[Mini-Série]
Pour le grand Agent Lutz au teint pâle, la foret était une construction organique, avec ses lois et ses règles. Les déformations des arbres, l'irrégularité du sol, les herbes, les champignons aux formes et tailles différentes n'étaient que l'illusion du chaos. La forêt était organisée, logique, comme tous ceux qui vivaient dedans.
Pour la jeune Sesheta au teint mat, cette forêt était belle, même défraîchie.
Pour Sesheta, la petite pluie qui commençait à tomber faisait de la musique, et c'était un enchantement pour ses oreilles. Pour l'Agent Lutz, elle interférait avec la subtile mécanique de ses instruments et gênait ses facultés d'analyse.
Les deux envoyés de la B.I.C. (Brigade d'Investigation des Contes) marchaient presque côte à côte sous le ciel lourd, lui dans son costume distingué et bleu comme l'océan, elle dans sa tenue légère et ample, blanche et verte. Sesheta était un peu en avant et elle pressait le pas, sa sacoche battant en rythme sur ses hanches. La cadence de l'Agent Lutz était régulière. De temps à autre, mécaniquement, il réajustait son long couvre chef sur son crane dégarni.
"Dépêchez-vous, Lutz ! faut qu'on le trouve ce cristal." "Et que comptez-vous faire après l'avoir trouvé, Sesheta ?" La jeune fille au teint mat se retourna, un sourire innocent aux lèvres. "Le dessiner, bien sûr ! Le soumettre à votre expertise. On ne va pas l'emporter avec nous, c'est la Première Directive !" L'Agent Lutz la dépassa sans la regarder. Bien qu'aucun son ne sortit de sa bouche et de son nez, elle devina à son regard éteint qu'il soupirait intérieurement. "Une directive que vous avez tendance à oublier, et que je suis obligé de vous rappeler. Nous ne devons pas..."
"Interférer dans le déroulement de l'histoire, je sais." Elle trottina pour le rattraper, sautant par dessus un champignon. "Ca ne vous dérange jamais d'être un simple observateur ? Vous n'avez pas envie parfois de faire partie d'une histoire fantastique ?" "Non. Chaque chose à sa place." La voix de Lutz était monotone, comme s'il récitait. "Chacun son rôle. Nous ne devons pas questionner les ordres et les motivations de ceux qui en savent plus que nous. Nous ne devons pas modifier le destin des personnages que nous rencontrons. Vous respectez votre quota de contes, vous serez payée. Vous pourrez donner l'argent à votre famille. C'est bien pour ça que vous avez rejoint la BIC, je me trompe ?"
Il ne se trompait pas, comme d'habitude, même si ce n'était pas la seule raison. Elle soupira, cherchant dans le décor végétal qui les entourait le moindre petit détail qui détonnait, la moindre petite chose qui pouvait sortir de l'ordinaire. "Et vous Lutz ? Ça fait trois mois qu'on enquête ensemble, mais je ne sais presque rien de vous. Pourquoi vous avez rejoint la Brigade d'investigation ?" Pendant quelques secondes, on n'entendit que le chant des oiseaux. Puis il répondit d'un ton neutre : "C'était mon devoir." "Ah bon ? Pourquoi ?" "Sesheta. Je ne suis pas l'objet de notre investigation. Concentrez-vous sur le cristal, si jamais il existe." Sesheta grogna et gratta arbitrairement sa chevelure. "Je suis sûre qu'il existe. Ce gars avait l'air sincère." "Aucun élément factuel ne peut confirmer l'hypothèse que le dénommé Sora nous a dit la vérité." "Ça se voyait dans ses yeux !" "Une analyse subjective, donc hasardeuse." Elle grogna de nouveau et croisa les bras. "Et votre bidule détecteur là, il détecte rien ?" Lutz souleva son grand haut de forme, révélant un triangle de verre fixé à sa tête par un tube en bronze qui semblait entrer dans son crâne. A chaque fois qu'elle le voyait, Sesheta grimaçait. Ça devait faire mal, quand même. Le triangle de verre était entouré de deux anneaux de bronze qui pour le moment restaient immobiles. "Non. Rien." fit Sesheta, visiblement déçue. "Nous ne sommes pas assez près du phénomène. La pluie réduit le champ de détection du prisme." Sans émotion particulière, Lutz remit son couvre chef en place, dissimulant l'étrange instrument.
Ils cheminèrent dans la forêt aux grandes cimes plusieurs minutes. Pour passer le temps, Sesheta émettait des hypothèses improbables sur les pouvoirs du fameux cristal. Lutz l'écoutait placidement. Ils restaient malgré tout à l'affût car le soleil commençait lentement à décliner et il leur fallait encore vérifier 3 contes pour remplir leur quota de la journée. Toujours aucune âme qui vive autour d'eux, seuls les oiseaux chantaient au loin. "Bon sang, ils sont passés où tous les animaux ? HE-HO ! Y' A QUELQU'UN ICI ? ON A BESOIN D'AIDE !" "Alerter les animaux de notre présence ne les fera pas venir à nous. En toute logique, nous créons l'effet inverse." "Lutz, si nous sommes dans un conte, tout peut arriver, même le plus improbable ! Nous devons enquêter en conséquence." "Oui. La Cinquième Directive. Vous avez raison, Sesheta."
Elle avait en effet raison. A peine leur échange terminé, un bruissement les alerta. Ça venait d'un buisson tout proche. Un museau blanc à la truffe rose en dépassait, reniflant. Sesheta leva un doigt pour signifier à Lutz de ne pas bouger et s'accroupit près du buisson. "Bonjour ? Ne t'inquiète pas, nous ne te voulons aucun mal." "Mon père disait toujours : "méfie-toi de l'Homme. Il n'en a que pour sa pomme." répondit le museau. Sesheta sourit : "Ah, mais je ne suis pas un homme. Je m'appelle Sesheta, je suis une fille. Et toi ?" Le buisson se secoua. Les agents de la BIC purent voir apparaitre de grands yeux orangés curieux et apeurés. "Je suis... un lapin." "Enchantée, monsieur Lapin. Moi et mon ami, nous cherchons un cristal. Il est sûrement dans cette forêt. Tu ne l'aurais pas vu par hasard ?" "Oh oui ! Je veux dire, non-non ! Pour.. Pourquoi vous le cherchez ?" "Hé bien... parce que nous sommes curieux, comme toi ! Rassure-toi, nous ne voulons pas le prendre." "Hmmmmmm...."
Après une brève hésitation, le lapin sauta de sa cachette et se retrouva devant eux. Il avait la fourrure grise, sauf sur le ventre où elle devenait blanche. Les oreilles dressées, il observait tour à tour les deux humains. Lutz se pencha en avant et tendit un petit bout de carton à Pan-Pan. "Bonjour. Agent Lutz de la BIC. Si jamais vous croisez un jour sur votre chemin quelque chose de fantastique, qui vous parait véritablement bizarre, fondamentalement inexpli-" "Euh Luuuutz... C'est pas le moment là," fit Sesheta, les sourcils froncés. Son comparse resta interdit. Le lapin en profita pour agripper la carte avec une de ses pattes avant et la grignoter. "Non. C'est pas bon. Je préfère les fleurs de trèfle. Dites, c'est quoi là, sur votre tête ?" Il levait le museau vers Sesheta qui, après deux secondes d'interrogation, comprit ce qui avait attiré le regard du lapin. "Oh, c'est un ruban, pour attacher les cheveux." Tout en parlant, elle défit le ruban rose et sa chevelure crépue et mouillée retomba sur ses épaules en ondulant. L'animal renifla le ruban qu'elle lui tendait et frappa frénétiquement le sol avec une de ses pattes arrière. "Oh oui. Ça ira parfaitement. Donnez-moi le ruban et je vous amènerai au cristal. Enfin, plus ou moins. Je connais quelqu'un qui sait où il est !" Sans attendre l'autorisation de Lutz, Sesheta attacha le bout de tissu à une patte avant du lapin qui se laissa faire.
"Parfait ! Suivez-moi ! On va voir le Grand Prince de la Forêt !" Excité, il frappa frénétiquement le sol et se mit à détaler entre les arbres. Sesheta et Lutz se regardèrent. Elle souriait : "Un prince, c'est bon signe, non ?" Les yeux gris de Lutz étaient vides d'expression. "Vous n'auriez pas dû lui donner le ruban. Nous interférons déjà trop dans..." "Ça va, c'est un ruban ! Vous voulez vraiment qu'on reste là toute la nuit ?" Il ne dit rien et elle sut qu'elle venait de marquer un point. "Bon alors, vous venez ? Et faites pas de bruit !" criait le lapin qui avait déjà pris de l'avance. Sesheta ne se fit pas prier et Lutz la suivit d'un pas moins rapide. Tout en trottinant, il sortit de sa ceinture un tube métallique avec des rouages qu'il approcha de sa bouche. Il pressa un bouton sur le côté et les rouages se mirent à tourner. "Rapport G-566, premières observations. Un mammifère de la famille des Léporidés nous guide à travers l'étendue boisée vers le dénommé 'Grand Prince de la Forêt', qui aurait, je répète : aurait connaissance de l'emplacement du cristal, l'objet de notre enquête. La pluviométrie est estimée à zéro virgule deux millimètres. Hormis les végétaux, une confirmation auditive de la présence de vertébrés tétrapodes ailés et le léporidé déjà référencé, nous n'avons pour le moment pas croisé d'autres formes de vie."
Ils coururent bien cinq minutes avant d'arriver dans une zone peuplée de feuillus. Le lapin s'arrêta et se dressa sur ses pattes arrières, les oreilles tendues. Il renifla les alentours. "Bizarre. Le Prince vient toujours ici pour surveiller les hardes quand la prairie est trop dangereuse." Sur ses gardes, Sesheta agrippa machinalement le petit poignard à sa ceinture. Il n'y avait ni le Prince, ni les hardes. L'air était un peu plus lourd, le ciel plus gris, et les oiseaux s'étaient tus. Imperturbable, Lutz avait déjà sorti une loupe de sa ceinture pour observer les empreintes de pattes autour des feuillus. "Alors, le Prince est un cerf ?" demanda-t-il. "Hmhm", fit le lapin en approuvant de la tête. Puis il gambada de feuillu en feuillu en criant : "Bambi ? Bambiii ! C'est pas l'hiver, t'es où ?"