Le crime de mon âme damné est celui d'avoir soumis la raison à ses appétits charnels, d'avoir commis le péché de chair et d'avoir jeté ma destinée aux mains du hasards pour quelques cœurs dévorés. De pauvres cœurs sans réelles saveurs, un sacrifice bien vain. Jusqu'ici, j'ai simplement erré... sans bien ni mal mais accablé d'ennui. Je n'allais pas m'en prendre à d'autres sans-cœurs et eux non plus ne s'en prendraient pas à moi... pourquoi ferions-nous ça ? A nos yeux, nous ne sommes que des bouts de plastiques sans rien à manger. Et sans lumière à chasser, nous ne sommes plus que de simples spectres et nous errons, sans but ni raison, comme de pauvres damnés prisonnier des limbes. La dimension du néant n'est que de ténèbres et quelques roches qui flottent, autant de rochers qui se ressemblent tous. Jusqu'à finalement atterrir quelque part, une nouvelle fois, où un simple décor suffit à ce que je m'émerveille sans m'émouvoir. Comme l'errant en plein désert, celui qui désespère, me voilà qui trouve une oasis.

L'île est sèche, au trois-quarts recouverte d'arbres fanées qui forment une faune dense, complètement desséchée. Une sorte de forêt-jungle mort qui trône encore sur les décombres et ruines de vieux bois pourris. Sables et poussières en composent le sol et forment les rivages où n'échouent plus que des sans-cœurs ou quelques rares pauvres erres. Sous une pluie sans trêve et balayées par des vents sans relâches, je contemple le premier don qu'Astral fit à la fin des mondes. Mes cheveux humides, d'ordinaires hérissés, ne deviennent plus qu'une longue traine qui colle à mon dos... l'eau qui me recouvre me pèse alors que le vent s'acharne. J'erre, fatigué, foudroyé de crampes et victime de spasmes affreux. Pas âme qui vive ici sinon mes semblables ; nul créature qui me voudrait du mal ou à qui j'en voudrais.
Pas un seul cœur ! Pas le moindre éclat de lumière !

La sinistre jungle-forêt qui recouvre l'île est calme. Calme et sombre, d'un silence à apaiser les morts mais pas faim dévorante. Quand soudain, des bruits ne tardent pas à se faire entendre, d'abord lointains mais finalement de plus en plus proche. Des arbres qu'on brise en éclat et qui valdinguent, violemment déracinés : quelque chose cout et défonçait tout sur son passage. J'attend pas de savoir ce que c'est pour fuir cette chose qui semble venir en ma direction. Je saute les moindres obstacles avec empressement, il glisse par dessous les ruines de quelques arbres abattus, roule afin d'esquiver un nouveau un tronc qui vole en ma direction et me comporte comme un pauvre gibier que l'on traque. J'improvise dans ma course, laisse mon corps me guider au travers de la flore, fait confiance à mes réflexes plus qu'à mes pensées. Le vacarme continue, si proche que je le sais, je suis mort... mais non, la chose me frôle... aussi véloce et féroce qu'un éléphant plein d'élan.
Un béhémot qui luit de flammes bleues, fracasse tout sur sa route... mais ne me cherche pas particulièrement, il me détruira simplement si je suis sur son chemin... comme tout ce qui osera obstruer son passage.

Immédiatement, je me recouvre d'un sort d'invisibilité partielle et part dans une direction opposée à celle du monstre furieux. Je court longtemps, très longtemps, jusqu'à finalement sortir de la forêt. Mais ma fuite ne s'arrête pas là. Me voilà sur une plage grise comme de cendres, déserte et seulement habité de vieilles ruines de bois miteux. A peine arrêté, je me retourne et soudain, dans un fracas abominable, je vois le cadavre d'une cabane voler en éclat ! Je plonge sur le côté pour éviter de recevoir des débris et parviens à me rétablir in extremis. D'un bond, me voilà qui décolle et m'écrase par terre, me ruant à ras du sol sans prendre le temps de me lever. Mes longs membres se font semblables à des pattes d'araignées pour vite m'extirper de ce bourbier. Dans sa rage, le béhémot a rendu berzerk tout un troupeau de rondouillards qui lui font désormais face comme ils peuvent.
Un bruit sourd derrière moi ! Je n'ai qu'à peine le temps de se retourner avant qu'un violent coup ne m'envoie voler à l'autre bout de la plage !

A terre, je me relève tant bien que mal et secoue la tête pour dissiper les effets du choc. C'est devenu très vite impossible de distinguer quoique ce soit, la scène m'est parfaitement illisible... et j'apprends, à mes dépends, que les sans-cœurs entre eux se menacent. Ce n'est qu'à l'instant que j'aperçois ce Darkside si haut qu'il en domine la forêt... et a sans doute amorcé tout ce merdier, simplement en marchant. Qui du béhémot ou des rondouillards se sont sentit menacés les premiers ? Peu m'importe, je dois absolument m'enfuir de cette île au plus vite.
Des filets de ténèbres violets suintent de mon corps, se croisent et s'entrecroisent en hélices, forment des cordes puis des nœuds... prennent ensuite formes comme les fils deviennent un seul tissu.

D'un battement de mes ailes noires de chauve-souris, en simultanée d'une impulsion de mes jambes fléchis, je me propulse dans les airs et prend le large ! Dans cet écosystème, ce n'est décidément pas moi le prédateur... je ne suis ici qu'un simple gibier, une pauvre créature qui ne veut qu'être laissé en paix. Ma puissance est risible, ici-bas... et mon niveau pathétique. La leçon d'humilité express vient tout juste de briser mon égo, l'une des rares choses qui me faisait encore sentir bien dans ma sombre peau.

...

Mes yeux me mentent-ils ? Je vois de la lumière ! Enfin ! J'y vole comme l'affamé court après un repas... plus je m'approche, plus je blanchis, bientôt recouvert de cendres qui composent l'air que La chaleur déforme, brouille et rend flou. Sans toucher une flamme, je me sens chauffer, bientôt brûler. Me voilà qui survole une étendue calcinée... curieux, à défaut de mieux à faire, je m'approche de la jungle en feu. J'y vois des sans-cœurs que l'incendie brûle sans consumer... très vite, l'atmosphère devient insoutenable, m'empêche d'approcher plus. A l'inverse d'Icare qui a trop s'approcher du soleil s'est brûlé, si je descend trop bas et perd trop en altitude, j'en fonderais. Le second don d'Astral fait à la fin des mondes. Aussi proche que ma résistance le permet, j'aperçois les gorilles, oiseaux, fauves félins et reptiles incandescents qui continuent de hanter l'étendue calcinée. Pauvre faune qui erre ici-bas comme les damnées sont condamnés, à jamais, à brûler dans les flammes de l'enfer.
Si ce monde est mort, l'incendie qui le dévore encore ne l'est pas... et s'excite de geysers ou d'explosions jusqu'au ciel où je prétend me promener.

Je suis si faible... et je lutte pour ne pas vaciller... ce ne sont plus que mes ailes qui portent ce corps que je laisse inerte. La douleur de la chaleur est immense, mon esprit ne doit pas céder à la douleur ou je chuterais pas dans les flammes. Je dois rester concentré sur ma matière noire et en maintenir la substance... un seul instant suffirait à me tuer. Une créature passe dans les cieux, des dizaines de fois plus imposantes que moi... et sans même me remarquer, un seul battement de ses ailes suffit à me balayé. Le genre qui te déracine un arbre en une seconde, impossible de lutter contre, de se mouvoir contre ça. Happé comme un vulgaire décombre par l'alizée, il n'y eut que le temps et le vide pour me ralentir... pour que finalement, je m'écrase quelque part.

Mon corps ne répond plus... mon esprit cède peu à peu à l'inconscience... et perdu dans le noir, je ne pense toujours qu'à ça... un cœur ! Que l'univers m'entende et me sustente ! Juste... juste une étincelle de lumière... mais on ne m'offre que les ténèbres. Cette agonie prendra-t-elle fin un jour ?! Je dois m'échapper de la fin des mondes... puisque rien n'apaisera ma faim ici... et je ne peux nier mon instinct de survie. Ce n'est pas tant de cet enfer que je suis prisonnier... ma nature de sans-cœur seul m'enchaine et m'empêche d'abandonner.

...

Combien de temps a-t-il fallu avant que je ne me relève ? Je n'en ai pas la moindre idée, j'ai perdu toute notion du temps... et malgré ma douleur, je dois continuer à errer. Si seulement je pouvais juste attendre la mort ou m'y précipiter... mais non, mes instincts me dominent. Sur le point de détailler le décor, quelque chose enveloppe mon visage et me plonge dans le noir absolu. Immédiatement, je porte mes griffes sur ma tête et me débarrasse du bout de papier qui continue de flotter. Je reste prostré, fasciné... et me sens si semblable à ce bout de papier qui flotte sans volonté. Je dois continuer même sans raison. Un jour ou l'autre, je trouverais de la lumière. Naïvement, on peut croire que j'espère... mais non, je suis simplement résigné comme tous ceux de ma race. Nous n'avons pas le choix de continuer... et si nous pourrions avoir de l'espoir, ça serait forcément du néant ou de la lumière. Pour nous, les ténèbres ne sont que vide et jamais ne nous suffisent.