Une nouvelle mission dans le monde de Grimm, mais cette fois en pleine ville. Lenore ne pourrait pas couper par ce passage obligé, ce rappel à sa vie passée qui pourtant ne date pas de si loin, quelques mois au plus ? Elle ne voulait pas rater cette fois l’occasion de revoir ceux qui l’avaient tant aidée et aimée. Elle prendrait le temps malgré la date butoir. De toute façon elle ne pouvait pas débarquer de but en blanc dans la caserne pour en sortir des prisonniers ! Il lui fallait un plan, et une préparation. Au moins pourrait-elle s’économiser la phase de repérage.





    Ses bottes résonnaient sur les pavés propres de la cité colorée et bruyante d’une joie constante qu’elle avait connu toute sa vie. Les maisons simples mais chaleureuses dessinaient entre elles les ruelles qui serpentaient du château vers le rivage, agrémentées de petites fontaines au centre de petites places, toutes prenant la forme d’un soleil au sol, symbole du royaume. La mercenaire pesait l’ironie de la situation, Lenore avait passé un moment en prison pour un crime qu’elle n’avait pas commis, bien qu’elle ne fût pas vraiment innocente.

    Désormais elle avait pour mission de faire échapper des coupables de ce même endroit. Si possible sans se faire attraper elle-même. Si possible sans se faire reconnaître d’ailleurs. Autant éviter d’avoir une prime sur la tête qui l’empêcherait de revenir dans ce qu’elle considérait toujours son « chez elle », et éviter des problèmes entre les autorités locales et les mercenaires alors que leur réputation commençait à peine à décoller.





    Elle remontait les ruelles plus que connues, le nez en l’air hameçonné par une odeur de pain chaud. Son sourire se dessinait naturellement en fermant les yeux, uniquement guidée par le souvenir et l’odorat. Elle se savait sur le porche de la boulangerie, du moins si rien n’avait changé, lorsque elle fut bousculée. Elle ouvrit de grands yeux ronds de surprise sur l’une des cinq filles de la maison. Sarah se releva du choc en riant doucement. La porte de la boulangerie familiale grande ouverte faisait tinter la clochette discrète. Rien n’avait changé si ce n’est cette enfant devenue grande, presque davantage que Lenore, presque davantage que Pierrette sa mère.

Sa mère.... Ce mot résonna étrangement dans la tête de la mercenaire. Il y avait cette histoire de disparition dans tout les mondes... Et si ... Et si Pierrette avait disparu elle aussi? Les saisit Sarah par les épaules avec un peu trop de vigueur et de peur dans la voix en demandant à voir celle qui avait été un substitut à sa propre mère. Sarah se dégagea de sa poigne, avec plus de surprise que de peur. Ses cheveux blonds ramenés sagement derrière son oreille pour finir de remettre de l’ordre à son allure, Sarah s’excusa.

Pourtant ce n’était pas sa faute. La rousse se mordait la lèvre pour se punir de son inconscience. Une chose si triviale ne l’aurait pas fait réagir autant s’il s’agissait de  n’importe qui sauf un membre de cette famille. La mercenaire s’excusa avec ardeur et retira sa capuche lorsque la demoiselle eût l’air interloquée par cette inconnue qui l’appelait par son prénom.

    En une fraction de seconde, le sourire poli devint un visage radieux, ses yeux et sa bouche s’ouvrirent de surprise et de joie non retenue, en ce minuscule espace de temps, Lenore revit le visage de l’enfant qu’elle avait quitté. A peine quelques mois et elle semblait si adulte. Cette fois Sarah fut bien responsable de la bousculade en se jetant littéralement dans les bras de la mercenaire.

    Heureusement celle-ci garda l’équilibre pour elle deux. Puis la jeune femme prit la main de la visiteuse pour l’entraîner sans attendre son avis, à l’intérieur du magasin encore vide à cette heure de l’après-midi, poussant le battant de bois qui séparait la clientèle de l’arrière du comptoir en verre sur lequel trois étages étaient remplis de tant de délicieuses viennoiseries et gâteaux que la Petite Souris en ferait une crise cardiaque. Elle entraîna Lenore dans l’antre du Maître boulanger, l’arrière-boutique. Les effluves et les souvenirs se bousculaient pour faire chanceler la rousse dans une nostalgie poignante. La farine recouvrait la moindre surface sur laquelle accrochait le regard, donnant presque une aura chaleureuse quand cette fine couche resplendissait de la couleur du feu de bois dans le four à pierre au fond de la pièce.

    Étrangement c’est devant une masse sombre et immobile que les deux femmes se plantèrent. Lenore mis un moment à reconnaître Pierrette. Elle aussi avait changé en si peu de temps, mais là où Sarah avait pris en maturité, sa mère était devenue pâle, amincie, presque le regard et l’attention perdus. Elle était devant son plan de travail vide, l’air de chercher ce qu’elle devait faire lorsqu’elle releva les yeux pour les planter dans ceux de la mercenaire. Une longue minute dans laquelle la rousse eût largement le temps de sentir sa peine par empathie et son propre cœur se serrer.

    Pierrette finit par sourire, en remettant Lenore. Elle n’avait plus la joie de vivre d’avant mais son amour pour la rousse était toujours aussi vrai. Elle faisait partie de la famille. Sarah eut l’air ravie de voir sa mère de nouveau souriante. Au vue de la larme qu’elle écrasa discrètement, cela n’avait pas dû arriver souvent ses derniers jours. Cette femme habituellement radieuse se posait énormément de question sur les événements récents dans la ville. Les ordres du Roi étaient étranges. La population supplémentaire et soudaine dans le chateau ne semblait jamais en sortir. Elle avait eu l'occasion de livrer les cuisines royales pour la boulangerie et avait croisés le regard d'une personne qui lui avait fait froid dans le dos. La disparition des mères était parvenue à leurs oreilles et elle compatissait grandement, se demandant pourquoi elle et toutes celles de ce monde avaient été épargnées. Pierrot couvait sa femme, le soleil de sa vie, l'imaginer introuvable lui avait briser le coeur et il était devenu anxieux avait expliqué Sarah.

    Lenore avait complètement zappé la possibilité que cette femme, qui avait pallié à sa propre famille défunte, ait pu être victime de cet événement touchant tous les mondes. Maintenant qu’elle en avait conscience, la situation concernant les disparitions en paraissait que plus lourde. La mercenaire venait d’encaisser la chute d’une chape de plomb sur sa vie d’amusement et d’aventure.

   



    Rongée par le remord, elle tenta de les rassurer, après tout les meilleurs mercenaires étaient sur le coup, les meilleurs de chaque monde, de chaque groupe même. Comme si l’idée pouvait apporter une solution miracle, elle promit même de s’en charger elle-même.

    Elle ne pouvait pas se permettre de leur parler de sa mission et ne devait pas non plus partir en quête sans l’avoir réglée. Lenore écourta les retrouvailles avec regrets, en ce moment difficile pour les siens, elle ne pouvait pas être avec eux, elle ne pouvait rien faire pour les soulager. Elle reprit son chemin en s’éloignant de l’odeur enivrante de son passé aimant, capuche sur le crâne cachant sa détermination et sa douleur. Pour le coup, elle ne chercha pas à se dissimuler derrière un sourire et un air insouciant. Elle était bien trop tourmentée par ses vieux démons.





    Son sang brûlait dans ses veines, son souffle s’emballait. Trop tard… une fois de plus elle réagissait trop tard. Comme ce jour funeste où la coalition lui avait arraché sa véritable famille. Elle arriva rapidement au pont constituant la seule entrée à la cité, trop peut-être pour rester discrète. Mais ses jambes étaient pressées. Elle avait besoin de courir, de se vider la tête, vite, autant que possible, tant que sa respiration le permettait, si possible pour rattraper le temps et le forcer à rebrousser chemin.

    C’était impossible mais défoulant. La forêt de Grimm avait été son terrain de chasse et son calme relatif était apaisant. Ici tout était instinctif, pas d’erreurs, pas de sentiments, pas de regrets. Ce qu’elle pouvait envier la vie animale. Certes rude mais cette violence-là n’avait comme seul but de survivre sans considération pour les autres. Rien que soi et ses besoins. Et pour l’heure Lenore avait besoin de courir à se laisser tomber d’épuisement. À travers les branches basses qui lui fouettaient le visage, les épines qui lui griffaient les genoux, l’air qui s’échappait de ses poumons plus vite qu’il n’y  pénétrait.

    Débouchant d’un buisson épais, la mercenaire sauta de justesse par-dessus une barrière de bois qui délimitait le chemin de terre traversant la forêt, haletante et percutant sa consœur qui marquait l’autre bout de ce trait de civilisation perdu dans la verdure. Elle était pliée en deux sur le rondin, cherchant son souffle manquant, grognant de douleur. Lorsqu’elle tourna la tête, elle vit un canard jaune ridicule qui semblait se moquer d’elle, entouré de roseaux sculptés dans le bois de l’enseigne du Canard Boiteux, pendue sur une poterne. Il se balança sur les courtes chaines qui le retenaient quand elle lui donna un coup de poing rageur, pour revenir avec impertinence.

    Lenore devait prendre les détails de la mission auprès de ce qu’il restait des brigands qui tenaient cette auberge. C’était pour cela qu’elle avait quitté la boulangerie. Pour cela et par culpabilité. Elle avait réussi à oublier les deux dans sa course. Le monde, le Hasard, le ou les Etres Supérieurs, la muse de l’Ironie, l’un d’eux ou tous ensemble, ils avaient surement voulu la rappeler violement à l’ordre et à sa conscience.

Soit…

Chaque chose en son temps.