La route s'allongeait sur les collines basses, vertes d'un blé qui était encore jeune. Le soleil avait tardé à réchauffer le Domaine mais au final, c'était comme s'il avait été là depuis des mois déjà, alors que ses rayons étaient proprement insupportables. Le chemin de la Citadelle vers Mornevie était de plus long et désespérément ennuyeux, et ce même avec la compagnie du jeune homme chevauchant à sa droite.
« Et tu disais, y'avait combien de fermes entre ici et le village ? »
« Non mais elles sont pas entre ici et le village, il y en a trois dans le val, un peu plus loin, mais c'est par rapport à la rivière, je vous avais dit plus tôt. »
Ian Goguen parlait comme s'il avait l'air exaspéré, mais au moins il parlait, et en être arrivé à ce résultat n'avait pas été une mince affaire. En partant, Fabri avait eu l'impression de traîner une tombe avec lui. Aussi, voir le jeune homme parler, même avec ce ton, c'était toujours mieux que le bruit du vent dans l'herbe. Un charmant bruit, mais qui, à terme, portait sur les nerfs.
« Par rapport aux postes de gardes, tu saurais me dire où elles sont, les fermes ? » demanda Fabri, qui avait décidément aucune idée de l'emplacement d'au moins trois des fermes.
« Quoi ? Mais j'sais pas moi ! » Ian haussa les épaules dans sa direction. « Je sais qu'il y en a une par là, déjà. »
Il pointa de sa main une direction, vers laquelle Fabrizio regarda. Perplexe, il se demanda où diable le gamin pouvait-il bien situer ce poste. Il y a avait au moins trois montagnes dans cette direction, grises et blanches, très loin au delà des plaines. « Mais là tu me montre un coin aussi large que le Jardin Radieux, ça m'aide pas ! »
« J'ai jamais dit que je connaissais la position exacte, et vous retenez déjà pas les fermes alors à quoi ça sert que j'm'échine... »
« Te faire pendre pour insubordination, c'est ça que tu t'échines à faire ouais. »
Ian sourit ; c'était toute une affaire en vérité. La mission qui s'annonçait n'avait rien d'une partie de plaisir, et s'il s'était imposé, c'était parce que son père était également atteint du mal sur lequel il fallait se renseigner. C'était surtout pour ça que Fabri permettait des concessions de ce genre, frôlant l’insubordination. Ce jeune homme était légèrement malpoli, rustre sur les bords. Mais plus la discussion allait, plus Fabri pensait qu'il n'avait rien à redire dessus. Il ne pouvait pas songer réprimander un gamin qui le vouvoyait, c'était contraire au peu d'éthique qui lui restait. Il en était venu à le conclusion que si discussion il y avait, peut importe de quel genre, discussion il y aurait.
Aussi, ils avaient parlé de maintes choses déjà, et comme le trajet durerait encore quelques heures, il y avait encore profusion de choses sur lesquelles parler. Elles vinrent en temps et en heure ; Ian parla de lui, de sa vie à la ferme, il ne s'attarda pas vraiment sur les raisons qui l'avaient emmené au Sanctum, et bien que Fabrizio eut lu le rapport d'Agon quant à son passage à Mornevie -il ne tarissait pas d'éloges sur le nom de ce patelin, il n'y trouva pas beaucoup de détails. Et Fabri parla de lui, répondant docilement aux questions d'Ian. D'où il venait, tout ça.
« Et pourquoi vous êtes venu ici ? »
Fabrizio soupira, plus par dépit que par hésitation. Il devait mettre des mots sur la catastrophe naturelle qu'avait été son arrivée au Sanctum. Il s'étira, en arrière, son dos cambré par la selle du cheval sur lequel il était assis. Les yeux fixant le ciel, il réfléchit un instant. « Si vous voulez pas l'dire c'est pas grave hein. » « Je réponds à tes questions depuis au moins une demi-heure, y'a quand même plus intéressant. » répondit-il, ennuyé.
« Y'a pas vraiment grand chose d'intéressant ici à part de l'herbe, des nuages et trois marmottes qui se battent en duel. »
En vérité, il n'avait pas foutu le nez dehors depuis des mois, et c'était avec un plaisir immense qu'il sentait le soleil sur sa peau, la chaleur sur son visage, le millier d'odeurs, de sons, de choses qui faisaient ce monde ce qu'il était. S'en était poétique, et il n'avait plus à entendre Aubrey parler de la campagne et des fleurs qui naissaient par milliers dans les vallons. Il pouvait les voir de lui-même. Les myosotis qu'elle cachait entre les pages des livres de comptabilité des Templiers étaient mille fois plus bleues au rebord du chemin. Mille fois plus bleues que dans la bibliothèque où il avait passé des mois, lorsqu'il ne refusait pas tout contact humain depuis sa chambre.
L'hiver avait été long, très long.
Fabri changea le sujet de la conversation. Il posa encore quelques questions à Ian, le rythme de question-réponse était assez intéressant pour que les kilomètres soient plus supportables. Ils parlèrent tour à tour de leurs familles, de leur dernière semaine, respectivement passées à lire toute la bibliothèque du château au rayon maladies et infections, et déblayer toute une portion de la muraille. Deux activités fort respectables. S'ensuivirent bien évidemment des discussions passionnantes sur le mildiou et l'efficacité des arbalètes.
En arrivant au village, deux heures et demie plus tard, force était de constater que le mildiou c'était comme les arbalètes ; de la merde.
« Toujours autant de chats, ici ? »
Ian hocha la tête. « Faut pas les approcher ils sont vraiment vicelards. »
« C'est des chats, quoi. On, on va d'abord passer chez les Arsenault, c'est leur fille qui a alerté le Sanctum. Ils en sauront peut-être plus long. »
Ian opina. A partir du village, les chemins se furent plus étroits, il n'y avait bien souvent que deux épais sillons dans une route de terre, avec parfois de simple enfoncements dans la prairie, qui signifiaient un passage irrégulier de voyageurs, de chevaux. « Vous f'rez attention le père Arsenault il est pas commode. » ajouta le jeune homme. Ce à quoi Fabri répondit sans rien ajouter, hochant simplement la tête.
Il fallut encore une demi-heure à cheval pour rejoindre la propriété des Arsenault, famille qui se composait, comme Ian l'expliqua, d'Arsenault père ainsi que de ses trois enfants et de sa femme. C'était sa fille, Alice, donc, qui avait prévenu le Sanctum à propos de l'épidémie. Fabri avait déjà du mal à se souvenir des détails du rapport très complet fourni par Wiley, aussi devrait-il sans doute improviser tout en restant courtois.
En vérité, il n'avait pas vraiment l'habitude de gérer des fermiers. C'était surtout pour ça qu'il avait refilé l'affaire Mornevie au prêtre d'ailleurs, mais bon, qui était-il pour discuter les ordres du Primarque ? … Oh s'il n'avait eu aucun respect, il en aurait discuté.
Ils passèrent les clôtures de la propriété des Arsenault et ne virent leur ferme que quelques minutes plus tard, le terrain s'étendant tout d'abord en d'imposants champs et de pâtures.
« Ils ont fait pousser du blé cette année. » s'étonna Ian.
Fabrizio regarda les champs, encore verts à cette période de l'année, tirant déjà vers le jaune. Les brins de balançaient paresseusement au rythme de la brise.
Les ayant probablement aperçus alors qu'ils arrivaient, ce fut une jeune fille qui sortit de la maison. « C'est Alice, elle devait nous attendre. »
Elle portait une longue robe de couleur claire, un tablier était ceint autour de sa taille. Les deux acolytes descendirent de cheval avec un soulagement non dissimulé.
Fabri réalisait que le monde était vaste, en dehors des remparts de la Citadelle, et que contrairement à ce qu'il pensait bien trop souvent, tous les chemins ne menaient pas seulement au château de Maléfique.
« Vous êtes les.. envoyés du Sanctum ? » sa voix marqua un temps d'arrêt alors qu'elle regarda Ian avec perplexité.
« Ça te pose un prob- »
Sentant le sale caractère du jeune homme l'accompagnant réapparaître comme un crabe de sous un rocher, Fabrizio le tira en arrière, se présentant, nom, grade, raison de la venue. La remerciant de les avoir prévenus de toute l'affaire, il la pria immédiatement de lui raconter tout ce qu'elle savait.
« Je vous en prie, entrez, venez manger et boire quelque chose à l'intérieur. »
Elle leur fit signe de les suivre alors qu'elle s'en retournait vers l'intérieur.
« L'père est pas là il nous aurait jetés, tout con qu'il est. » ajouta Ian à voix basse.
L'intérieur de la maison était plus grand, bien plus grand que ce à quoi Fabri s'était attendu. Il avait pensé qu'une maison de paysans n'avait absolument rien de confortable – et ce ne fut qu'en voyant le spacieux intérieur de la maison des Arsenault qu'il comprit que sa vision était faussée. Bien que les fenêtres ne fussent pas une grande source de lumière, le tout était compensé par le fait que l'endroit était résolument spacieux.
« Asseyez-vous, je vous ramène du thé. » entendirent-ils alors qu'ils passèrent la porte.
« Alice, qu'est-ce que tu ramènes a des heures comme ça ? » fit une voix provenant d'une pièce attenante. Alice, depuis la cuisine, leur fit signe de la rejoindre.
« Oh misère v'la la vieille... »
« Des envoyés du Sanctum mamie ! Tout va bien, je les attendais ! »
La cuisine était une pièce à part entière, prenant le côté est de la maison. Une large pièce, aux murs épais comme ceux du reste de la maison. Un grand nombre d'herbes pendaient à l'âtre d'une grande cheminée, des poêles accrochées au manteau. Les murs avaient pris par endroit la couleur de la suie, de même que le sol de vieilles pierres. L'unique fenêtre était plus large ici. Alice posa une bouilloire fumante sur la petite table près de ladite fenêtre, puis se précipita pour fermer la porte. « Mamie nous entendra pas. Elle devient un peu sourde, elle est gentille mais... mais elle pose trop de questions, on a pas vraiment le temps. »
Silencieusement, une personne âgée dormait sur une chaise, près de l'âtre, un air de contentement sur le visage.
« Depuis que tu as prévenu le Sanctum, est-ce qu'il y a eu de nouveaux cas ? »
Alice s'affairait, allant récupérer des tasses, puis servant le thé. Fabri, qui était resté debout, s'était adossé contre un mur, regardant la pièce avec curiosité. Ian, lui, s'était assis.
« Quelques-un, oui, les malades n'ont pas guéri. C'est vraiment pas comme une maladie qui disparaît, j'veux dire... » « Pas comme quelque chose qu'on attrape et dont on se débarrasse quelques jours plus tard, tu veux dire ? » « Exactement. »
Ian soufflait sur sa tasse dont le liquide fumant embaumait déjà la pièce d'une odeur étrange, qui semblait délicieuse après un voyage aussi long.
« Des symptômes notables ? »
Alice Arsenault hocha la tête. « Oui, c'est toujours pareil. J'ai jamais vu un cas ici, je veux dire, mais à chaque fois ce que j'entend reste la même chose. Ça commence par des vomissements, des nausées constantes. Mais après ça empire, peu après les gens atteints voient... » elle s'arrêta, hésitante. « Des choses qui n'existent pas. »
« Comme des hallucinations ? »
Alors qu'Ian portait la tasse à ses lèvres, Fabrizio lui fit signe de la reposer.
« Je crois. Mais c'est après que le pire arrive. »
« C'est à dire? »
« On sait que c'est pas le tétanos, mais c'est tout comme. Les gens atteints ont tous les muscles qui se contractent, comme des convulsions. »
« … Des convulsions ? »
Alice hocha la tête. Ian s'était levé. « Je vais voir mon père. »
Sa phrase était tombée comme un couperet, et Fabri sut à ce moment qu'il n'avait rien à gagner à essayer de raisonner le jeune homme. Cette maladie était un mystère, puisque les hallucinations et les convulsions excluaient quelque chose d'anodin comme une bonne partie des affections hivernales.
Il réfléchissait alors qu'il remerciait Alice, lui promettant de revenir s'ils avaient besoin de quoi que ce soit, comme elle le leur avait demandé.
« Elle le saurait s'il lui était arrivé quelque chose, calme-toi. » eut-il le temps de dire au jeune homme alors qu'il s'empressaient de rejoindre la sortie de la maison. Il réussit à le stopper avant que ce dernier ne sorte comme une furie.
« Vous en savez rien ! »
« Si la maladie était si terrible que ça, crois-moi bien qu'il n'y aurait plus personne ici. Si c'était quelque chose de virulent, il resterait plus assez de vivants pour enterrer les morts. Maintenant calme-toi, ça ne sert à rien de courir. »
Ian Goguen regarda le soldat du Sanctum sans bouger, puis il hocha la tête.
L'hiver était long et rude, dans ce monde, aussi, les maladies étaient monnaie courante. Mais les paysans avaient tôt fait de se prémunir contre l'hiver, aussi savaient-ils le genre de maladies qu'il était commun d'attraper, et comment les soigner. L'arrivée de médicaments les prémunissait également des maux les plus communs, aussi, cette maladie avait ceci d'étrange que ses symtômes étaient virulents. Mais elle ne restait que peu répandue, ce qui était rassurant.
Sortant de la maison, Fabri s'arrêta brusquement. C'était ou s'arrêter, ou aller directement frapper l'immense masse qui entrait dans la maison à ce moment même. Surpris, il se figea. « Qu'est-ce que tu fous chez moi, toi ? »
Le très éloquent « Meeeerde... » d'Ian Goguen fut suffisant pour que Fabri n'aie que très peu de doutes quant à qui pouvait bien être cette personne qui le dépassait d'une bonne tête. Ou de deux d'ailleurs.
« Votre fille a fait appel au Sanctum au sujet de l'épidémie qui sévit au village ainsi que dans les fermes environnantes. Nous ne faisons que nous renseigner. »
L'homme hocha la tête, arquant un épais sourcil. Il croisa les bras. « Je crois pas que t'aies bien compris, je te demande qui tu es, pas pour qui tu travailles. »
« Je m'apelle Fabrizio Valeri. Et comme je vous l'ai dit, je s- »
« A la bonne heure. Comme t'as pu le remarquer, on a pas de gars qui crache ses boyaux par terre dans l'salon, alors je sais pas trop ce que y'a à voir chez moi. »
L'homme se tenait dans l'embrasure de la porte, le soleil dans le dos, aussi, Fabrizio plissait les yeux afin de ne pas avoir à détourner le regard. « Non en effet. Vous semblez avoir raison. »
« J'semble avoir raison, écoutez-le parler ! Je vais te dire quelque chose mon garçon, si tu veux du travail dans les champs, je t'en donnerai. Si tu veux du travail aux étables, je t'en donnerai. Mais sinon, j'ai peur qu'on ait pas de dragon pour occuper les personnes de ton genre, alors vas voir ailleurs avant que ce soit moi qui te fasse sortir. »
L'homme recula lentement, afin de libérer l'entrée afin que Fabri et Ian sortent. Avec un signe de tête poli, Fabrizio salua l'homme sans coup férir.
La porte claqua d'un coup sec, et bientôt les deux soldats ne furent plus importunés que par le bruit du vent et des oiseaux.
« Putain j'ai cru qu'il allait nous choper et nous balancer par une fenêtre. »
« Alors ça, c'était Arsenault père. »
« Ouais. »
« J'vais te dire un truc. Si tu fais visiter le coin à quelqu'un, tu passes pas par ici. »
« Nan nan, je fais un détour. »
Le chemin jusqu'à la ferme possédée par la famille d'Ian était un peu plus loin, et les collines se firent un peu plus prononcées alors qu'ils avançaient entres les vignobles. Le soleil poursuivait sa course dans le ciel, la matinée avançait sans ralentir. Bientôt, ils arrivèrent au cœur de l'exploitation, et Fabri n'avait pu ignorer le fait qu'Ian était devenu de plus en plus silencieux alors qu'ils approchaient. Il avait ouvert la porte sans rien ajouter.
Fabri, lui, était resté en retrait, ne sachant vraiment que faire alors qu'il était arrivé dans un domaine qui était aussi familier pour Ian. Ce fut avec surprise, et un certain soulagement, qu'un autre homme s'approcha alors que lui-même hésitait à entrer.
« Excusez-moi, vous êtes ? »
Contrairement au père Arsenault, cet homme n'avait vraiment rien de menaçant. Après un échange de présentation et quelques explications, l'homme se présenta comme un certain monsieur Duranseau. Il possédait un moulin, plus haut dans la vallée, et il restait quelques temps afin d'aider à l'exploitation depuis que Denis Goguen, le père d'Ian, était soudainement tombé malade.
« Il est en vie ? »
« Oui, oui, mais son état ne s'améliore pas... Le pavot, l'écorce de cèdre, le houblon, rien n'y fait, ct'une saloperie de mal, c'qui arrive... Vous avez l'air de revenir de loin, quitte à parler de ce qui n'a pas l'air d'aller. »
« L'hiver a été dur. »
« Ah ça oui... »
Il y avait ceci de remarquable que, même s'il arrivait à Fabrizio d'oublier les événements des derniers mois, il y avait toujours forcément quelqu'un pour le lui rappeler. Il essayant de prendre le plus de distance possible, de ne parler de ce qui s'était passé que s'il y était obligé, mais l'attaque sur le Domaine avait marqué tout le monde, et lui bien entendu plus qu’à son tour. Les flammes du dragon avaient laissé leurs traces, indélébiles, puisqu'il devait désormais les porter comme un sinistre trophée. Seules étaient visibles les profondes brûlures sur sa joue gauche, ainsi que sur son cou. Le pire restant caché sous sa chemise.
« Est-ce que tout les malades montrent les mêmes symptômes ? »
« Ah oui... j'en ait bien peur. Les gens parlent d'une épidémie. Mais ça ne se propage pas. Non... »
Un silence inconfortable ne fut que trop tôt brisé par les hurlements d'une voix que Fabri reconnaissait désormais. Il s'agissait de celle d'Ian. Il se précipita à l'intérieur, craignant le pire.
La maison était plongée dans une obscurité pâle, il n'eut le temps que de distinguer un couteau planté dans une miche de pain sur une table, alors qu'il se dirigeait vers les cris. Il trouva Ian, dans une chambre, au chevet d'un homme qui ne pouvait être que son père.
L'homme était allongé tout habillé, d'une tenue simple faite de lin, sur le lit qui à lui seul meublait la pièce. Ses poignets fins étaient tendus, ses doigts, comme des serres, étaient figés dans cette position incongrue alors que tout son corps s'arc-boutait dans les convulsions qui le prenaient. Son fils le tenait par les épaules, tentant de l'immobiliser. Ses cris se mêlaient aux râles ; Fabri entendit la voix de monsieur Duranseau, mais ne comprit pas ce qu'il dit. Il se dirigea vers Ian, lui ordonnant sèchement de lâcher prise.
Le gamin ne l'écoutait pas, terrorisé par l'état de son père. Le tenant comme il le faisait, il ne lui ferait que plus de mal encore, aussi, Fabri l'attrapa par le col et le repoussa sèchement. « Empêchez-le d'approcher ! » ordonna-t-il à l'homme dans l'entrée.
Les hurlements du jeune Ian lui perçaient les tympans, alors que le jeune homme cherchait très probablement à s'échapper de l'emprise de monsieur Duranseau. Fabri, lui, s'en était retourné vers Denis Goguen. Il n'y avait hélas pas grand chose à faire.
L'état de l'homme lui livra quelque chose, cependant ; de par l'absence totale de marques cutanées, il fallait se rendre à l'évidence. « Bon, déjà d'une c'est ni la peste ni le tétanos ni aucune saloperie qui tuerait le village. »
Il profita fort peu humainement de l'état de faiblesse extrême dont l'homme faisait preuve une fois que les spasmes se furent terminés pour examiner le blanc de ses yeux. Il ne lui livra rien de plus.
« C'est pas une infection, c'est pas un microbe, qu'est-ce que c'est alors, bordel... »
« Mon père va s'en sortir, hein ? »
Il était plutôt malvenu de dire non, avec un adolescent au bord de la crise de nerfs. Rien ne serait plus malvenu.
« Oui. »
La thèse de l'épidémie était écartée. Puisque monsieur Duranseau n'était pas touché. Ce n'était pas quelque chose qui profitait de l'hiver. Les Arsenault n'avaient pas étés touchés, semblait-il.
« Est-ce que vous gardez vos réserves de nourriture quelque part ? »
« Nos... nos réserves ? On a pas d'ça ici, on moud l'grain qu'on achète à la ville, et on chassait un peu des fois. »
« Du grain, du blé comme chez les Arsenault ? »
Le jeune Goguen nia. « Non, du seigle, ça pousse mieux ils le vendent moins cher. C'est pas plus mauvais, on en fait la même chose. Vous savez on a pas eu un été génial l'année dernière, l'prix remonte déjà... »
« Hm. »
Fabri se dirigeait déjà vers la pièce à vivre. Il prit le pain, abandonné sur la table. Il était rassis, datait d'il y avait déjà quelques jours. « Ian, il est fait avec quoi ce truc ? »
« Bein du seigle, z'êtes sourd ou bien ? »
Le pain n'était pas différent de ceux de la Citadelle. Sombre, et dur comme de la pierre. « Le seigle est stocké au village ? »
« Ouais, y'a un silo pas loin de... où vous courez comme ça ? »
« M'sieur Duranseau va s'occuper de ton père, toi tu me suis. »
Ian protesta, mais Fabrizio était catégorique.
Leur chevauchée jusqu'au village fut des plus courtes, car, lancés au galop, il ne purent vraiment regarder le paysage ou discuter. Le marché se terminait à Mornevie et bon nombre des marchants remballaient leurs étals. Les deux hommes pirent pied à terre et finirent ce qui restait du chemin en regardant les marchands ainsi que les habitants, qui n'eurent de cesse d'également les regarder. Ian dut s'arrêter à maintes reprises pour expliquer les raisons de sa venue.
« L'accès du silo est réservé, il faut demander au maire et- »
« Alors va lui demander si tu veux, à l'heure qu'il est chaque minute compte et j'ai pas vraiment envie de perdre mon temps à demander des autorisations. »
« J'vous suis. »
Force était de constater que le village était beau. Ses habitants n'étaient pas au comble de la joie, et les marchands remballaient des étals encore remplis de fruits et de poissons tout frais pêchés.
« Dites, plus tôt, vous m'avez dit de pas boire le thé d'chez Arsenault. »
« Hm. Et alors? »
« Vous pensez que c'est un genre d'intoxication ? »
Fabrizio hocha la tête.
Arrivé à l'imposant silo en bordure de la ville, Fabri ne s'arrêta pas et saute par dessus la barrière qui l'entourait. Il ne fit qu'une misère du cadenas, et ouvrit la porte.
« On cherche quoi là ? »
« Le seigle. »
Aec l'aide d'Ian, qui connaissait définivement plus aux céréales que Fabri, ce dernier parvint à dénicher les derniers sacs de seigle de l'année. Il dégaina le couteau qu'il portait à la ceinture pour déchirer le sac latéralement. « Vous comptez le payer ce sac hein ? »
Fabri traîna ledit sac à l'extérieur, sans répondre plus qu'un maugrément ; l'intérieur du silo était trop peu illuminé pour qu'il puisse y voir quoi que ce fut. Les grains étaient d'une couleur jaune sombre, légèrement plus sombres que de l'orge ou du blé. Ils avaient une forme caractéristique. Alors qu'il les portait devant ses yeux, il remarqua quelque chose sur les grains.
« Ça, c'est quoi ? » demanda-t-il au jeune Goguen en lui fourrant une poignée de céréales dans les mains.
Le blond y regarda de près, ses yeux s'équarquillèrent.
« Attendez-voir c'est pas vrai... »
Ian plongea sa main dans le sac, y regarda de plus près et jura. Il se précipita à l'intériuer du silo pour ouvrir le second sac, le ramener à l'extérieur et l'éventrer de la même manière que le premier. Il récupéra ainsi une pleine poignée de grains qu'il souleva à la lumière.
« Les gars voyaient rien à l'intérieur du silo. Il avait plu en mars... y'avait rien eu jusqu'aux moissons après, les grains ont pourri. C'est de l'ergot ça, regardez ! »
Fabri regarda la poignée de grains que lui tendait Ian ; le long de la plupart des grains s'étendaient un miasme noir.
« Retourne à la Citadelle, préviens March. Je resterai ici et je détruirai ce qui reste de la récolte de l'année dernière. Il faudra veiller à ce que toutes les personnes atteintes puissent être soignées. Les Arsenault ont pas étés atteints, évidemment ils font pousser leur propre récolte. »
« Et les crevards sont haut dans la vallée, l'eau a pas croupi dans leurs champs l'année dernière. »
Fabrizio soupira. « Plus qu'à les convaincre d'être gentils et de partager leur récolte. »
Fabri n'attendit pas plus longtemps pour se redresser et abandonner les grains à leur sort. Il allait de ce pas prévenir le maire de la ville, afin de faire stopper tout commerce de grain. Il fallait aussi recenser les malades, et les faire soigner. L'étape la plus hasardeuse serait probablement celle qui consistait à convaincre les Arsenault de partager leur petite réserve avec le village, jusqu'à ce que la récolte de cette année n'arrive, ce qui ne devait logiquement tarder vu l'avancement de l'année.
« Et tu disais, y'avait combien de fermes entre ici et le village ? »
« Non mais elles sont pas entre ici et le village, il y en a trois dans le val, un peu plus loin, mais c'est par rapport à la rivière, je vous avais dit plus tôt. »
Ian Goguen parlait comme s'il avait l'air exaspéré, mais au moins il parlait, et en être arrivé à ce résultat n'avait pas été une mince affaire. En partant, Fabri avait eu l'impression de traîner une tombe avec lui. Aussi, voir le jeune homme parler, même avec ce ton, c'était toujours mieux que le bruit du vent dans l'herbe. Un charmant bruit, mais qui, à terme, portait sur les nerfs.
« Par rapport aux postes de gardes, tu saurais me dire où elles sont, les fermes ? » demanda Fabri, qui avait décidément aucune idée de l'emplacement d'au moins trois des fermes.
« Quoi ? Mais j'sais pas moi ! » Ian haussa les épaules dans sa direction. « Je sais qu'il y en a une par là, déjà. »
Il pointa de sa main une direction, vers laquelle Fabrizio regarda. Perplexe, il se demanda où diable le gamin pouvait-il bien situer ce poste. Il y a avait au moins trois montagnes dans cette direction, grises et blanches, très loin au delà des plaines. « Mais là tu me montre un coin aussi large que le Jardin Radieux, ça m'aide pas ! »
« J'ai jamais dit que je connaissais la position exacte, et vous retenez déjà pas les fermes alors à quoi ça sert que j'm'échine... »
« Te faire pendre pour insubordination, c'est ça que tu t'échines à faire ouais. »
Ian sourit ; c'était toute une affaire en vérité. La mission qui s'annonçait n'avait rien d'une partie de plaisir, et s'il s'était imposé, c'était parce que son père était également atteint du mal sur lequel il fallait se renseigner. C'était surtout pour ça que Fabri permettait des concessions de ce genre, frôlant l’insubordination. Ce jeune homme était légèrement malpoli, rustre sur les bords. Mais plus la discussion allait, plus Fabri pensait qu'il n'avait rien à redire dessus. Il ne pouvait pas songer réprimander un gamin qui le vouvoyait, c'était contraire au peu d'éthique qui lui restait. Il en était venu à le conclusion que si discussion il y avait, peut importe de quel genre, discussion il y aurait.
Aussi, ils avaient parlé de maintes choses déjà, et comme le trajet durerait encore quelques heures, il y avait encore profusion de choses sur lesquelles parler. Elles vinrent en temps et en heure ; Ian parla de lui, de sa vie à la ferme, il ne s'attarda pas vraiment sur les raisons qui l'avaient emmené au Sanctum, et bien que Fabrizio eut lu le rapport d'Agon quant à son passage à Mornevie -il ne tarissait pas d'éloges sur le nom de ce patelin, il n'y trouva pas beaucoup de détails. Et Fabri parla de lui, répondant docilement aux questions d'Ian. D'où il venait, tout ça.
« Et pourquoi vous êtes venu ici ? »
Fabrizio soupira, plus par dépit que par hésitation. Il devait mettre des mots sur la catastrophe naturelle qu'avait été son arrivée au Sanctum. Il s'étira, en arrière, son dos cambré par la selle du cheval sur lequel il était assis. Les yeux fixant le ciel, il réfléchit un instant. « Si vous voulez pas l'dire c'est pas grave hein. » « Je réponds à tes questions depuis au moins une demi-heure, y'a quand même plus intéressant. » répondit-il, ennuyé.
« Y'a pas vraiment grand chose d'intéressant ici à part de l'herbe, des nuages et trois marmottes qui se battent en duel. »
En vérité, il n'avait pas foutu le nez dehors depuis des mois, et c'était avec un plaisir immense qu'il sentait le soleil sur sa peau, la chaleur sur son visage, le millier d'odeurs, de sons, de choses qui faisaient ce monde ce qu'il était. S'en était poétique, et il n'avait plus à entendre Aubrey parler de la campagne et des fleurs qui naissaient par milliers dans les vallons. Il pouvait les voir de lui-même. Les myosotis qu'elle cachait entre les pages des livres de comptabilité des Templiers étaient mille fois plus bleues au rebord du chemin. Mille fois plus bleues que dans la bibliothèque où il avait passé des mois, lorsqu'il ne refusait pas tout contact humain depuis sa chambre.
L'hiver avait été long, très long.
Fabri changea le sujet de la conversation. Il posa encore quelques questions à Ian, le rythme de question-réponse était assez intéressant pour que les kilomètres soient plus supportables. Ils parlèrent tour à tour de leurs familles, de leur dernière semaine, respectivement passées à lire toute la bibliothèque du château au rayon maladies et infections, et déblayer toute une portion de la muraille. Deux activités fort respectables. S'ensuivirent bien évidemment des discussions passionnantes sur le mildiou et l'efficacité des arbalètes.
En arrivant au village, deux heures et demie plus tard, force était de constater que le mildiou c'était comme les arbalètes ; de la merde.
« Toujours autant de chats, ici ? »
Ian hocha la tête. « Faut pas les approcher ils sont vraiment vicelards. »
« C'est des chats, quoi. On, on va d'abord passer chez les Arsenault, c'est leur fille qui a alerté le Sanctum. Ils en sauront peut-être plus long. »
Ian opina. A partir du village, les chemins se furent plus étroits, il n'y avait bien souvent que deux épais sillons dans une route de terre, avec parfois de simple enfoncements dans la prairie, qui signifiaient un passage irrégulier de voyageurs, de chevaux. « Vous f'rez attention le père Arsenault il est pas commode. » ajouta le jeune homme. Ce à quoi Fabri répondit sans rien ajouter, hochant simplement la tête.
Il fallut encore une demi-heure à cheval pour rejoindre la propriété des Arsenault, famille qui se composait, comme Ian l'expliqua, d'Arsenault père ainsi que de ses trois enfants et de sa femme. C'était sa fille, Alice, donc, qui avait prévenu le Sanctum à propos de l'épidémie. Fabri avait déjà du mal à se souvenir des détails du rapport très complet fourni par Wiley, aussi devrait-il sans doute improviser tout en restant courtois.
En vérité, il n'avait pas vraiment l'habitude de gérer des fermiers. C'était surtout pour ça qu'il avait refilé l'affaire Mornevie au prêtre d'ailleurs, mais bon, qui était-il pour discuter les ordres du Primarque ? … Oh s'il n'avait eu aucun respect, il en aurait discuté.
Ils passèrent les clôtures de la propriété des Arsenault et ne virent leur ferme que quelques minutes plus tard, le terrain s'étendant tout d'abord en d'imposants champs et de pâtures.
« Ils ont fait pousser du blé cette année. » s'étonna Ian.
Fabrizio regarda les champs, encore verts à cette période de l'année, tirant déjà vers le jaune. Les brins de balançaient paresseusement au rythme de la brise.
Les ayant probablement aperçus alors qu'ils arrivaient, ce fut une jeune fille qui sortit de la maison. « C'est Alice, elle devait nous attendre. »
Elle portait une longue robe de couleur claire, un tablier était ceint autour de sa taille. Les deux acolytes descendirent de cheval avec un soulagement non dissimulé.
Fabri réalisait que le monde était vaste, en dehors des remparts de la Citadelle, et que contrairement à ce qu'il pensait bien trop souvent, tous les chemins ne menaient pas seulement au château de Maléfique.
« Vous êtes les.. envoyés du Sanctum ? » sa voix marqua un temps d'arrêt alors qu'elle regarda Ian avec perplexité.
« Ça te pose un prob- »
Sentant le sale caractère du jeune homme l'accompagnant réapparaître comme un crabe de sous un rocher, Fabrizio le tira en arrière, se présentant, nom, grade, raison de la venue. La remerciant de les avoir prévenus de toute l'affaire, il la pria immédiatement de lui raconter tout ce qu'elle savait.
« Je vous en prie, entrez, venez manger et boire quelque chose à l'intérieur. »
Elle leur fit signe de les suivre alors qu'elle s'en retournait vers l'intérieur.
« L'père est pas là il nous aurait jetés, tout con qu'il est. » ajouta Ian à voix basse.
L'intérieur de la maison était plus grand, bien plus grand que ce à quoi Fabri s'était attendu. Il avait pensé qu'une maison de paysans n'avait absolument rien de confortable – et ce ne fut qu'en voyant le spacieux intérieur de la maison des Arsenault qu'il comprit que sa vision était faussée. Bien que les fenêtres ne fussent pas une grande source de lumière, le tout était compensé par le fait que l'endroit était résolument spacieux.
« Asseyez-vous, je vous ramène du thé. » entendirent-ils alors qu'ils passèrent la porte.
« Alice, qu'est-ce que tu ramènes a des heures comme ça ? » fit une voix provenant d'une pièce attenante. Alice, depuis la cuisine, leur fit signe de la rejoindre.
« Oh misère v'la la vieille... »
« Des envoyés du Sanctum mamie ! Tout va bien, je les attendais ! »
La cuisine était une pièce à part entière, prenant le côté est de la maison. Une large pièce, aux murs épais comme ceux du reste de la maison. Un grand nombre d'herbes pendaient à l'âtre d'une grande cheminée, des poêles accrochées au manteau. Les murs avaient pris par endroit la couleur de la suie, de même que le sol de vieilles pierres. L'unique fenêtre était plus large ici. Alice posa une bouilloire fumante sur la petite table près de ladite fenêtre, puis se précipita pour fermer la porte. « Mamie nous entendra pas. Elle devient un peu sourde, elle est gentille mais... mais elle pose trop de questions, on a pas vraiment le temps. »
Silencieusement, une personne âgée dormait sur une chaise, près de l'âtre, un air de contentement sur le visage.
« Depuis que tu as prévenu le Sanctum, est-ce qu'il y a eu de nouveaux cas ? »
Alice s'affairait, allant récupérer des tasses, puis servant le thé. Fabri, qui était resté debout, s'était adossé contre un mur, regardant la pièce avec curiosité. Ian, lui, s'était assis.
« Quelques-un, oui, les malades n'ont pas guéri. C'est vraiment pas comme une maladie qui disparaît, j'veux dire... » « Pas comme quelque chose qu'on attrape et dont on se débarrasse quelques jours plus tard, tu veux dire ? » « Exactement. »
Ian soufflait sur sa tasse dont le liquide fumant embaumait déjà la pièce d'une odeur étrange, qui semblait délicieuse après un voyage aussi long.
« Des symptômes notables ? »
Alice Arsenault hocha la tête. « Oui, c'est toujours pareil. J'ai jamais vu un cas ici, je veux dire, mais à chaque fois ce que j'entend reste la même chose. Ça commence par des vomissements, des nausées constantes. Mais après ça empire, peu après les gens atteints voient... » elle s'arrêta, hésitante. « Des choses qui n'existent pas. »
« Comme des hallucinations ? »
Alors qu'Ian portait la tasse à ses lèvres, Fabrizio lui fit signe de la reposer.
« Je crois. Mais c'est après que le pire arrive. »
« C'est à dire? »
« On sait que c'est pas le tétanos, mais c'est tout comme. Les gens atteints ont tous les muscles qui se contractent, comme des convulsions. »
« … Des convulsions ? »
Alice hocha la tête. Ian s'était levé. « Je vais voir mon père. »
Sa phrase était tombée comme un couperet, et Fabri sut à ce moment qu'il n'avait rien à gagner à essayer de raisonner le jeune homme. Cette maladie était un mystère, puisque les hallucinations et les convulsions excluaient quelque chose d'anodin comme une bonne partie des affections hivernales.
Il réfléchissait alors qu'il remerciait Alice, lui promettant de revenir s'ils avaient besoin de quoi que ce soit, comme elle le leur avait demandé.
« Elle le saurait s'il lui était arrivé quelque chose, calme-toi. » eut-il le temps de dire au jeune homme alors qu'il s'empressaient de rejoindre la sortie de la maison. Il réussit à le stopper avant que ce dernier ne sorte comme une furie.
« Vous en savez rien ! »
« Si la maladie était si terrible que ça, crois-moi bien qu'il n'y aurait plus personne ici. Si c'était quelque chose de virulent, il resterait plus assez de vivants pour enterrer les morts. Maintenant calme-toi, ça ne sert à rien de courir. »
Ian Goguen regarda le soldat du Sanctum sans bouger, puis il hocha la tête.
L'hiver était long et rude, dans ce monde, aussi, les maladies étaient monnaie courante. Mais les paysans avaient tôt fait de se prémunir contre l'hiver, aussi savaient-ils le genre de maladies qu'il était commun d'attraper, et comment les soigner. L'arrivée de médicaments les prémunissait également des maux les plus communs, aussi, cette maladie avait ceci d'étrange que ses symtômes étaient virulents. Mais elle ne restait que peu répandue, ce qui était rassurant.
Sortant de la maison, Fabri s'arrêta brusquement. C'était ou s'arrêter, ou aller directement frapper l'immense masse qui entrait dans la maison à ce moment même. Surpris, il se figea. « Qu'est-ce que tu fous chez moi, toi ? »
Le très éloquent « Meeeerde... » d'Ian Goguen fut suffisant pour que Fabri n'aie que très peu de doutes quant à qui pouvait bien être cette personne qui le dépassait d'une bonne tête. Ou de deux d'ailleurs.
« Votre fille a fait appel au Sanctum au sujet de l'épidémie qui sévit au village ainsi que dans les fermes environnantes. Nous ne faisons que nous renseigner. »
L'homme hocha la tête, arquant un épais sourcil. Il croisa les bras. « Je crois pas que t'aies bien compris, je te demande qui tu es, pas pour qui tu travailles. »
« Je m'apelle Fabrizio Valeri. Et comme je vous l'ai dit, je s- »
« A la bonne heure. Comme t'as pu le remarquer, on a pas de gars qui crache ses boyaux par terre dans l'salon, alors je sais pas trop ce que y'a à voir chez moi. »
L'homme se tenait dans l'embrasure de la porte, le soleil dans le dos, aussi, Fabrizio plissait les yeux afin de ne pas avoir à détourner le regard. « Non en effet. Vous semblez avoir raison. »
« J'semble avoir raison, écoutez-le parler ! Je vais te dire quelque chose mon garçon, si tu veux du travail dans les champs, je t'en donnerai. Si tu veux du travail aux étables, je t'en donnerai. Mais sinon, j'ai peur qu'on ait pas de dragon pour occuper les personnes de ton genre, alors vas voir ailleurs avant que ce soit moi qui te fasse sortir. »
L'homme recula lentement, afin de libérer l'entrée afin que Fabri et Ian sortent. Avec un signe de tête poli, Fabrizio salua l'homme sans coup férir.
La porte claqua d'un coup sec, et bientôt les deux soldats ne furent plus importunés que par le bruit du vent et des oiseaux.
« Putain j'ai cru qu'il allait nous choper et nous balancer par une fenêtre. »
« Alors ça, c'était Arsenault père. »
« Ouais. »
« J'vais te dire un truc. Si tu fais visiter le coin à quelqu'un, tu passes pas par ici. »
« Nan nan, je fais un détour. »
Le chemin jusqu'à la ferme possédée par la famille d'Ian était un peu plus loin, et les collines se firent un peu plus prononcées alors qu'ils avançaient entres les vignobles. Le soleil poursuivait sa course dans le ciel, la matinée avançait sans ralentir. Bientôt, ils arrivèrent au cœur de l'exploitation, et Fabri n'avait pu ignorer le fait qu'Ian était devenu de plus en plus silencieux alors qu'ils approchaient. Il avait ouvert la porte sans rien ajouter.
Fabri, lui, était resté en retrait, ne sachant vraiment que faire alors qu'il était arrivé dans un domaine qui était aussi familier pour Ian. Ce fut avec surprise, et un certain soulagement, qu'un autre homme s'approcha alors que lui-même hésitait à entrer.
« Excusez-moi, vous êtes ? »
Contrairement au père Arsenault, cet homme n'avait vraiment rien de menaçant. Après un échange de présentation et quelques explications, l'homme se présenta comme un certain monsieur Duranseau. Il possédait un moulin, plus haut dans la vallée, et il restait quelques temps afin d'aider à l'exploitation depuis que Denis Goguen, le père d'Ian, était soudainement tombé malade.
« Il est en vie ? »
« Oui, oui, mais son état ne s'améliore pas... Le pavot, l'écorce de cèdre, le houblon, rien n'y fait, ct'une saloperie de mal, c'qui arrive... Vous avez l'air de revenir de loin, quitte à parler de ce qui n'a pas l'air d'aller. »
« L'hiver a été dur. »
« Ah ça oui... »
Il y avait ceci de remarquable que, même s'il arrivait à Fabrizio d'oublier les événements des derniers mois, il y avait toujours forcément quelqu'un pour le lui rappeler. Il essayant de prendre le plus de distance possible, de ne parler de ce qui s'était passé que s'il y était obligé, mais l'attaque sur le Domaine avait marqué tout le monde, et lui bien entendu plus qu’à son tour. Les flammes du dragon avaient laissé leurs traces, indélébiles, puisqu'il devait désormais les porter comme un sinistre trophée. Seules étaient visibles les profondes brûlures sur sa joue gauche, ainsi que sur son cou. Le pire restant caché sous sa chemise.
« Est-ce que tout les malades montrent les mêmes symptômes ? »
« Ah oui... j'en ait bien peur. Les gens parlent d'une épidémie. Mais ça ne se propage pas. Non... »
Un silence inconfortable ne fut que trop tôt brisé par les hurlements d'une voix que Fabri reconnaissait désormais. Il s'agissait de celle d'Ian. Il se précipita à l'intérieur, craignant le pire.
La maison était plongée dans une obscurité pâle, il n'eut le temps que de distinguer un couteau planté dans une miche de pain sur une table, alors qu'il se dirigeait vers les cris. Il trouva Ian, dans une chambre, au chevet d'un homme qui ne pouvait être que son père.
L'homme était allongé tout habillé, d'une tenue simple faite de lin, sur le lit qui à lui seul meublait la pièce. Ses poignets fins étaient tendus, ses doigts, comme des serres, étaient figés dans cette position incongrue alors que tout son corps s'arc-boutait dans les convulsions qui le prenaient. Son fils le tenait par les épaules, tentant de l'immobiliser. Ses cris se mêlaient aux râles ; Fabri entendit la voix de monsieur Duranseau, mais ne comprit pas ce qu'il dit. Il se dirigea vers Ian, lui ordonnant sèchement de lâcher prise.
Le gamin ne l'écoutait pas, terrorisé par l'état de son père. Le tenant comme il le faisait, il ne lui ferait que plus de mal encore, aussi, Fabri l'attrapa par le col et le repoussa sèchement. « Empêchez-le d'approcher ! » ordonna-t-il à l'homme dans l'entrée.
Les hurlements du jeune Ian lui perçaient les tympans, alors que le jeune homme cherchait très probablement à s'échapper de l'emprise de monsieur Duranseau. Fabri, lui, s'en était retourné vers Denis Goguen. Il n'y avait hélas pas grand chose à faire.
L'état de l'homme lui livra quelque chose, cependant ; de par l'absence totale de marques cutanées, il fallait se rendre à l'évidence. « Bon, déjà d'une c'est ni la peste ni le tétanos ni aucune saloperie qui tuerait le village. »
Il profita fort peu humainement de l'état de faiblesse extrême dont l'homme faisait preuve une fois que les spasmes se furent terminés pour examiner le blanc de ses yeux. Il ne lui livra rien de plus.
« C'est pas une infection, c'est pas un microbe, qu'est-ce que c'est alors, bordel... »
« Mon père va s'en sortir, hein ? »
Il était plutôt malvenu de dire non, avec un adolescent au bord de la crise de nerfs. Rien ne serait plus malvenu.
« Oui. »
La thèse de l'épidémie était écartée. Puisque monsieur Duranseau n'était pas touché. Ce n'était pas quelque chose qui profitait de l'hiver. Les Arsenault n'avaient pas étés touchés, semblait-il.
« Est-ce que vous gardez vos réserves de nourriture quelque part ? »
« Nos... nos réserves ? On a pas d'ça ici, on moud l'grain qu'on achète à la ville, et on chassait un peu des fois. »
« Du grain, du blé comme chez les Arsenault ? »
Le jeune Goguen nia. « Non, du seigle, ça pousse mieux ils le vendent moins cher. C'est pas plus mauvais, on en fait la même chose. Vous savez on a pas eu un été génial l'année dernière, l'prix remonte déjà... »
« Hm. »
Fabri se dirigeait déjà vers la pièce à vivre. Il prit le pain, abandonné sur la table. Il était rassis, datait d'il y avait déjà quelques jours. « Ian, il est fait avec quoi ce truc ? »
« Bein du seigle, z'êtes sourd ou bien ? »
Le pain n'était pas différent de ceux de la Citadelle. Sombre, et dur comme de la pierre. « Le seigle est stocké au village ? »
« Ouais, y'a un silo pas loin de... où vous courez comme ça ? »
« M'sieur Duranseau va s'occuper de ton père, toi tu me suis. »
Ian protesta, mais Fabrizio était catégorique.
Leur chevauchée jusqu'au village fut des plus courtes, car, lancés au galop, il ne purent vraiment regarder le paysage ou discuter. Le marché se terminait à Mornevie et bon nombre des marchants remballaient leurs étals. Les deux hommes pirent pied à terre et finirent ce qui restait du chemin en regardant les marchands ainsi que les habitants, qui n'eurent de cesse d'également les regarder. Ian dut s'arrêter à maintes reprises pour expliquer les raisons de sa venue.
« L'accès du silo est réservé, il faut demander au maire et- »
« Alors va lui demander si tu veux, à l'heure qu'il est chaque minute compte et j'ai pas vraiment envie de perdre mon temps à demander des autorisations. »
« J'vous suis. »
Force était de constater que le village était beau. Ses habitants n'étaient pas au comble de la joie, et les marchands remballaient des étals encore remplis de fruits et de poissons tout frais pêchés.
« Dites, plus tôt, vous m'avez dit de pas boire le thé d'chez Arsenault. »
« Hm. Et alors? »
« Vous pensez que c'est un genre d'intoxication ? »
Fabrizio hocha la tête.
Arrivé à l'imposant silo en bordure de la ville, Fabri ne s'arrêta pas et saute par dessus la barrière qui l'entourait. Il ne fit qu'une misère du cadenas, et ouvrit la porte.
« On cherche quoi là ? »
« Le seigle. »
Aec l'aide d'Ian, qui connaissait définivement plus aux céréales que Fabri, ce dernier parvint à dénicher les derniers sacs de seigle de l'année. Il dégaina le couteau qu'il portait à la ceinture pour déchirer le sac latéralement. « Vous comptez le payer ce sac hein ? »
Fabri traîna ledit sac à l'extérieur, sans répondre plus qu'un maugrément ; l'intérieur du silo était trop peu illuminé pour qu'il puisse y voir quoi que ce fut. Les grains étaient d'une couleur jaune sombre, légèrement plus sombres que de l'orge ou du blé. Ils avaient une forme caractéristique. Alors qu'il les portait devant ses yeux, il remarqua quelque chose sur les grains.
« Ça, c'est quoi ? » demanda-t-il au jeune Goguen en lui fourrant une poignée de céréales dans les mains.
Le blond y regarda de près, ses yeux s'équarquillèrent.
« Attendez-voir c'est pas vrai... »
Ian plongea sa main dans le sac, y regarda de plus près et jura. Il se précipita à l'intériuer du silo pour ouvrir le second sac, le ramener à l'extérieur et l'éventrer de la même manière que le premier. Il récupéra ainsi une pleine poignée de grains qu'il souleva à la lumière.
« Les gars voyaient rien à l'intérieur du silo. Il avait plu en mars... y'avait rien eu jusqu'aux moissons après, les grains ont pourri. C'est de l'ergot ça, regardez ! »
Fabri regarda la poignée de grains que lui tendait Ian ; le long de la plupart des grains s'étendaient un miasme noir.
« Retourne à la Citadelle, préviens March. Je resterai ici et je détruirai ce qui reste de la récolte de l'année dernière. Il faudra veiller à ce que toutes les personnes atteintes puissent être soignées. Les Arsenault ont pas étés atteints, évidemment ils font pousser leur propre récolte. »
« Et les crevards sont haut dans la vallée, l'eau a pas croupi dans leurs champs l'année dernière. »
Fabrizio soupira. « Plus qu'à les convaincre d'être gentils et de partager leur récolte. »
Fabri n'attendit pas plus longtemps pour se redresser et abandonner les grains à leur sort. Il allait de ce pas prévenir le maire de la ville, afin de faire stopper tout commerce de grain. Il fallait aussi recenser les malades, et les faire soigner. L'étape la plus hasardeuse serait probablement celle qui consistait à convaincre les Arsenault de partager leur petite réserve avec le village, jusqu'à ce que la récolte de cette année n'arrive, ce qui ne devait logiquement tarder vu l'avancement de l'année.