[Mini-série]
"Merci d'être passé, et très bonne journée à v..."
Il n'avait pas écouté. Comme tous les autres. Les gens sont tellement malpolis. Je soupirais, grimaçant légèrement. Je regardais mon bureau, en désordre, comme d'habitude. Je soupirais encore. Je faisais tapoter mes ongles contre celui-ci, un instant. J'observais la grosse horloge de papa. Onze heures seulement. Repassant une mèche brune derrière mon oreille, je me levais finalement.
Je faisais le tour des chambres, une à une, vérifiant qu'il n'y ait plus personne, refaisant les lits, changeant les draps, ce genre de choses. Elles sont vraiment dans un piteux état. Certaines plus que d'autres, d'ailleurs. En même temps, au vu de la clientèle... Enfin, je ne veux pas dénoncer qui que ce soit, mais la plupart des habitués qui viennent ici pensent que c'est juste un endroit où l'on peut venir faire... Sa besogne, et repartir. L'homme impoli de tout à l'heure était bien l'un des seuls à rester la nuit. Mais je ne le reverrais sûrement jamais. J'aimerais mieux ne pas savoir ce que papa doit penser de moi maintenant...
Je redescends. Déjà douze heures et quart, Elena doit m'attendre depuis quelques minutes maintenant. Je réajuste ma robe, enlevant la poussière qui pouvait s'y trouver, me dirigeant vite vers l'école. Elle me fait signe, et j'accourt, grand sourire aux lèvres. Elle me le rend.
"Tu es en retard, Lucy."
J'acquiesçait, grimaçant un peu. Ce n'était pas comme si c'était la première fois de toutes façons.
"Comme d'habitude."
Mais il fallait qu'elle le mentionne. Je lui lançais un regard de défi, lui souriant avec ce petit quelque chose dans l'oeil qui dit "J'ai fait une bêtise et je m'en fiche".
"Et qu'est-ce que tu vas faire ? Me punir ?"
"Lucy Hardwell, ce n'est pas parce que tu n'es pas une de mes élèves que je ne peux pas le faire." répondit-elle, d'un ton un tant soit peu sévère. Son petit rictus amusé la trahissait.
Elena Marsh, l'institutrice. Enfin, apprentie institutrice. Elle aussi devrait reprendre le flambeau de sa mère. C'est sûrement pour ça qu'on est devenues amies, au départ. C'est mon rayon de soleil. Nous n'avons pas tout à fait le même âge, elle est plus jeune que moi. Étrangement... C'est un peu comme une grande soeur, pour moi. Dès que j'ai un soucis, je sais que je peux compter sur elle et sa sagesse. J'aimerais lui rendre la pareille, malheureusement je ne suis pas aussi avisée... Je l'envie, quelque part. Elle est intelligente, belle, organisée, et plus jeune, surtout ! Puis elle était promise a un beau métier. J'essaie de ne pas penser à ces choses, ça me fiche le bourdon.
"Alors, avec Karlson ?"
"Quoi, "Avec Karlson" ?"
"Ben, tu sais..."
"Non, je ne sais pas. Karlson est barman au Double Colt, Lucy. Et puis je serais morte et enterrée avant que l'on ne me voit poser ne serait-ce qu'un orteil dans ce sordide saloon."
"Quelle rabat-joie. Ça ne te réussit pas, l'école."
Elle levait un sourcil dans ma direction, semblant ne pas comprendre.
"Je blague, détends toi." Je faisais une pause. "Cela dit, j'aimerais bien qu'un homme comme lui soit intéressé par moi. Il n'est pas spécialement beau, mais il a un certain charisme. Toujours si calme et mystérieux..."
Elle émettait un espèce de grognement dégoûté.
"...C'est toujours mieux que l'épicier."
Elle laissait échapper un gloussement. Je continuais sur cette voie. Jouant des mains pour illustrer mes paroles.
"C'est vrai, quoi. Je finis par avoir peur d'aller faire mes courses. J'ai l'impression qu'il est là, quelque part, à me reluquer en agitant son groin ! "
"Lucy !" s'exclama-t-elle, joignant enfin son rire au mien, ainsi qu'une petite tape sur l'épaule, pour me dire d'arrêter.
Elle était toujours si classe, si mesurée. Elle n'aimait pas parler dans le dos des gens. Pleine de principes, Elena. Mais quand moi je le faisais, elle adorait ça. Enfin, seulement quand c'était pour rire. Vraiment, pleine de principes, Elena. Si bien qu'elle essaie constamment de me les inculquer. Ça ne marche pas beaucoup, mais bon, on s'aime quand même. Tous les jours on se retrouvait pour discuter de banalités, ou plus rarement de choses sérieuses. Elle a une pause tous les midis, quand ses élèves mangent, alors j'en profite, et je demande au Sheriff de garder un œil sur mon auberge.
Celui-ci est d'ailleurs passé, un peu plus tard dans la journée, vers quatorze heures. Il semblait... Sérieux ?
"Salut, Lucy."
Je lui fit un petit signe de la main, après avoir lâché mon stylo. Comme à son habitude, il jetait un oeil aux alentours, observant le hall d'entrée avec ce petit air nostalgique.
"Comment allez vous aujourd'hui, Gabe ?"
"Oh, tu sais. Comme d'habitude. Et toi, tu t'en sors, avec le boulot ? Tu n'oublies pas hein, si tu as..."
"...Besoin d'aide, je n'ai qu'à te faire signe et tu vas me trouver quelqu'un. Je sais, je sais."
Il sourit brièvement. Il est toujours si gentil avec moi. Mon père et lui se connaissaient de longue date, alors forcément, pour lui, il veille sur moi. C'est adorable. Adorablement triste.
"Je voulais te parler de quelque chose."
"Hm ?"
"Il y a un étranger qui est arrivé aujourd'hui."
"Vous n'avez pas besoin de m'envoyer des clients vous savez."
"Ce n'est pas ça. J'aimerais juste que tu fasses attention, que tu gardes un oeil sur lui."
Qu'est-ce qu'il pouvait bien avoir de si spécial pour que le Sheriff Gabe me demande de l'espionner ?
"Je ne te demande pas de le surveiller, ou quoi que ce soit. Mais... Si tu remarques quelque chose de spécial, d'anormal... Tu viens m'en parler."
J'acquiesçais, bien qu'un peu surprise. Ce n'était pas dans ses habitudes, ce genre de demandes. De ce que je sais, Gabe n'a jamais été du genre à demander de l'aide -surtout pour son travail-, et encore moins à épier les gens.
"Je te laisse, j'ai du boulot. Oh, au fait. N'oublie pas, la diligence passe demain, prépare toi à recevoir du monde."
"Oui chef !"
Il laissait échapper un léger rire, avant de me faire un signe de la main, et de s'en aller. A la seconde où il a passé la porte, j'entends un grognement, et un cri.
"Oh, Everett, fais attention où tu vas, bon sang !"
Là, c'est moi, qui rit.
Vingt et une heure trente. Les clients habituels commencent à arriver... Et repartir. Vingt munnies chacun. C'est bête, mais les gens en général ne restent pas plus de trois heures. Fut-il un temps où c'était à soixante cinq munnies la nuit. La Belle Auberge de Roger Hardwell. On en est bien loin. Au fond, j'ai honte. Dès que j'y pense, j'ai comme une boule dans la gorge. Si mon père était encore là, il verrait à quel point c'était une erreur de ne pas vendre cette affaire. Maintenant c'est moi qui l'ai, et ce que j'en ai fait...
Quand il est mort, déjà, les clients ont commencé à déserter, à croire qu'ils ne venaient que pour lui. Bien sûr, le prix a dû baisser, on a fait construire plus de chambres, puis ça ne marchait pas, alors on a rendu le tout encore plus abordable... Au final, c'est juste devenu une porcherie pour ivrognes qui ont l'entre-jambes qui les démange. J'ai honte. La porte grince.
Un homme. Jeune, aux cheveux... Gris ? C'est sûrement l'étranger dont m'avait parlé Gabe plus tôt. Il observe la salle, comme le Sheriff... C'est une épée, dans son dos ? Il semble insatisfait. Je souris, naturellement. Le simple fait qu'il ne soit pas accompagné d'une quelconque roulure totalement ivre m'emplit de joie.
"Bonsoir !"
...Une joie non partagée, apparemment. Il a l'air épuisé, agacé. Qu'est-ce... Sa main, elle est...
"C'est combien pour une nuit ?"
"E-Euh..."
Mince, où j'ai mis les tarifs, encore ?! Ah, j'aurais dû ranger ce foutoir ce matin !
"D-Désolée... On ne voit pas beaucoup d'étrangers vous savez... Les gens d'ici sont un peu durs, la politique différente, tout ça..."
Mes yeux croisent les siens une fois de plus, il sourit. Je ne peux m'empêcher de faire de même, quoi de mieux pour couvrir la gêne ?
"Ce n'est rien, vous n'avez qu'à me donner le tarifs pour les habitués. De toutes façons j'suis là pour un moment."
Il va falloir au moins que tu te soûles si tu veux que je te traite comme une habitué, mon bonhomme. Je soupirais, je n'avais plus envie de chercher. Puis de toutes façons il était là pour un moment, alors autant lui faire un prix.
"Très bien, vous avez gagné. Ça fera vingt munnies."
Dernière édition par Hoper le Mar 26 Sep 2017 - 6:56, édité 1 fois