La porte de la soute s’ouvrit laissant s’engouffrer un vent glacial agrémenté de flocon. Lenore laissa passer les habitants de ce monde, petits êtres à la peau cuivrée, aux cheveux noirs raides et aux yeux en amandes à peine ouverts. Ils avaient remplis le moindre espace de siège libre entre les voyageurs avec leurs cages de poulets caquetant, et avaient passé le trajet à essayer de lui vendre tout un tas de camelotes et de nourriture étrange, dans un flot de paroles hallucinant.

Se frottant déjà les bras pour se réchauffer, elle put prendre la mesure du paysage de montagnes aux neiges éternelles qui l’attendaient au-delà de la station Shinra. Elle se précipita pour retenir le bras d’un des passagers qui lui avait baragouiné des histoires de tissus et de vêtements chauds, avant qu’il ne disparaisse dans la procession quittant la piste d’atterrissage.


« Au final je te prend quelque chose. T’enfuis pas si vite. »

Elle avait tenté de négocier mais l’homme était dur en affaires. Elle acheta un pantalon et une parka épaisse à capuche, tous deux de couleur crème brodés d’un liseré rouge et rembourrés de fourrures sentant la chèvre. Elle les enfila rapidement par-dessus sa tenue habituelle quitte à se priver de ses armes dissimulées, savourant ce moment où la chaleur l’enveloppait de nouveau.

Elle ne put profiter longuement de cette douce sensation, le souffle cinglant et constant balayait la montagne avec l’obstination de la maintenir d’un blanc immaculé malgré les vaines tentatives d’humains se risquant à y vivre.

Lenore devait gagner le village de Wuwei pour sa mission. Elle devait jouer les héroïnes pour une fois, le sauver du harcèlement d’une bande de brutes. Elle aurait pu se faire accompagner d’autres mercenaires, mais quitte à passer pour le sauveur providentiel autant le faire seul et en tirer encore plus de gloire. Et surtout elle avait un plan, qui devait lui permettre de régler deux missions d’un seul coup. Elle semblait réfléchir plus que la moyenne des mercenaires car ce n’était pas la première fois qu’elle faisait coup double.








Sa progression fut difficile. La fine couche de neige devenait exponentielle au fur et à mesure qu’elle gagnait en hauteur. Le chemin se faisait délimité par des congères entre lesquelles le vent têtu sifflait, insistant pour balayer les traces de pas et de charrette de ses prédécesseurs. Elle s’enfonçait dans la neige jusque mi mollet sans pouvoir accélérer pour se réchauffer. L’humidité qui gagnait ses vêtements lui gelait les os. Malgré tout il lui fallut courir lorsqu’un grand fracas résonna à travers la montagne. Une cassure dont la violence présageait une mort terrible. Sous son propre poids, une plaque de glace se détacha, s’effondrant sur la couche neigeuse dont tout un pan glissa inexorablement derrière le passage de Lenore, entrainant le glissement des surfaces attenantes dans un effet domino qui effraya rapidement la mercenaire. Son instinct de survie la fit réagir à temps, dès le bruit initial et ce qu’elle vit ne fit que la convaincre d’accélérer davantage.

Plus loin une haute palissade de bois trahissait enfin la position d’un village. Elle s’effondra à la porte, à bout de souffle et d’énergie. Un habitant la redressa pour la mettre au chaud dans la première maison aux murs de pierre peint de blanc et d’entrelacs rouges. Le jeune chinois guettait à l’entrée du village alerté par l’avalanche précédente. Il déposa son petit chapeau noir bombé dans des gestes contrôlés et minutieux, laissant paraître son crâne rasé où seule une longue tresse était autorisée à pousser. Il servit un thé chaud à la mercenaire puis lui mit une couverture sur les épaules avant de s’asseoir face à son invitée grelottante.


« Vous autres étrangers n’êtes pas fait pour la montagne du Destin. Dit-il avec compassion.

- Crois-moi que je préférerais être ailleurs… C’est dégueulasse ton truc. T’as pas plutôt de la bière ou de l’alcool ? Fit-elle en buvant malgré tout

- Vous n’êtes pas fait non plus pour l’alcool de riz, croyez-moi. Il est plus sournois que la montagne. Il sourit à la grimace de la mercenaire qui se contenta de son thé. Pourquoi entreprenez-vous un si dangereux voyage contre votre volonté ?

- Je viens vous sauver les miches. On m’a demandé de venir botter le cul des barbares qui vous rackettent. Je vais faire ça vite et bien parce qu’il ne fait pas chaud chez vous. Ne t’inquiète pas, Wuwei va redevenir le charmant village paumé qu’il était. » Clama-t-elle enivrée par la chaleur qui circulait à nouveau jusqu’à ses orteils.

Le chinois la regardait en clignant des yeux, l’air interdit. Elle voyait bien le doute dans son regard et c’était compréhensible.


« Je sais... J’en ai pas l’air comme ça, à nager dans la neige et à être venue seule, mais j’ai un plan infaillible et j’ai l’habitude de combattre, faut pas se fier aux apparences. Tenta-t-elle de le rassurer en vain.

- Non, vous ne comprenez pas… Si je vous parais dubitatif, je m’en excuse, je ne voulais pas vous offenser en émettant une réserve sur vos capacités martiales. Ce n’était pas voulu. Seulement… Ce village n’est pas Wuwei. Finit-il par lâcher avec beaucoup de politesse.

- Tu te fou de moi là ?!!!

- Wuwei est le prochain village sur la route. Mais vous n’êtes pas en état et la nuit va vite tomber. Vous devriez rester jusque demain. S’excusa-t-il.

- Génial… Vous avez une auberge, ou je vais devoir me contenter d’une étable ? Répondit-elle désespérée.

- Vous êtes ici dans la maison des voyageurs. Ne vous inquiétez pas… Si nous ne tendons pas la main dans pareilles circonstances, comment pourrions-nous espérer de l’aide lorsque viendra le danger ? C’est une tradition de mon peuple. Fit-il en hochant la tête humblement.

- Et bien ... Merci pour l’hospitalité alors. » Répondit Lenore, un peu mal à l’aise. Si les rôles avaient été inversés, pas dit qu’elle ne l’aurait pas fait payer pour l’occasion.

Il la laissa un moment et ne revint que le soir tombé avec le diner. Un repas maigre fait de bouillon de légumes et d’un peu de riz, mais elle ne pouvait en exiger davantage, c’était gratuit ! Et si la faim la taraudait durant la nuit, elle avait en poche quelques provisions pour le voyage. Il l’invita à une sorte de veillée à l’autre bout du village dans une grande bâtisse.

L’ensemble des habitants semblait s’y être retrouver, beaucoup de vieillard et d’enfants, des femmes et les quelques hommes trop jeunes, malades ou blessés pour rejoindre l’armée impériale en ce temps de guerre contre les Huns et les dragons. La décoration était simple et pourtant chaleureuse, de rouge et d’or avec quelques miroirs qui reflétait la lueur des bougies. Il resta prêt d’elle pour lui traduire la majorité des conversations sous l’impulsion de la curiosité des villageois pour son monde, et celle de Lenore pour le leur.

Les enfants s’égayèrent à l’annonce d’un spectacle. Une toile blanche fût tendue en hauteur pendant que passait derrière elle deux femmes munis de bâtons. Chacun comportait une figure découpée de sorte que son ombre était nettement visible derrière la toile blanche illuminée par derrière de quelques bougies. Son interprète lui expliqua qu’ils racontaient ainsi aux enfants les légendes et histoires de leur culture par ce qu’il appelait des « ombres chinoises ».






Lenore s’assit toute la soirée parmi les enfants, réagissant à l’unisson avec eux, appréciant la joie simple de ce spectacle. L’histoire de ce soir-là parlait d’un temps ancien,  à l’Est une grotte habitait un Dragon de jade couleur d’argent, et à l’Ouest un bois touffu dans lequel se cachait un Phoenix d’or multicolore.

Ces deux voisins se rencontraient tous les matins à la sortie de leur maison. Un jour, l’un d’eux nageant dans l’eau, l’autre volant dans le ciel, ils arrivèrent sans s’en apercevoir à une île féerique. Par hasard, ils y découvrirent une pierre éblouissante. Le Phoenix d’or, très surpris, poussa un cri d’admiration. Le Dragon de Jade tout ravi proposa à son ami de la travailler en forme de perle. Le Dragon se servit de ses pattes et le Phoenix de son bec. Jour après jour, année après année, ils travaillèrent, et ce fut ainsi que peu à peu une perle brillante prit forme.

Le Phoenix puisa dans les monts féeriques de la rosée qu’il versa sur la perle. Le Dragon alla chercher de l’eau claire dans la Voie lactée et en arrosa le trésor. Peu à peu elle se mit à jeter des étincelles. C’était vraiment une perle précieuse. Dans tous les endroits touchés par les feux qu’elle jetait tout devenait verdoyant, les fleurs s’épanouissaient, les paysages devenaient lumineux et pittoresques et la moisson était abondante. Le Dragon de Jade et le Phoenix d’Or ne voulurent plus quitter l’île et veillait le trésor, jour et nuit.

Un jour, la Reine Mère d’Occident, en se promenant hors de son Palais aperçut par hasard cette perle. Fascinée, elle fit voler  à la faveur de la nuit ce trésor pendant que le Dragon et le Phoenix dormaient, puis elle cacha la perle au fond d’un palais fabuleux, protégée par neuf portes à neuf serrures. Evidemment, les enfants et la mercenaire s’indignèrent de ce passage de l’histoire.

A leur réveil, les deux animaux, ne trouvant plus leur trésor, parcoururent toutes les grottes sous la Voie lactée, fouillèrent en détail tous les coins du mont fantastique, mais sans arriver à la retrouver.
Ce jour-là, pour fêter l’anniversaire de la Reine Mère d’Occident, tous les immortels du ciel se rassemblèrent au Palais fantastique de la Souveraine où elle allait offrir un "banquet de pêches d’immortalité". Objets de multiples souhaits de longévité et de bonheur éternel, la Reine Mère eut soudain l’idée d’exhiber son trésor devant les immortels. Elle détacha de sa ceinture les neuf clés, fit ouvrir les neuf portes du Palais, et en sortit la perle sur un plateau d’or, toute éblouissante. Les immortels présents se répandirent en louanges.

En suivant la lumière jetée par la perle, Le Dragon et le Phoenix parvinrent jusqu’au Palais de la Reine Mère d’Occident, au moment où les immortels étaient penchés pour admirer la merveille. Le Dragon et le Phoenix réclamèrent leur trésor mais la mère de l’Empereur Céleste de Jade, s’offusqua, clamant que tous les trésors du ciel lui appartenaient de par son titre!

Très indignés, les enfants crièrent ensemble. Leur naïveté et spontanéité faisait rire volontiers la mercenaire.

Le plateau fut saisi par trois paires de mains qu’aucune ne voulait lâcher, si bien qu’il bascula et que la perle roula jusqu’aux limites du ciel, puis tomba vers la terre.

Le Dragon de jade s’élança en l’air et suivit la perle de peur qu’elle ne se casse. Les deux amis, l’un volant, l’autre dansant en l’air, protégèrent tantôt à gauche, tantôt à droite leur trésor jusqu’à ce qu’il soit tombé doucement sur la terre. Quand elle atteignit la terre, la perle se brisa et de son centre s’écoula aussitôt en un lac limpide, qu’on appelle le lac de Nacre.

Trop amoureux de la perle pour la quitter, le Dragon de jade se changea en un mont majestueux et le Phoenix d’or, en une colline verte, qui la dominent, pour la protéger.

Les enfants et  les gens de la région chantèrent alors en chœur la conclusion de l’histoire :
Le Lac de Nacre est une perle tombée du ciel, Accompagnée par le Dragon et le Phoenix jusqu’à la rivière Qiantang.

Toute cette bonne ambiance partagée chaleureusement vint à bout de la frustration de Lenore. Avant d’abandonner son invitée à la maison du voyageur, le chinois lui précisa qu’il avait trouvé un marchand se rendant le lendemain à Wuwei et qu’il avait accepté d’y emmener la mercenaire.

La rousse, de nouveau seule, eut du mal à trouver le sommeil. Cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas ressenti cette pesante émotion sur son cœur lorsque la joie d’un moment de partage s’enfuis et vous laisse avec vos regrets.