisme.
— Et pourtant, cela n’avait pas empêché aux deux hommes de devoir jouer aux guides pour une fille de bourgeois venue de la Terre des Dragons.
La date de cette visite avait été fixée, déplacée, re-fixée, reportée, puis réarrangée pour en venir à ce jour. Finalement. Le fait que les relations entre le Sanctum et le Consulat ne soient pas au mieux y était probablement pour quelque chose.
Après tout, la Terre des Dragons n’était-elle pas sous l’égide du groupe promoteur des arts ? Et William Carlstein, père de la jeune fille qu’ils devaient accompagner, avait sûrement des rapports avec cette organisation, tout mécène qu’il était. Prendraient-ils bien son initiative ? Ou bien perdrait-il leur soutien ? Le bourgeois avait probablement assuré ses arrières.
Pour l’occasion, Agon et le templier s’étaient vêtus sobrement, mais élégamment. Soutane nette et propre pour le prêtre, et gambison simple mais couvrant pour Damien. Le prêtre se remémorait la plaie infectée qui traversait le torse de son protecteur attitré quelques temps auparavant. Il en restait sûrement des traces peu gracieuses que l’homme d’armes se sentait devoir dissimuler. En vérité, il était bien étonnant qu’il soit toujours debout — et ce, même s’il devait s’aider d’une canne pour marcher, parfois encore faible physiquement. Rasé, coupe courte, port droit. Il paraissait évident qu’il n’avait aucune intention de se négliger malgré l’effort que sa rééducation lui demandait.
Un homme taillé dans un bloc d’effort.
Damien et Wiley entretenaient des rapports cordiaux, bien que franchement asymétriques. Le templier était pour l’un un bon gars avec qui on pouvait discuter, et Agon pour l’autre celui qui avait sauvé sa fille des sans-coeur lors de la St Patrick et s’était tenu près de lui à l’heure où il était persuadé de mourir.
Mais pour autant qu’il appréciait discuter avec le templier, Agon n’était pas de la meilleure humeur. Une mission qu’il devrait accomplir bientôt — pas celle dont il est question ici — occupait la majorité de son esprit et le laissait profondément troublé. Il ne réalisait d’ailleurs même pas que son inquiétude pouvait se lire sur son visage de façon toute visible. Ce, bien que son compagnon de circonstances ne le questionna pas à ce propos. Simple question de retenue.
Leur conversation se cantonna donc à des échanges de banalités sans réelle saveur, entrecoupés de silences longs ou courts.
« Ah. Le transporteur a atterri. » — Le prêtre sourit à son voisin, délaissant sa mine fermée — « A nous de jouer ! »
Ils apercevraient donc rapidement Jia Carlstein.
Son père était un homme originaire du Domaine, bien qu’il l’ait quitté pour la Terre des Dragons depuis des années. Mécène et architecte à ses heures, il avait fini par jeter l’ancre dans ce monde exotique par amour de sa culture. Et désormais, il y faisait fleurir ses activités.
Pour autant, cela ne l’avait pas empêché de se tenir au courant des nouvelles du pays. Quelle ne fut pas son horreur de découvrir ce qu’il s’y passait !
Il avait donc proposé son aide — ses munnies surtout — pour aider à la reconstruction de la Citadelle. En échange, une seule condition. Une formalité presque. Escorter sa fille dans le Domaine pour lui faire découvrir un peu ce monde.
Sur elle, Agon n’avait que peu de renseignements. Sa tranche d’âge (la vingtaine), le monde dont elle leur venait, qu’elle était belle disait-on et probablement adoptée. Les mondes n’étaient pas ouverts les uns aux autres depuis assez longtemps pour que Carlstein père ait conçu une enfant en Terre des Dragons, lui ait donné un nom local, et qu’elle ait atteint son âge actuel. Ou bien le paternel avait juste des goûts très étranges.
Repérer la jeune femme ne fut pas à dire vrai chose difficile. Ils vinrent, elle et celui qui l’accompagnait, après les rares commerçants là pour affaires — les pressés, ceux marchant d’un pas décidé et précis. Petits automates marchands à la routine bien huilée.
L’homme, probablement un grade du corps ou Etro-sait-quoi, était équipé d’une brigantine de cuir rouge sombre dans la plus pure tradition de son monde, sur un pantalon de tissu crème bouffant. Au côté, il arborait un sabre ouvragé. Il était plus grand qu’Agon ou même que le templier Damien, d’au moins une demi-tête. Sa mâchoire carrée, ses yeux inquisiteurs, la retenue dans son attitude, étaient autant d’éléments faisant de lui un homme que le prêtre n’avait nulle envie de contrarier inutilement.
Ce superbe spécimen de gorille était pourtant invisible aux côtés de celle qu’il accompagnait.
Elle avait le regard trop calme ; sombre et profond. Deux yeux en amande sertis de prunelles charbon, qui glissaient sur les murs disgracieux et le sol sale de la station avec une noblesse distante et dérangeante.
Le visage doucement rond, aux traits d’une finesse rare, surmonté d’une coiffe chinoise complexe aux ornements d’argent — un mystère d’agencement. Le nez était un peu plat peut-être, mais exotiquement charmant. Lèvres quant à elles fines et rosées, peintes sur une peau subtilement dorée. Un défaut pour l’aristocratie chinoise, oui — mais une promesse de voyage et un rêve de vacances au soleil pour d’autres.
La jeune femme avait le port altier, le geste millimétré. Une robe de gaulle bien loin des traditions de la Terre des Dragons à n’en pas douter. Blanche, cintrée à la taille d’un riche tissu rouge. Un mélange vestimentaire des plus atypiques, et qui ne paraissait pourtant pas jurer.
Non. L’on n’avait guère menti à Agon en lui disant que cette fille était une vraie beauté.
Et pourtant, toute séduisante qu’elle fut, il lui appliquerait son mantra : « Au mieux, oui, mais aussi au plus vite. » Inutile de prolonger la visite de cette Jia d’une journée de plus à cause d’un retard sur leur itinéraire.
Alors après quelques présentations de mise et une salutation chaleureuse, il avait guidé son hôte jusqu’à leur calèche. Et bien que tout ceci se soit fait cordialement, sans accroc, le prêtre s’était manifestement attiré les foudres du garde du corps.
Lorsqu’il avait proposé d’aider à transporter les bagages de son invitée, le chinois s’était presque raidi d’orgueil. Le regard assassin.
Eut-il eu une arme à feu à la place de chaque oeil, il n’y aurait plus eu de Prêtre Wiley pour courir le Domaine — mais depuis quand s’énervait-on d’un peu de politesse ?!
La calèche en elle-même était probablement l’une des plus élégantes que le culte ait eu à disposition pour l’heure.
Compte-tenu de l’importance de la mission — c’est à dire, des munnies du paternel Carlstein — elle avait été laissée aux soins du templier Damien et de son homologue en soutane. Il fallait mettre les moyens dans cette opération séduction. Et le beau bois lustré aux ornements à la feuille d’or du véhicule sonnait pour certains comme le plus parfait équivalent du luxe et du glamour.
Agon pouvait à l’honnêteté confirmer cette impression : rien en dehors de cette calèche ne lui avait paru ou luxueux ou glamour au Domaine depuis des semaines.
Le prêtre et la demoiselle Carlstein posèrent leurs délicats postérieurs sur ses petites banquettes de velours rouge tandis que Bai, l’homme de main de la jeune femme, chargeait ses bagages. Le templier quant à lui, prenait place à l’avant du véhicule, aux côtés du cocher.
« — Nous nous rendrons dans le village de Sägemehl dans un premier temps, en bordure de l’un des étangs de la forêt. J’ai pensé que vous aimeriez. Et puis la forêt aux étangs est un lieu caractéristique du Domaine, entama-t-il donc une fois qu’ils furent installés.
- Mon père m’en a touché quelques mots. Est-il vrai que les ramées des arbres y ont une forme carrée ? — pendant un court instant, elle avait eu un petit rictus mi-perplexe mi-interrogateur qui avait surpris le prêtre.
- Ca oui ! Carrée, rectangulaire, ronde… et je vous jure que ce n’est pas le fait d’une sorte d’armée de jardiniers !
- Ce serait extravagant.
- Certainement. Je pense en tous les cas que c’est une image que vous emporterez chez vous. La forêt, pas les jardiniers.
- Sûrement. »
Jia s’était parée d’une expression bien peu difficile à déchiffrer. L’oeil emprunt de mélancolie que l’on cherche à faire taire d’un sourire de convenance. Il y avait sûrement anguille sous roche, oui. Mais pour autant, Agon était certain d’une chose. Il n’avait pas prévu de devenir le confesseur des états d’âmes d’une petite à peine sortie de l’adolescence, ou peu s’en fallait. Elle avait cherché à paraître souriante ? Il allait lui donner la satisfaction d’une dissimulation réussie.
« — Pour que vous soyez un peu au courant, reprit-il donc. Nous repartirons dans l’après-midi en direction d’une bourgade plus développée. Nous y serons hébergés par des locaux — ah, nous nous mettons en route.
- Pour être honnête, je pensais que vous vous cantonneriez à la Cité.
- Votre père voulait que vous voyiez un peu de ce monde. La Citadelle en est un symbole oui, mais il y a bien d’autres choses à voir. Et encore, vous n'en aurez qu'un extrait. »
Agon jeta un oeil par la fenêtre. La station s’éloignait d’eux et bientôt, disparaîtrait derrière les champs —
« — Dites-moi… sembla risquer son hôté, vous êtes né ici ?
- Non pas du tout — il lâcha un soupir léger en revenant à elle — mais j’en apprends un peu plus sur ce monde tous les jours. Alors ne vous en faites pas, je devrais pouvoir répondre à vos questions si vous en avez. Bien que mon ami templier soit sûrement plus indiqué !
- Oh, mhm. Ne vous inquiétez pas. Je ne cherchais pas à apprécier vos compétences en tant que guide. Je m’interrogeais simplement. » — fallait-il bien ou mal le prendre ?
Les échanges se succédèrent sans rien de véritablement consistant. D’où venait-il ? Depuis quand était-il ici ? Est-ce qu’elle avait des préoccupations par rapport aux coutumes locales ? Y avait-il des choses qu’elle avait particulièrement envie de faire ? Des marques de protocole auxquelles il devrait penser vis-à-vis d’elle ?
Dehors, les prairies et pâturages dans lesquels se perdaient quelques maisonnées de-ci de-là laissèrent place à la forêt.
Son manteau allant du jaune clair au vert foncé, les branches de ses arbres si étonnamment taillées, le chant de ses oisillons —
Entre quelques fourrés chatoyants, on pouvait apercevoir déjà le reflet cristal des étangs tranquilles.
Une belle forêt.
Qui, bien sûr, avait ses défauts.
Si on s’y enfonçait trop, l’on pouvait se rapprocher du domaine de Maléfique, où grouillaient encore tous ses gardes (qui devraient songer à une reconversion).
Si on avait l’air trop riche, il y avait ceux qui se faisaient un métier que d’attaquer les convois. Des brigands, en somme, comme partout ailleurs.
Vous ai-je aussi parlé des hommes armés de la Shinra rôdant dans quelque coin reculé ?
A y ajouter, bien entendu, les dangers habituels d’une forêt. Et les sans-coeur.
Et même tout ceci mit à part, il était des heures et des jours où le ciel se faisait gris. Où la forêt alors n’avait plus tant cette aura de charme si séduisante.
Malgré tout, la forêt aux étangs n’avait la réputation d’être la plus sinistre, ou même la plus dangereuse des forêts des mondes.
Bien sûr, Jia ne s’inquiétait pas de toutes ces choses. Elle voyait ce joyau pour la première fois. Et bien que contenu, il ne fallait pas être devin pour deviner son émerveillement. Croirait-elle seulement Agon s’il lui disait que l’on pouvait se faire à cette beauté singulière ? Ne plus y voir que des arbres aux formes étranges et des animaux chapardeurs ?
Ils arrivèrent à Sägemehl peu avant la mi-journée.
Il s’agissait d’un petit village perdu entre les arbres et un lac. Quelques maisons de bois aux fondations de pierre, soutenues par d’imposantes poutres. Y grimpait un lierre vivace.
Les habitants avaient été prévenus de l’arrivée d’une invitée de marque pour le Sanctum — et le village n’avait pas été choisi au hasard. Sägemehl était une communauté particulièrement proche du culte. A l’heure où le Sanctum en était à ses balbutiements, des habitants du village étaient parmi les premiers de ses prêtres.
Mais ce n’était pas pour cela que notre petit groupe faisait halte ici. L’endroit était connu pour avoir une tradition culinaire singulière. Et elle en faisait un lieu « particulier ».
Quitte à faire le tour de quelques destinations caractéristiques, autant s’y arrêter.
Le prêtre n’avait jamais essayé la cuisine à la sciure de bois mais ça promettait d’être une expérience inédite. Au final, cette mission lui apporterait son lot de découvertes à lui aussi.
Il apprendrait d’ailleurs, du chef du village, qu’il s’agissait de sciure provenant de types biens particuliers de genévriers. Des arbres que la communauté faisait pousser et entretenait avec soin. La sciure donnait aux plats un goût… un goût — la meilleure façon de le décrire. Oh ça oui c’était comestible. Le plat en lui-même était plutôt bon, même. Il y avait pourtant cet arrière-goût… si particulier de feu de bois mais qu’on avalerait…
Ce genre de goût profondément expérimental. Certes une aventure en soi. Que l’on recommanderait même à une personne qui voudrait essayer les spécialités locales.
Mais un repas après lequel on veut juste dévorer un quelconque plat au goût familier.
Ils avaient mangé à la table du chef de communauté. Un vieil homme qui avait été cuisinier dans le temps. Désormais sa santé chancelante ne lui permettait plus d’exercer, ses mains n’avaient plus leur dextérité d’antan.
L’homme se montra très curieux des coutumes de la Terre des Dragons. Jia tâchait d’y répondre avec pédagogie.
Elle ne serait toutefois pas la seule à enseigner. Une curiosité toute naturelle s’installa à la table, et la jeune fille prit le temps de questionner les présents sur la société du Domaine. Son fonctionnement, ses normes, son histoire. Agon ne pouvait réellement se prononcer, mais leur hôte comme le templier prirent plaisir à la renseigner.
Ils évitèrent autant que possible, cependant, des sujets épineux. Le constater arracha un sourire joueur au prêtre. Un verre d’eau à la main, il savourait la façon dont l’un et l’autre ne s’attardaient ni sur le froid instauré entre Consulat et Sanctum, qui avaient main mise sur leurs mondes respectifs, ni sur les troubles qui avaient commencé à naître entre les habitants de la Citadelle, ni même sur le conflit interne au Domaine qui avait opposé Sanctum et hommes d’armes du monde.
Il y avait en effet à l’extérieur de la Citadelle un campement de fortune pour ceux qui n’avaient plus de chez-eux. Les rumeurs avaient fusé. Agon pour sa part ne vivait plus dans le campement. Il était retourné dans sa cellule dans la Citadelle — l’aile où il résidait avait été déblayée.
Cela ne l’avait pas empêché et de se tenir au courant de ce qu’il se passait là-bas — il y était même retourné plusieurs fois depuis son retour au château — ou d’être mis au courant par des croyants un peu perdus.
Des bagarres, des conflits parfois sur base d’un seau d’eau renversé. Des interventions de templiers pour séparer les querelleurs. Le fait que certaines de ces altercations opposent humains et hommes-bêtes n’était pas pour arranger la situation. Toute bonne et généreuse qu’Etro puisse être, les hommes ne sont eux pas partageurs par essence. Bien que la Lumière d’Etro, la fameuse, ait été envoyée là-bas il y a un moment déjà, le prêtre doutait qu’elle puisse régler toutes ces tensions à elle seule.
Lorsqu’ils parlaient du Domaine, de ses merveilles et de ses belles rencontres, de l’hospitalité de ses habitants, de ça ils ne parlaient pas.
Il y avait aussi eu, récemment, ce coup d’éclat du Sanctum contre les « hommes de Swain ». L’attaque de la Coalition Noire avait peut-être occulté cet évènement des esprits des médias, mais il avait pourtant laissé ses traces. Gens du Domaine contre gens du Domaine. Le culte contre l’armée régulière du monde. Belle image n’est-ce pas ?
Lorsqu’ils parlaient du Domaine, de ses merveilles et de ses belles rencontres, de l’hospitalité de ses habitants, de ça non plus ils ne parlaient pas.
D’un autre côté, le but était d’en mettre plein la vue à cette gamine venue d’ailleurs. Son père n’avait en rien précisé qu’elle devait avoir aimé le monde, mais il préfèrerait sûrement qu’elle rentre des étoiles dans les yeux plutôt qu’abattue par un voyage sordide dans un monde blessé.
Et pour l’heure l’opération communication semblait fonctionner.
Après avoir profité du cadre quelques heures, et reçu une visite du village et de ses installations (scierie, ateliers) par son dirigeant en personne, il fallait se mettre en route pour Brücken-Fluss. Il était temps. Même si c’est instructif, ce genre de visite devient quand même franchement barbante assez rapidement. Pour Agon du moins. Jia pour sa part écoutait et interrogeait — par politesse extrême ou par réel intérêt, impossible de le dire.
Comme il s’y attendait, lorsqu’il lui demanda ce qu’elle en avait pensé alors qu’ils regagnaient la calèche, elle lui servit une réponse qui manquait cruellement de naturel. Elle l’avait d’ailleurs énoncée avec un calme tout diplomatique. Pourtant sous ce masque de convenances, il y avait une jeune fille qui commençait à piquer la curiosité du prêtre. Une personne qu’il apercevait de temps en temps dans un sourire, un regard, une question. « Vous n’avez pas apprécié ? » — Jia se trahissait d’une mine étonnée en observant Agon. Celui-ci venait de lui confier avoir trouvé cette expérience culinaire très « spéciale ».
« — Ce n’est pas ça. C’est simplement… particulier, comme je disais. J’ai encore l’impression d’avoir du bois dans la bouche…
- Le goût demeure, oui… admit-elle.
- Attendez. » Rapidement, le prêtre farfouilla dans les quelques effets que lui et le templier avaient laissé dans le véhicule. Il en sortit deux pommes vertes, et en tendit une à la jeune fille avec un sourire. « Tenez, ça le fera peut-être passer.
- Merci. »
Bai, qui s’était installé à l’arrière de la calèche durant leur premier voyage, avait cette fois prit place avec eux. Il demeurait silencieux, tout en restant profondément gênant d’intimidation. Agon en apprenait toutefois un peu plus sur celle qu’il fréquenterait le temps d’une visite.
Jia lui avait bien confirmé avoir été adoptée par William il y avait de cela cinq ans. Et le prêtre n’avait aucun doute quant au respect et l’amour qu’elle lui portait.
Ses parents, avait-elle expliqué brièvement, étaient décédés. Et elle avait eu des années difficiles avant qu’il ne la recueille.
Une histoire bien triste dans les détails de laquelle Agon ne voulait pas aller plus que son interlocutrice. Pourtant c’est un mépris sans fond qu’il vit dans les yeux de l’homme de main. Un dédain brûlant — et perçu par tous dans cette calèche.
Autant le dire. Un silence embarrassant s’installa, seulement entrecoupé d’échanges brefs et superficiels.
Mais heureusement ! La bourgade de Brücken-Fluss vint à la nuit tombée et avec elle la généreuse et accueillante Frida Martigan. La sauveuse ! Enfin ! Le prêtre était sûr qu’il pouvait compter sur l’hospitalité de cette famille paysanne pour son entreprise. Agon ouvrit les bras en descendant de la calèche, enlaçant la maîtresse de maison amicalement. « — Eh bien vous v’là enfin ! On n’vous attendait plus ! s’exclama-t-elle avec un rire.
- Nous sommes partis avec un peu de retard.
- C’que j’espérais. Je veux dire, j'espérais ça plutôt que les bandits. Entrez, ne restez pas dehors. »
Magret de canard et ses pommes de terre revenues à la poêle. Pile ce dont le jeune homme avait besoin. Le réconfort du connu. Un réconfort ô combien savoureux qui plus était !
Les discussions tournèrent autour des contes de la Terre des Dragons et des exploits de vie du templier Damien. Le prêtre remarquait pour la première fois chez eux des points communs qu’il avait jusque là occultés. Une sorte de douceur profonde, un calme qui se manifestait dans chacune de leurs paroles. Elles en faisaient tantôt de sereins conteurs écoutés par tous, tantôt l’oreille prête à vous écouter sans vouloir vous porter jugement. Tout deux portaient dans le regard la même bienveillance polie par de sombres heures. C’est ainsi que, miche de pain en main, Agon se trouvait à fixer l’un et l’autre alternativement — jusqu’à ce que l’un des petits-fils de Gregor (d’ailleurs absent ce soir-ci) vienne tirer sur sa soutane. « — Dis m’sieur l’prêtre, tu viens jouer avec moi ? demanda-t-il innocemment.
- Si tu veux, oui, oui — le prêtre abandonnait son crouton en reportant son attention sur le gosse d’un peu moins d’une dizaine d’années — A quoi tu veux jouer dis-moi ?
- A ça ! »
Sur le sol à quelques mètres de là trônait un vieux — et très rudimentaire — jeu d’échecs.
Damnation.
C’était bien un jeu qu’il abhorrait plus que n’importe quel autre. Jamais Agon n’avait pu enregistrer autre chose que le mouvement des pièces dans sa petite caboche. Toujours, il se faisait avoir par les mêmes tactiques basiques. Son désarroi dû se lire avec une facilité déconcertante, puisque la grand-père du petit vint à son secours. « Dis-moi mon petit, c’est pas soirée normale ce soir ! Tu veux pas m’faire honte d’vant nos invités tout d’même. Allez, tu vas m’aider à débarrasser !
- Mais mamie !
- Tut-tut !On n’proteste pas.
- Après alors..?
- Si m’sieur l’prêtre Wiley a l’temps. Il doit s’reposer aussi, l’excusa-t-elle par avance tout en se levant.
- Je vais vous aider, ajoutait Damien en l’imitant. »
En moins d’une minute, la table s’était dépeuplée. N’y demeurait plus que Jia, Bai, l’un des fils du Martigan et Agon. Elle allait encore perdre quelques âmes. « Emmerich tu aiderais monsieur à décharger les bagages de nos hôtes ?! » — Frida avait haussé le ton depuis les cuisines où elle discutait éducation avec le templier, faisant sursauter son rejeton qui se perdait dans la contemplation de l’exotique Jia. Le chinois, lui, tourna la tête vers la paysanne en fronçant les sourcils. Et comme Agon se trouvait pile sur la trajectoire de ce regard assassin, il eut de nouveau le sentiment d’être fusillé. Sensation peu agréable mais à laquelle il se réhabituait peu à peu.
Le rejeton Martigan était en tous les cas déjà debout, mais lui ne semblait pas vouloir bouger. « Bai aurais-tu l’obligeance d’accompagner ce monsieur ? Ca ira. »
Puis il se leva avec toute la prestance inquiétante de troll de conte de fées. Il n’avait rien de laid en fait. Dans la moyenne de son ethnie. Mais c’était une question de ressenti.
A peine fut-il parti qu’elle lâcha un soupir léger que le prêtre ne put pas manquer. « — Vous allez bien ?
- Oui, bien sûr. Un très bon repas, répondit-elle avec le même sourire dissimulateur de mélancolie que lors de leur premier voyage.
- Vous voudriez sortir un peu ? L’air sera plus frais de nuit. »
La jeune fille acquiesça avec grâce. « Je vous suis. »
La lune était pleine et une petite brise les accompagnait au bord du champ de carottes.
« — Votre - gorille pensa-t-il - homme de main ne va pas mal prendre que vous soyez sortie sans sa protection au moins ?
- Il ne peut se le permettre.
- Mhm. »
Après le regard méprisant qu’il avait jeté à la demoiselle dans la calèche, le prêtre était bien peu convaincu.
« — Je suis désolée qu’il vous ait mis mal à l’aise, ajouta-t-elle.
- Oh ne vous en faites pas. C’est moi qui ait dû faire une erreur.
- Il est fier. Il a estimé que votre proposition d’aide était comme contester sa capacité à s’occuper des bagages seul.
- Je vois… - cela lui paraissait tout bonnement stupide.
- Ne vous en voulez pas. Mon père ne l’a pas engagé pour son sens de la diplomatie. »
Il n’en doutait pas.
Lentement, ils remontaient vers le pont de Brücken-Fluss. Quelques maisonnées se détachaient du ciel d’un bleu profond percé d’étoiles vives.
« — Je peux vous poser une question ?
- Allez-y. Je suis là pour ça.
- Votre culte, il est récent. Qu’a pensé votre famille lorsque vous avez voulu le rejoindre ?
- Oh — il marqua un temps — peu de choses en fait. Je n’en ai… plus, mentit-il. Depuis un temps.
- Excusez-moi.
- Pas besoin de vous excuser, vous ne pouviez pas savoir. »
Mais elle détournait désormais le regard, se concentrant sur le chemin de terre.
- Mon père était tavernier, laissa-t-il échapper avec un soupir, affaire de montrer à la jeune fille qu’elle ne l’avait en rien affecté. Un homme bien mais trop gentil. Heureusement que ma mère était là pour recadrer ceux qui voulaient abuser.
- Un fort caractère, j’imagine.
- Vous n’imaginez même pas. Elle avait la bonne dose d’autorité et d’instinct maternel. Et donc même si elle râlait et parlait fort, tout le monde l’aimait. »
Jia passa la main sur sa nuque d’un air pensif — « Un souci ? » interrogea Agon.
« — Oh, non, non. Non. »
Menteuse.
« — Si vous le dites.
- C’est juste… je ne sais pas si je devrais, avouait-elle.
- Je ne pense pas que quoique vous me diriez me surprenne. Je vous écoute.
- Je me figurais simplement que votre mère et madame Martigan se seraient bien entendues.
- Peut-être. J’imagine qu’elles auraient été raisonnables.
- Vous imaginez ?
- Deux forts caractères peuvent entrer en conflit vous savez.
- Oui… »
Un temps.
« — Comment sont-ils..?
- La guerre.
- Dans votre monde ?
- Générale. Les conflits ouverts ou non entre organisations inter-mondes ont leurs victimes.
- Je vois oui.
- J’ai cru comprendre que la situation à la Terre des Dragons n’était pas stable ?
- Le… il y a les huns, oui. »
Le sourire forcé et peu à sa place qu’elle lui adressa le rendit perplexe. Le sujet était-il si épineux à évoquer pour ceux qui venaient de ce monde ? « — Si j’ai posé une question déplacée surtout…
- Rien de tel. Mais il fait un peu froid alors… »
Agon lui aurait bien proposé sa cape s’il n’avait pas eu le distinct sentiment que son invitée voulait simplement rentrer. Le pont et sa rivière aux reflets nocturnes argentés se trouvaient à une dizaine de mètre d’eux lorsqu’ils firent demi-tour.
Le voyage vers la Citadelle le lendemain se fit sans accroc. Le petit groupe fit un arrêt par Mornevie, où Marguerite Givry remit à Jia une composition florale simple mais délicate — de roses pimprenelles d’un blanc pur mélangées de roses bourbons à la robe blanche striée de spinelle et de cuisses de nymphes aux pétales morganite.
Ils continuèrent ensuite jusqu’au long pont qui menait à la Citadelle, admirant les prairies et champs s’étendant jusqu’à l’ombre lointaine des arbres.
Le regard de leur hôte ne manqua pas le campement de fortune installé à l’extérieur de la Cité. Et il fut temps de parler plus avant des difficultés que rencontrait le domaine. Comme toujours, la jeune femme écoutait avec sérieux et douceur. Elle demandait comment jusque là les choses avaient été organisées, semblant s’intéresser naturellement aux conditions de vie des gens de ce monde. Quelqu’un de concerné, et cela heureusement pour Agon.
Plus elle était touchée par ce qu’elle entendrait à propos de la vie des gens ici, et plus sa capacité à influencer son père ‘dans le bon sens’ serait grande. Une pensée pragmatique et assez peu innocente que le prêtre se reprocha un instant d’avoir. Intérieurement.
L’essentiel du reste de leur journée consista en une visite de la ville, et du temple où se ferait la cérémonie d’Ascension du Primarque. La chorale répétait, et ils prirent le temps de l’écouter avant qu’Agon ne salue le Père Gregor brièvement.
Le soir, ils se rendirent sur l’une des places les plus animées de la ville. Les musiciens battaient la mesure devant les tavernes dont les clients parfois imbibés se laissaient plus volontiers aller à la danse malgré leur relative inexpérience. Le templier avait retrouvé sa fille avec qui il partageait une danse aux pas bien rodés, et Agon et Jia s’étaient assis à une table posée à l’extérieur de l’une des tavernes, admirant du regard, sans se mouiller, les courageux qui se laissaient aller. Bai quant à lui s’était adossé au mur de la taverne, à bonne distance, mitraillettes oculaires chargées.
Dos à la table, face à la place pavée, le prêtre et la jeune femme esquissaient des sourires légers.
« — Vous ne voulez pas vous essayer ? demandait-il sans arrière pensée.
- Je vais me contenter de regarder. C’est déjà très divertissant.
- Peu habituée à la danse ?
- Oh je la pratique, mais les danses traditionnelles chinoises. Ca s’en éloigne assez.
- J’étais assez pitoyable en arrivant ici.
- Et maintenant ?
- Je me débrouille.
- La persévérance est clef, lui dit-elle tranquillement. »
Un air festif sur base de flute et de tambours se substituait à celui qui le précédait, et Agon suivit du regard Damien et sa fille changer de partenaire — lui pour un homme massif et au rire gras alcoolisé et elle pour une vieille dame étonnamment vive pour l’âge qu’elle semblait avoir.
« — Mon Père… j’ai été très heureuse de vous avoir pour guide, laissait-elle échapper en remettant une mèche sombre derrière son oreille.
- Vous devriez surtout remercier le templier Damien. Je crois qu’il vous a été une bien meilleure aide que moi.
- Il a répondu à mes questions mais… vous avez été plus prévenant que vous ne semblez le voir.
- C’est.. gentil.
- Dites je peux… vous demander quelque chose ?
- Mhm ? »
La jeune femme jeta un oeil vers son gorille, bien trop occupé à paraître imposant pour relever ce geste qui pour le prêtre annonçait une question gênante ou une confession dérangeante. Et qu’il n’avait pas forcément envie de recevoir.
« — Trouvez-vous que j’aie été une hôte… décente ?
- Hein ? — il ne s’attendait pas à cette question et se reprit immédiatement — Je veux dire. Bien sûr. Pourquoi une telle question ?
- C’est simplement. Il s’agit de ma première visite pour ainsi dire diplomatique. Je sais que j’aurai plusieurs fois à agir en représentation à l’avenir alors je désirais votre avis.
- Vous craignez tant que ça que nos coutumes ne soient pas les mêmes que les vôtres ? Si vous savez vous tenir chez vous il n’y a pas de raison que cela se passe mal ailleurs.
- Vous sous-estimez les brèches que créent des cultures différentes. Mais… ce n’est pas… »
Elle prit une inspiration. « Laissez. » lâcha-t-elle doucement.
« — Je vois bien que vous avez quelque chose sur le coeur vous savez — Agon l’avisait d’un regard sans accusations — Et je ne suis pas là pour vous forcer la main mais si vous gardez tout ça trop longtemps vous risquez d'en souffrir.
- Ce n’est pas…
- Vous n’avez pas à vous justifier de ne pas vouloir en parler si ce n’est pas le cas. Mais ma porte est ouverte si vous en avez besoin. Et ce que vous voudriez me dire resterait entre nous. Vous ne me reverrez peut-être jamais, alors je suis bien la dernière personne qui pourrait impacter votre vie en mal dans le pire des cas. »
Oui, c’était vrai. Il n’avait pas été et n’était toujours pas sûr de vouloir devenir le confesseur de cette enfant. Mais il fallait croire que les gamins un peu paumés arrivaient toujours à l’emporter sur lui. Ian Goguen, Alice Arsenault… et maintenant Jia Carlstein. Quoiqu’encore. La dernière ne semblait pas tant perdue en termes de chemin, que tiraillée intérieurement.
Les doigts croisés sur ses cuisses, elle fixait les danseurs sans les voir, pensive. Et Agon se surprit à détailler sa beauté singulière animée par les lumières vacillantes des torches, braseros, lanternes et bougies.
« — Peu importe comme je me comporte par chez moi, il n’est personne pour trouver que j’agis assez bien si ce n’est Père. » commençait-elle du ton le plus sobre possible alors que ses doigts se crispèrent légèrement. « Je ne suis pas quelqu’un de respectable pour les miens et c’est une tare que je ne pourrai jamais effacer. C’est ce que je suis.
- Que voulez-vous..? — le prêtre fronçait les sourcils d’incompréhension.
- Je suis née de l’union non consentie d’un hun et d’une chinoise. Mes parents biologiques ont espéré toute la grossesse durant que je ne sois pas le fruit de cette horreur. Ils n’ont pas supporté la honte.
- Q —
- Ma mère s’est tuée peu après ma naissance. Mon père.. biologique donc, m’a rappelé chaque jour pendant sept ans qu’il n’était là que parce qu’il n’avait pas le courage de la suivre. Jusqu’à ce qu’il le trouve. »
Ses yeux sombres s’humidifiaient de larmes contenues, et elle se tenait aussi droite et digne que possible. L’horreur de ce qu’elle venait de dire frappait Agon alors qu’en fond se jouait une musique populaire et enjouée. Il ne savait absolument pas comment réagir.
C’était précisément pour ça qu’il ne voulait pas être confesseur. Mais qu’est-ce qui lui prenait ?! — pourtant, il se convainquait que ce qu’il avait fait était moralement le plus acceptable. Un sentiment particulier naissait en lui lorsqu’il posa sa main sur l’épaule de la jeune fille. Elle tressaillit, se défendant d’un faible « — Nous ne sommes pas très tactiles chez nous.
- Je ne voulais pas… — Il ôta sa main.
- Non, non. Je… c’était gentil, je sais, laissait-elle échapper en retenant une larme traîtresse.
- Vous savez…
- Oui..?
- Je pense que votre père doit être très heureux de vous avoir. Et que vous avez été une hôte parfaite en plus d’une personne que j’aurais aimé avoir plus le temps de connaître. »
Un temps.
Elle passa ses doigts fins sur ses yeux clos.
« Merci. »
Elle lui adressa un regard puis un sourire doux.
« Ca me touche. »
Ils observèrent silencieusement les danseurs encore un moment.
Elle repartirait le lendemain avec autant de grâce qu’elle était venue. Mais quelque chose en elle paraissait plus léger. Impossible de mettre le doigt sur quoi, cependant. Quelque chose — mais quelle importance de pouvoir l’identifier quand l’important était qu’elle paraisse tout simplement plus… ça. Légère, à défaut de mieux et tout aussi répétitif que cela puisse être.
Jia assurait au prêtre comme au templier avant de les quitter qu’elle avait apprécié sa visite, et s’assurerait que son père respecte ses engagements.
Trois jours plus tard, Agon recevait une lettre provenant de la Terre des Dragons — elle commençait ainsi.
— Et pourtant, cela n’avait pas empêché aux deux hommes de devoir jouer aux guides pour une fille de bourgeois venue de la Terre des Dragons.
La date de cette visite avait été fixée, déplacée, re-fixée, reportée, puis réarrangée pour en venir à ce jour. Finalement. Le fait que les relations entre le Sanctum et le Consulat ne soient pas au mieux y était probablement pour quelque chose.
Après tout, la Terre des Dragons n’était-elle pas sous l’égide du groupe promoteur des arts ? Et William Carlstein, père de la jeune fille qu’ils devaient accompagner, avait sûrement des rapports avec cette organisation, tout mécène qu’il était. Prendraient-ils bien son initiative ? Ou bien perdrait-il leur soutien ? Le bourgeois avait probablement assuré ses arrières.
Pour l’occasion, Agon et le templier s’étaient vêtus sobrement, mais élégamment. Soutane nette et propre pour le prêtre, et gambison simple mais couvrant pour Damien. Le prêtre se remémorait la plaie infectée qui traversait le torse de son protecteur attitré quelques temps auparavant. Il en restait sûrement des traces peu gracieuses que l’homme d’armes se sentait devoir dissimuler. En vérité, il était bien étonnant qu’il soit toujours debout — et ce, même s’il devait s’aider d’une canne pour marcher, parfois encore faible physiquement. Rasé, coupe courte, port droit. Il paraissait évident qu’il n’avait aucune intention de se négliger malgré l’effort que sa rééducation lui demandait.
Un homme taillé dans un bloc d’effort.
Damien et Wiley entretenaient des rapports cordiaux, bien que franchement asymétriques. Le templier était pour l’un un bon gars avec qui on pouvait discuter, et Agon pour l’autre celui qui avait sauvé sa fille des sans-coeur lors de la St Patrick et s’était tenu près de lui à l’heure où il était persuadé de mourir.
Mais pour autant qu’il appréciait discuter avec le templier, Agon n’était pas de la meilleure humeur. Une mission qu’il devrait accomplir bientôt — pas celle dont il est question ici — occupait la majorité de son esprit et le laissait profondément troublé. Il ne réalisait d’ailleurs même pas que son inquiétude pouvait se lire sur son visage de façon toute visible. Ce, bien que son compagnon de circonstances ne le questionna pas à ce propos. Simple question de retenue.
Leur conversation se cantonna donc à des échanges de banalités sans réelle saveur, entrecoupés de silences longs ou courts.
« Ah. Le transporteur a atterri. » — Le prêtre sourit à son voisin, délaissant sa mine fermée — « A nous de jouer ! »
Ils apercevraient donc rapidement Jia Carlstein.
Son père était un homme originaire du Domaine, bien qu’il l’ait quitté pour la Terre des Dragons depuis des années. Mécène et architecte à ses heures, il avait fini par jeter l’ancre dans ce monde exotique par amour de sa culture. Et désormais, il y faisait fleurir ses activités.
Pour autant, cela ne l’avait pas empêché de se tenir au courant des nouvelles du pays. Quelle ne fut pas son horreur de découvrir ce qu’il s’y passait !
Il avait donc proposé son aide — ses munnies surtout — pour aider à la reconstruction de la Citadelle. En échange, une seule condition. Une formalité presque. Escorter sa fille dans le Domaine pour lui faire découvrir un peu ce monde.
Sur elle, Agon n’avait que peu de renseignements. Sa tranche d’âge (la vingtaine), le monde dont elle leur venait, qu’elle était belle disait-on et probablement adoptée. Les mondes n’étaient pas ouverts les uns aux autres depuis assez longtemps pour que Carlstein père ait conçu une enfant en Terre des Dragons, lui ait donné un nom local, et qu’elle ait atteint son âge actuel. Ou bien le paternel avait juste des goûts très étranges.
Repérer la jeune femme ne fut pas à dire vrai chose difficile. Ils vinrent, elle et celui qui l’accompagnait, après les rares commerçants là pour affaires — les pressés, ceux marchant d’un pas décidé et précis. Petits automates marchands à la routine bien huilée.
L’homme, probablement un grade du corps ou Etro-sait-quoi, était équipé d’une brigantine de cuir rouge sombre dans la plus pure tradition de son monde, sur un pantalon de tissu crème bouffant. Au côté, il arborait un sabre ouvragé. Il était plus grand qu’Agon ou même que le templier Damien, d’au moins une demi-tête. Sa mâchoire carrée, ses yeux inquisiteurs, la retenue dans son attitude, étaient autant d’éléments faisant de lui un homme que le prêtre n’avait nulle envie de contrarier inutilement.
Ce superbe spécimen de gorille était pourtant invisible aux côtés de celle qu’il accompagnait.
Elle avait le regard trop calme ; sombre et profond. Deux yeux en amande sertis de prunelles charbon, qui glissaient sur les murs disgracieux et le sol sale de la station avec une noblesse distante et dérangeante.
Le visage doucement rond, aux traits d’une finesse rare, surmonté d’une coiffe chinoise complexe aux ornements d’argent — un mystère d’agencement. Le nez était un peu plat peut-être, mais exotiquement charmant. Lèvres quant à elles fines et rosées, peintes sur une peau subtilement dorée. Un défaut pour l’aristocratie chinoise, oui — mais une promesse de voyage et un rêve de vacances au soleil pour d’autres.
La jeune femme avait le port altier, le geste millimétré. Une robe de gaulle bien loin des traditions de la Terre des Dragons à n’en pas douter. Blanche, cintrée à la taille d’un riche tissu rouge. Un mélange vestimentaire des plus atypiques, et qui ne paraissait pourtant pas jurer.
Non. L’on n’avait guère menti à Agon en lui disant que cette fille était une vraie beauté.
Et pourtant, toute séduisante qu’elle fut, il lui appliquerait son mantra : « Au mieux, oui, mais aussi au plus vite. » Inutile de prolonger la visite de cette Jia d’une journée de plus à cause d’un retard sur leur itinéraire.
Alors après quelques présentations de mise et une salutation chaleureuse, il avait guidé son hôte jusqu’à leur calèche. Et bien que tout ceci se soit fait cordialement, sans accroc, le prêtre s’était manifestement attiré les foudres du garde du corps.
Lorsqu’il avait proposé d’aider à transporter les bagages de son invitée, le chinois s’était presque raidi d’orgueil. Le regard assassin.
Eut-il eu une arme à feu à la place de chaque oeil, il n’y aurait plus eu de Prêtre Wiley pour courir le Domaine — mais depuis quand s’énervait-on d’un peu de politesse ?!
La calèche en elle-même était probablement l’une des plus élégantes que le culte ait eu à disposition pour l’heure.
Compte-tenu de l’importance de la mission — c’est à dire, des munnies du paternel Carlstein — elle avait été laissée aux soins du templier Damien et de son homologue en soutane. Il fallait mettre les moyens dans cette opération séduction. Et le beau bois lustré aux ornements à la feuille d’or du véhicule sonnait pour certains comme le plus parfait équivalent du luxe et du glamour.
Agon pouvait à l’honnêteté confirmer cette impression : rien en dehors de cette calèche ne lui avait paru ou luxueux ou glamour au Domaine depuis des semaines.
Le prêtre et la demoiselle Carlstein posèrent leurs délicats postérieurs sur ses petites banquettes de velours rouge tandis que Bai, l’homme de main de la jeune femme, chargeait ses bagages. Le templier quant à lui, prenait place à l’avant du véhicule, aux côtés du cocher.
« — Nous nous rendrons dans le village de Sägemehl dans un premier temps, en bordure de l’un des étangs de la forêt. J’ai pensé que vous aimeriez. Et puis la forêt aux étangs est un lieu caractéristique du Domaine, entama-t-il donc une fois qu’ils furent installés.
- Mon père m’en a touché quelques mots. Est-il vrai que les ramées des arbres y ont une forme carrée ? — pendant un court instant, elle avait eu un petit rictus mi-perplexe mi-interrogateur qui avait surpris le prêtre.
- Ca oui ! Carrée, rectangulaire, ronde… et je vous jure que ce n’est pas le fait d’une sorte d’armée de jardiniers !
- Ce serait extravagant.
- Certainement. Je pense en tous les cas que c’est une image que vous emporterez chez vous. La forêt, pas les jardiniers.
- Sûrement. »
Jia s’était parée d’une expression bien peu difficile à déchiffrer. L’oeil emprunt de mélancolie que l’on cherche à faire taire d’un sourire de convenance. Il y avait sûrement anguille sous roche, oui. Mais pour autant, Agon était certain d’une chose. Il n’avait pas prévu de devenir le confesseur des états d’âmes d’une petite à peine sortie de l’adolescence, ou peu s’en fallait. Elle avait cherché à paraître souriante ? Il allait lui donner la satisfaction d’une dissimulation réussie.
« — Pour que vous soyez un peu au courant, reprit-il donc. Nous repartirons dans l’après-midi en direction d’une bourgade plus développée. Nous y serons hébergés par des locaux — ah, nous nous mettons en route.
- Pour être honnête, je pensais que vous vous cantonneriez à la Cité.
- Votre père voulait que vous voyiez un peu de ce monde. La Citadelle en est un symbole oui, mais il y a bien d’autres choses à voir. Et encore, vous n'en aurez qu'un extrait. »
Agon jeta un oeil par la fenêtre. La station s’éloignait d’eux et bientôt, disparaîtrait derrière les champs —
« — Dites-moi… sembla risquer son hôté, vous êtes né ici ?
- Non pas du tout — il lâcha un soupir léger en revenant à elle — mais j’en apprends un peu plus sur ce monde tous les jours. Alors ne vous en faites pas, je devrais pouvoir répondre à vos questions si vous en avez. Bien que mon ami templier soit sûrement plus indiqué !
- Oh, mhm. Ne vous inquiétez pas. Je ne cherchais pas à apprécier vos compétences en tant que guide. Je m’interrogeais simplement. » — fallait-il bien ou mal le prendre ?
Les échanges se succédèrent sans rien de véritablement consistant. D’où venait-il ? Depuis quand était-il ici ? Est-ce qu’elle avait des préoccupations par rapport aux coutumes locales ? Y avait-il des choses qu’elle avait particulièrement envie de faire ? Des marques de protocole auxquelles il devrait penser vis-à-vis d’elle ?
— — — — —
Dehors, les prairies et pâturages dans lesquels se perdaient quelques maisonnées de-ci de-là laissèrent place à la forêt.
Son manteau allant du jaune clair au vert foncé, les branches de ses arbres si étonnamment taillées, le chant de ses oisillons —
Entre quelques fourrés chatoyants, on pouvait apercevoir déjà le reflet cristal des étangs tranquilles.
Une belle forêt.
Qui, bien sûr, avait ses défauts.
Si on s’y enfonçait trop, l’on pouvait se rapprocher du domaine de Maléfique, où grouillaient encore tous ses gardes (qui devraient songer à une reconversion).
Si on avait l’air trop riche, il y avait ceux qui se faisaient un métier que d’attaquer les convois. Des brigands, en somme, comme partout ailleurs.
Vous ai-je aussi parlé des hommes armés de la Shinra rôdant dans quelque coin reculé ?
A y ajouter, bien entendu, les dangers habituels d’une forêt. Et les sans-coeur.
Et même tout ceci mit à part, il était des heures et des jours où le ciel se faisait gris. Où la forêt alors n’avait plus tant cette aura de charme si séduisante.
Malgré tout, la forêt aux étangs n’avait la réputation d’être la plus sinistre, ou même la plus dangereuse des forêts des mondes.
Bien sûr, Jia ne s’inquiétait pas de toutes ces choses. Elle voyait ce joyau pour la première fois. Et bien que contenu, il ne fallait pas être devin pour deviner son émerveillement. Croirait-elle seulement Agon s’il lui disait que l’on pouvait se faire à cette beauté singulière ? Ne plus y voir que des arbres aux formes étranges et des animaux chapardeurs ?
Ils arrivèrent à Sägemehl peu avant la mi-journée.
Il s’agissait d’un petit village perdu entre les arbres et un lac. Quelques maisons de bois aux fondations de pierre, soutenues par d’imposantes poutres. Y grimpait un lierre vivace.
Les habitants avaient été prévenus de l’arrivée d’une invitée de marque pour le Sanctum — et le village n’avait pas été choisi au hasard. Sägemehl était une communauté particulièrement proche du culte. A l’heure où le Sanctum en était à ses balbutiements, des habitants du village étaient parmi les premiers de ses prêtres.
Mais ce n’était pas pour cela que notre petit groupe faisait halte ici. L’endroit était connu pour avoir une tradition culinaire singulière. Et elle en faisait un lieu « particulier ».
Quitte à faire le tour de quelques destinations caractéristiques, autant s’y arrêter.
Le prêtre n’avait jamais essayé la cuisine à la sciure de bois mais ça promettait d’être une expérience inédite. Au final, cette mission lui apporterait son lot de découvertes à lui aussi.
Il apprendrait d’ailleurs, du chef du village, qu’il s’agissait de sciure provenant de types biens particuliers de genévriers. Des arbres que la communauté faisait pousser et entretenait avec soin. La sciure donnait aux plats un goût… un goût — la meilleure façon de le décrire. Oh ça oui c’était comestible. Le plat en lui-même était plutôt bon, même. Il y avait pourtant cet arrière-goût… si particulier de feu de bois mais qu’on avalerait…
Ce genre de goût profondément expérimental. Certes une aventure en soi. Que l’on recommanderait même à une personne qui voudrait essayer les spécialités locales.
Mais un repas après lequel on veut juste dévorer un quelconque plat au goût familier.
Ils avaient mangé à la table du chef de communauté. Un vieil homme qui avait été cuisinier dans le temps. Désormais sa santé chancelante ne lui permettait plus d’exercer, ses mains n’avaient plus leur dextérité d’antan.
L’homme se montra très curieux des coutumes de la Terre des Dragons. Jia tâchait d’y répondre avec pédagogie.
Elle ne serait toutefois pas la seule à enseigner. Une curiosité toute naturelle s’installa à la table, et la jeune fille prit le temps de questionner les présents sur la société du Domaine. Son fonctionnement, ses normes, son histoire. Agon ne pouvait réellement se prononcer, mais leur hôte comme le templier prirent plaisir à la renseigner.
Ils évitèrent autant que possible, cependant, des sujets épineux. Le constater arracha un sourire joueur au prêtre. Un verre d’eau à la main, il savourait la façon dont l’un et l’autre ne s’attardaient ni sur le froid instauré entre Consulat et Sanctum, qui avaient main mise sur leurs mondes respectifs, ni sur les troubles qui avaient commencé à naître entre les habitants de la Citadelle, ni même sur le conflit interne au Domaine qui avait opposé Sanctum et hommes d’armes du monde.
Il y avait en effet à l’extérieur de la Citadelle un campement de fortune pour ceux qui n’avaient plus de chez-eux. Les rumeurs avaient fusé. Agon pour sa part ne vivait plus dans le campement. Il était retourné dans sa cellule dans la Citadelle — l’aile où il résidait avait été déblayée.
Cela ne l’avait pas empêché et de se tenir au courant de ce qu’il se passait là-bas — il y était même retourné plusieurs fois depuis son retour au château — ou d’être mis au courant par des croyants un peu perdus.
Des bagarres, des conflits parfois sur base d’un seau d’eau renversé. Des interventions de templiers pour séparer les querelleurs. Le fait que certaines de ces altercations opposent humains et hommes-bêtes n’était pas pour arranger la situation. Toute bonne et généreuse qu’Etro puisse être, les hommes ne sont eux pas partageurs par essence. Bien que la Lumière d’Etro, la fameuse, ait été envoyée là-bas il y a un moment déjà, le prêtre doutait qu’elle puisse régler toutes ces tensions à elle seule.
Lorsqu’ils parlaient du Domaine, de ses merveilles et de ses belles rencontres, de l’hospitalité de ses habitants, de ça ils ne parlaient pas.
Il y avait aussi eu, récemment, ce coup d’éclat du Sanctum contre les « hommes de Swain ». L’attaque de la Coalition Noire avait peut-être occulté cet évènement des esprits des médias, mais il avait pourtant laissé ses traces. Gens du Domaine contre gens du Domaine. Le culte contre l’armée régulière du monde. Belle image n’est-ce pas ?
Lorsqu’ils parlaient du Domaine, de ses merveilles et de ses belles rencontres, de l’hospitalité de ses habitants, de ça non plus ils ne parlaient pas.
D’un autre côté, le but était d’en mettre plein la vue à cette gamine venue d’ailleurs. Son père n’avait en rien précisé qu’elle devait avoir aimé le monde, mais il préfèrerait sûrement qu’elle rentre des étoiles dans les yeux plutôt qu’abattue par un voyage sordide dans un monde blessé.
Et pour l’heure l’opération communication semblait fonctionner.
Après avoir profité du cadre quelques heures, et reçu une visite du village et de ses installations (scierie, ateliers) par son dirigeant en personne, il fallait se mettre en route pour Brücken-Fluss. Il était temps. Même si c’est instructif, ce genre de visite devient quand même franchement barbante assez rapidement. Pour Agon du moins. Jia pour sa part écoutait et interrogeait — par politesse extrême ou par réel intérêt, impossible de le dire.
Comme il s’y attendait, lorsqu’il lui demanda ce qu’elle en avait pensé alors qu’ils regagnaient la calèche, elle lui servit une réponse qui manquait cruellement de naturel. Elle l’avait d’ailleurs énoncée avec un calme tout diplomatique. Pourtant sous ce masque de convenances, il y avait une jeune fille qui commençait à piquer la curiosité du prêtre. Une personne qu’il apercevait de temps en temps dans un sourire, un regard, une question. « Vous n’avez pas apprécié ? » — Jia se trahissait d’une mine étonnée en observant Agon. Celui-ci venait de lui confier avoir trouvé cette expérience culinaire très « spéciale ».
« — Ce n’est pas ça. C’est simplement… particulier, comme je disais. J’ai encore l’impression d’avoir du bois dans la bouche…
- Le goût demeure, oui… admit-elle.
- Attendez. » Rapidement, le prêtre farfouilla dans les quelques effets que lui et le templier avaient laissé dans le véhicule. Il en sortit deux pommes vertes, et en tendit une à la jeune fille avec un sourire. « Tenez, ça le fera peut-être passer.
- Merci. »
Bai, qui s’était installé à l’arrière de la calèche durant leur premier voyage, avait cette fois prit place avec eux. Il demeurait silencieux, tout en restant profondément gênant d’intimidation. Agon en apprenait toutefois un peu plus sur celle qu’il fréquenterait le temps d’une visite.
Jia lui avait bien confirmé avoir été adoptée par William il y avait de cela cinq ans. Et le prêtre n’avait aucun doute quant au respect et l’amour qu’elle lui portait.
Ses parents, avait-elle expliqué brièvement, étaient décédés. Et elle avait eu des années difficiles avant qu’il ne la recueille.
Une histoire bien triste dans les détails de laquelle Agon ne voulait pas aller plus que son interlocutrice. Pourtant c’est un mépris sans fond qu’il vit dans les yeux de l’homme de main. Un dédain brûlant — et perçu par tous dans cette calèche.
Autant le dire. Un silence embarrassant s’installa, seulement entrecoupé d’échanges brefs et superficiels.
— — — — —
Mais heureusement ! La bourgade de Brücken-Fluss vint à la nuit tombée et avec elle la généreuse et accueillante Frida Martigan. La sauveuse ! Enfin ! Le prêtre était sûr qu’il pouvait compter sur l’hospitalité de cette famille paysanne pour son entreprise. Agon ouvrit les bras en descendant de la calèche, enlaçant la maîtresse de maison amicalement. « — Eh bien vous v’là enfin ! On n’vous attendait plus ! s’exclama-t-elle avec un rire.
- Nous sommes partis avec un peu de retard.
- C’que j’espérais. Je veux dire, j'espérais ça plutôt que les bandits. Entrez, ne restez pas dehors. »
Magret de canard et ses pommes de terre revenues à la poêle. Pile ce dont le jeune homme avait besoin. Le réconfort du connu. Un réconfort ô combien savoureux qui plus était !
Les discussions tournèrent autour des contes de la Terre des Dragons et des exploits de vie du templier Damien. Le prêtre remarquait pour la première fois chez eux des points communs qu’il avait jusque là occultés. Une sorte de douceur profonde, un calme qui se manifestait dans chacune de leurs paroles. Elles en faisaient tantôt de sereins conteurs écoutés par tous, tantôt l’oreille prête à vous écouter sans vouloir vous porter jugement. Tout deux portaient dans le regard la même bienveillance polie par de sombres heures. C’est ainsi que, miche de pain en main, Agon se trouvait à fixer l’un et l’autre alternativement — jusqu’à ce que l’un des petits-fils de Gregor (d’ailleurs absent ce soir-ci) vienne tirer sur sa soutane. « — Dis m’sieur l’prêtre, tu viens jouer avec moi ? demanda-t-il innocemment.
- Si tu veux, oui, oui — le prêtre abandonnait son crouton en reportant son attention sur le gosse d’un peu moins d’une dizaine d’années — A quoi tu veux jouer dis-moi ?
- A ça ! »
Sur le sol à quelques mètres de là trônait un vieux — et très rudimentaire — jeu d’échecs.
Damnation.
C’était bien un jeu qu’il abhorrait plus que n’importe quel autre. Jamais Agon n’avait pu enregistrer autre chose que le mouvement des pièces dans sa petite caboche. Toujours, il se faisait avoir par les mêmes tactiques basiques. Son désarroi dû se lire avec une facilité déconcertante, puisque la grand-père du petit vint à son secours. « Dis-moi mon petit, c’est pas soirée normale ce soir ! Tu veux pas m’faire honte d’vant nos invités tout d’même. Allez, tu vas m’aider à débarrasser !
- Mais mamie !
- Tut-tut !On n’proteste pas.
- Après alors..?
- Si m’sieur l’prêtre Wiley a l’temps. Il doit s’reposer aussi, l’excusa-t-elle par avance tout en se levant.
- Je vais vous aider, ajoutait Damien en l’imitant. »
En moins d’une minute, la table s’était dépeuplée. N’y demeurait plus que Jia, Bai, l’un des fils du Martigan et Agon. Elle allait encore perdre quelques âmes. « Emmerich tu aiderais monsieur à décharger les bagages de nos hôtes ?! » — Frida avait haussé le ton depuis les cuisines où elle discutait éducation avec le templier, faisant sursauter son rejeton qui se perdait dans la contemplation de l’exotique Jia. Le chinois, lui, tourna la tête vers la paysanne en fronçant les sourcils. Et comme Agon se trouvait pile sur la trajectoire de ce regard assassin, il eut de nouveau le sentiment d’être fusillé. Sensation peu agréable mais à laquelle il se réhabituait peu à peu.
Le rejeton Martigan était en tous les cas déjà debout, mais lui ne semblait pas vouloir bouger. « Bai aurais-tu l’obligeance d’accompagner ce monsieur ? Ca ira. »
Puis il se leva avec toute la prestance inquiétante de troll de conte de fées. Il n’avait rien de laid en fait. Dans la moyenne de son ethnie. Mais c’était une question de ressenti.
A peine fut-il parti qu’elle lâcha un soupir léger que le prêtre ne put pas manquer. « — Vous allez bien ?
- Oui, bien sûr. Un très bon repas, répondit-elle avec le même sourire dissimulateur de mélancolie que lors de leur premier voyage.
- Vous voudriez sortir un peu ? L’air sera plus frais de nuit. »
La jeune fille acquiesça avec grâce. « Je vous suis. »
La lune était pleine et une petite brise les accompagnait au bord du champ de carottes.
« — Votre - gorille pensa-t-il - homme de main ne va pas mal prendre que vous soyez sortie sans sa protection au moins ?
- Il ne peut se le permettre.
- Mhm. »
Après le regard méprisant qu’il avait jeté à la demoiselle dans la calèche, le prêtre était bien peu convaincu.
« — Je suis désolée qu’il vous ait mis mal à l’aise, ajouta-t-elle.
- Oh ne vous en faites pas. C’est moi qui ait dû faire une erreur.
- Il est fier. Il a estimé que votre proposition d’aide était comme contester sa capacité à s’occuper des bagages seul.
- Je vois… - cela lui paraissait tout bonnement stupide.
- Ne vous en voulez pas. Mon père ne l’a pas engagé pour son sens de la diplomatie. »
Il n’en doutait pas.
Lentement, ils remontaient vers le pont de Brücken-Fluss. Quelques maisonnées se détachaient du ciel d’un bleu profond percé d’étoiles vives.
« — Je peux vous poser une question ?
- Allez-y. Je suis là pour ça.
- Votre culte, il est récent. Qu’a pensé votre famille lorsque vous avez voulu le rejoindre ?
- Oh — il marqua un temps — peu de choses en fait. Je n’en ai… plus, mentit-il. Depuis un temps.
- Excusez-moi.
- Pas besoin de vous excuser, vous ne pouviez pas savoir. »
Mais elle détournait désormais le regard, se concentrant sur le chemin de terre.
- Mon père était tavernier, laissa-t-il échapper avec un soupir, affaire de montrer à la jeune fille qu’elle ne l’avait en rien affecté. Un homme bien mais trop gentil. Heureusement que ma mère était là pour recadrer ceux qui voulaient abuser.
- Un fort caractère, j’imagine.
- Vous n’imaginez même pas. Elle avait la bonne dose d’autorité et d’instinct maternel. Et donc même si elle râlait et parlait fort, tout le monde l’aimait. »
Jia passa la main sur sa nuque d’un air pensif — « Un souci ? » interrogea Agon.
« — Oh, non, non. Non. »
Menteuse.
« — Si vous le dites.
- C’est juste… je ne sais pas si je devrais, avouait-elle.
- Je ne pense pas que quoique vous me diriez me surprenne. Je vous écoute.
- Je me figurais simplement que votre mère et madame Martigan se seraient bien entendues.
- Peut-être. J’imagine qu’elles auraient été raisonnables.
- Vous imaginez ?
- Deux forts caractères peuvent entrer en conflit vous savez.
- Oui… »
Un temps.
« — Comment sont-ils..?
- La guerre.
- Dans votre monde ?
- Générale. Les conflits ouverts ou non entre organisations inter-mondes ont leurs victimes.
- Je vois oui.
- J’ai cru comprendre que la situation à la Terre des Dragons n’était pas stable ?
- Le… il y a les huns, oui. »
Le sourire forcé et peu à sa place qu’elle lui adressa le rendit perplexe. Le sujet était-il si épineux à évoquer pour ceux qui venaient de ce monde ? « — Si j’ai posé une question déplacée surtout…
- Rien de tel. Mais il fait un peu froid alors… »
Agon lui aurait bien proposé sa cape s’il n’avait pas eu le distinct sentiment que son invitée voulait simplement rentrer. Le pont et sa rivière aux reflets nocturnes argentés se trouvaient à une dizaine de mètre d’eux lorsqu’ils firent demi-tour.
— — — — —
Le voyage vers la Citadelle le lendemain se fit sans accroc. Le petit groupe fit un arrêt par Mornevie, où Marguerite Givry remit à Jia une composition florale simple mais délicate — de roses pimprenelles d’un blanc pur mélangées de roses bourbons à la robe blanche striée de spinelle et de cuisses de nymphes aux pétales morganite.
Ils continuèrent ensuite jusqu’au long pont qui menait à la Citadelle, admirant les prairies et champs s’étendant jusqu’à l’ombre lointaine des arbres.
Le regard de leur hôte ne manqua pas le campement de fortune installé à l’extérieur de la Cité. Et il fut temps de parler plus avant des difficultés que rencontrait le domaine. Comme toujours, la jeune femme écoutait avec sérieux et douceur. Elle demandait comment jusque là les choses avaient été organisées, semblant s’intéresser naturellement aux conditions de vie des gens de ce monde. Quelqu’un de concerné, et cela heureusement pour Agon.
Plus elle était touchée par ce qu’elle entendrait à propos de la vie des gens ici, et plus sa capacité à influencer son père ‘dans le bon sens’ serait grande. Une pensée pragmatique et assez peu innocente que le prêtre se reprocha un instant d’avoir. Intérieurement.
L’essentiel du reste de leur journée consista en une visite de la ville, et du temple où se ferait la cérémonie d’Ascension du Primarque. La chorale répétait, et ils prirent le temps de l’écouter avant qu’Agon ne salue le Père Gregor brièvement.
- « Je m’avancerai jusque dans ta lumière, celle de la joie et de la paix.
Soyez juste envers nous, Ô divine Étro, découvrez vos enfants du mal qui les accable
Soyez notre force, Ô divine Étro, que les ténèbres quittent nos coeurs
Donnez-moi la Lumière et la foi, qui cela nous guide à travers vous
Et nous allons chanter, Ô Divine Étro, que les ténèbres quittent nos coeurs
Confiez vos paroles et vos louanges au Créateur, car il est à la base de tout chose
Gloire au Créateur, à Étro et à son Primarque, qu’ils nous guident en ces temps de peine »
Le soir, ils se rendirent sur l’une des places les plus animées de la ville. Les musiciens battaient la mesure devant les tavernes dont les clients parfois imbibés se laissaient plus volontiers aller à la danse malgré leur relative inexpérience. Le templier avait retrouvé sa fille avec qui il partageait une danse aux pas bien rodés, et Agon et Jia s’étaient assis à une table posée à l’extérieur de l’une des tavernes, admirant du regard, sans se mouiller, les courageux qui se laissaient aller. Bai quant à lui s’était adossé au mur de la taverne, à bonne distance, mitraillettes oculaires chargées.
Dos à la table, face à la place pavée, le prêtre et la jeune femme esquissaient des sourires légers.
« — Vous ne voulez pas vous essayer ? demandait-il sans arrière pensée.
- Je vais me contenter de regarder. C’est déjà très divertissant.
- Peu habituée à la danse ?
- Oh je la pratique, mais les danses traditionnelles chinoises. Ca s’en éloigne assez.
- J’étais assez pitoyable en arrivant ici.
- Et maintenant ?
- Je me débrouille.
- La persévérance est clef, lui dit-elle tranquillement. »
Un air festif sur base de flute et de tambours se substituait à celui qui le précédait, et Agon suivit du regard Damien et sa fille changer de partenaire — lui pour un homme massif et au rire gras alcoolisé et elle pour une vieille dame étonnamment vive pour l’âge qu’elle semblait avoir.
« — Mon Père… j’ai été très heureuse de vous avoir pour guide, laissait-elle échapper en remettant une mèche sombre derrière son oreille.
- Vous devriez surtout remercier le templier Damien. Je crois qu’il vous a été une bien meilleure aide que moi.
- Il a répondu à mes questions mais… vous avez été plus prévenant que vous ne semblez le voir.
- C’est.. gentil.
- Dites je peux… vous demander quelque chose ?
- Mhm ? »
La jeune femme jeta un oeil vers son gorille, bien trop occupé à paraître imposant pour relever ce geste qui pour le prêtre annonçait une question gênante ou une confession dérangeante. Et qu’il n’avait pas forcément envie de recevoir.
« — Trouvez-vous que j’aie été une hôte… décente ?
- Hein ? — il ne s’attendait pas à cette question et se reprit immédiatement — Je veux dire. Bien sûr. Pourquoi une telle question ?
- C’est simplement. Il s’agit de ma première visite pour ainsi dire diplomatique. Je sais que j’aurai plusieurs fois à agir en représentation à l’avenir alors je désirais votre avis.
- Vous craignez tant que ça que nos coutumes ne soient pas les mêmes que les vôtres ? Si vous savez vous tenir chez vous il n’y a pas de raison que cela se passe mal ailleurs.
- Vous sous-estimez les brèches que créent des cultures différentes. Mais… ce n’est pas… »
Elle prit une inspiration. « Laissez. » lâcha-t-elle doucement.
« — Je vois bien que vous avez quelque chose sur le coeur vous savez — Agon l’avisait d’un regard sans accusations — Et je ne suis pas là pour vous forcer la main mais si vous gardez tout ça trop longtemps vous risquez d'en souffrir.
- Ce n’est pas…
- Vous n’avez pas à vous justifier de ne pas vouloir en parler si ce n’est pas le cas. Mais ma porte est ouverte si vous en avez besoin. Et ce que vous voudriez me dire resterait entre nous. Vous ne me reverrez peut-être jamais, alors je suis bien la dernière personne qui pourrait impacter votre vie en mal dans le pire des cas. »
Oui, c’était vrai. Il n’avait pas été et n’était toujours pas sûr de vouloir devenir le confesseur de cette enfant. Mais il fallait croire que les gamins un peu paumés arrivaient toujours à l’emporter sur lui. Ian Goguen, Alice Arsenault… et maintenant Jia Carlstein. Quoiqu’encore. La dernière ne semblait pas tant perdue en termes de chemin, que tiraillée intérieurement.
Les doigts croisés sur ses cuisses, elle fixait les danseurs sans les voir, pensive. Et Agon se surprit à détailler sa beauté singulière animée par les lumières vacillantes des torches, braseros, lanternes et bougies.
« — Peu importe comme je me comporte par chez moi, il n’est personne pour trouver que j’agis assez bien si ce n’est Père. » commençait-elle du ton le plus sobre possible alors que ses doigts se crispèrent légèrement. « Je ne suis pas quelqu’un de respectable pour les miens et c’est une tare que je ne pourrai jamais effacer. C’est ce que je suis.
- Que voulez-vous..? — le prêtre fronçait les sourcils d’incompréhension.
- Je suis née de l’union non consentie d’un hun et d’une chinoise. Mes parents biologiques ont espéré toute la grossesse durant que je ne sois pas le fruit de cette horreur. Ils n’ont pas supporté la honte.
- Q —
- Ma mère s’est tuée peu après ma naissance. Mon père.. biologique donc, m’a rappelé chaque jour pendant sept ans qu’il n’était là que parce qu’il n’avait pas le courage de la suivre. Jusqu’à ce qu’il le trouve. »
Ses yeux sombres s’humidifiaient de larmes contenues, et elle se tenait aussi droite et digne que possible. L’horreur de ce qu’elle venait de dire frappait Agon alors qu’en fond se jouait une musique populaire et enjouée. Il ne savait absolument pas comment réagir.
C’était précisément pour ça qu’il ne voulait pas être confesseur. Mais qu’est-ce qui lui prenait ?! — pourtant, il se convainquait que ce qu’il avait fait était moralement le plus acceptable. Un sentiment particulier naissait en lui lorsqu’il posa sa main sur l’épaule de la jeune fille. Elle tressaillit, se défendant d’un faible « — Nous ne sommes pas très tactiles chez nous.
- Je ne voulais pas… — Il ôta sa main.
- Non, non. Je… c’était gentil, je sais, laissait-elle échapper en retenant une larme traîtresse.
- Vous savez…
- Oui..?
- Je pense que votre père doit être très heureux de vous avoir. Et que vous avez été une hôte parfaite en plus d’une personne que j’aurais aimé avoir plus le temps de connaître. »
Un temps.
Elle passa ses doigts fins sur ses yeux clos.
« Merci. »
Elle lui adressa un regard puis un sourire doux.
« Ca me touche. »
Ils observèrent silencieusement les danseurs encore un moment.
— — — — —
Elle repartirait le lendemain avec autant de grâce qu’elle était venue. Mais quelque chose en elle paraissait plus léger. Impossible de mettre le doigt sur quoi, cependant. Quelque chose — mais quelle importance de pouvoir l’identifier quand l’important était qu’elle paraisse tout simplement plus… ça. Légère, à défaut de mieux et tout aussi répétitif que cela puisse être.
Jia assurait au prêtre comme au templier avant de les quitter qu’elle avait apprécié sa visite, et s’assurerait que son père respecte ses engagements.
Trois jours plus tard, Agon recevait une lettre provenant de la Terre des Dragons — elle commençait ainsi.
- « A monsieur Wiley, mon Père,
Tâchons d’avoir le temps de nous connaître. »