- Etro. Toi qui sais, toi qui vois.
Essence de la pureté et de la bienveillance qui se cache dans le coeur de chacun — tu nous transmets l’amour et la compassion.
Nous te prions aujourd’hui afin que tu rappelles à ton étreinte les âmes de nos défunts.
Veille, Etro, de ton regard protecteur, sur le chemin d’or qui les mènera de leur dernier sommeil au repos. Salue-les, pardonne-leur les plus malheureux de leurs actes, et défend-les de se perdre sur le chemin de l’âme.
Nous te prions, afin que de ta lumière tu les préserves des obscurs desseins de tes frères. Que par toi, leurs sombres convoitises ne les atteignent pas.
Aide-les Etro, à ne pas revenir sur leurs pas. Tu nous sais et nous aimes faibles, quoique tu nous donnes la force de nous dépasser, de nous surprendre nous-même dans nos heures de gloire comme à celles du doute. Nos lâchetés, nos défauts — tu nous confrontes à eux et nous en sortons grandis. Mais sur le chemin de l’âme, la tentation est grande de se retourner sur celui que nous avons été.
Aide-les Etro, à faire ce chemin avec sérénité, et, lorsqu’ils seront face à toi, accueille-les dans une étreinte.
De chacun tu te souviens, et jamais tu n’oublies.
Je ne pouvais plus voir mon frère, maintenant que le prêtre s’était tu — et c’était le temps des chants. Je ne sais pas trop si j’avais pleuré, quand on m’a dit qu’il était mort, parce qu’il avait perdu la vie, ou parce qu’on ne m’avait même pas laissé le voir. Ils avaient récupéré le corps, mes parents, et on les avait aidé à le laver et à l’habiller. Mais on m’avait toujours tenue à l’extérieur de la salle. Ils disaient que j’étais trop jeune.
C’était idiot, pourtant. Lorsque le visage est… lorsque le visage n’est plus comme il l’était, les familles peuvent le couvrir avant la cérémonie. Mais mes parents avaient choisi de ne pas cacher la tête de leur enfant, alors qu’il était pour eux un héros. C’eut été vouloir le dissimuler aux yeux de ceux pour lesquels il avait fait son sacrifice. Du coup, au final, je l’ai vu. Je l’avais sous les yeux, là, pendant que le prêtre parlait, et avant.
Je ne sais pas vraiment si tout le monde voit ce qu’ils ont fait, les hommes et les femmes en armure du Sanctum, comme un bon sacrifice. J’ai vu des gens mal nous regarder quand mes oncles transportaient le corps jusqu’au cimetière… mais je ne veux pas penser que mon frère soit mort pour du mal.
On l’avait déposé dans la tombe, sur un tressage de jonc qui séparait son dos de la terre. Un lit un peu pauvre, tout de même. Ils lui avaient mit les mains vers le ciel, pour accueillir Etro — pour aller de l’avant dans la mort je crois. Près de lui, il fallait mettre des objets qu’il aimait, ou qu’on voulait lui donner. Moi je lui avais écrit quelque chose — mais papa et maman ne devaient pas le lire ! Ca aurait perdu tout son sens sinon. On partageait beaucoup de choses avec mon frère, oui. Ma lettre, c’était la promesse que son départ ne changeait rien. Je resterai une tombe !
… je croyais que l’ironie était réservée aux gens plus âgés. Ses secrets resteraient mes secrets quoiqu’il en soit.
Il fallait aussi ajouter la statuette d’Etro, et celle de Triton. Il faut toujours mettre celle d’Etro, mais mes parents avaient voulu ajouter celle de l’Eternel des Océans. Parce que notre famille est une famille de pêcheurs. Alors, ça avait du sens. C’était notre « patron ».
Moi, j’avais surtout l’impression qu’il y avait trop de monde, et trop de tombes.
Le prêtre n’était pas bien imposant, lui, par contre. De longs cheveux bruns attachés en arrière, plus longs que les miens. Il se tenait droit, avec un sourire faible. On aime faire la fête, quand on croit en Etro, mais c’est toujours difficile d’être heureux au début, après la mort de quelqu’un qu’on aime. Plus tard, avec le temps, quand on honore les défunts, on paie notre respect à ce qu’ils ont été avec des chansons, avec de la joie et des rires. Sur l’instant, c’est difficile de ne pas pleurer. C’est pour ça que j’ai aimé le voir, le prêtre. Il avait l’air en peine, mais ce n’est pas comme si il était totalement ravagé par la situation. Je voyais, pas loin, des gens tomber dans les bras de leurs voisins, terrassés par le désespoir. Lui, c’était différent. Et j’avais l’impression que de le fixer, de l’observer, ça faisait que je n’avais pas à regarder le visage de mon frère.
Visage que j’avais du mal à reconnaître.
Au début, il avait ramené les mains devant son ventre, le prêtre, les doigts entrelacés. Il portait une grande robe de cérémonie blanche, brodée avec de l’or — et lorsqu’il parla du chemin que suivent les âmes de ceux qui partent, je crois qu’il prit un peu plus d’aisance. Je suivais des yeux les mouvements de ses mains. Elles accompagnaient sa parole avec lenteur et douceur. Une certaine décomposition.
Nous jetions sur le corps les fleurs que nous laissions pour Etro. Parfois seulement, je me demande si c’est vraiment pour elle. Il faut toujours mettre au moins quelques fleurs bleues, mais c’est pour éloigner Shemazaï — celui qui dérange les esprits des défunts : est-ce qu’elles sont vraiment pour Etro alors ?
Je me demandais ça, mais il en arrivait déjà au passage où il ne fallait pas qu’ils se retournent, les morts. C’était le passage que j’aimais le moins. Je l’avais déjà détesté quand notre grand-mère était morte. Maman se penchait une dernière fois dans la tombe, comme alors, et elle mit le masque de jonc sur le visage de Franz. Mon frère. Et je ne le verrai plus. C’est pour ça que je détestais ce passage. C’était le moment où on ne les voyait plus. Qui avait seulement décrété qu’il fallait un fichu masque pour qu’ils ne se retournent pas sur leur vie ?! Ils auraient pu nous laisser les voir, une seconde de plus — nous faire à la terre qui les aurait recouverts petit à petit, mais non ! Il fallait ce masque, brut et grossier.
Là, j’ai pleuré. Quand le prêtre est passé, avec l’encens, quand ils ont recouvert le corps de terre, je n’ai pas pu m’arrêter. Ni quand ils ont levé la stèle à son nom. Et encore moins après.
Mille et un spectres pleureurs au-dessus de fosses sombres. C’était l’image d’horreur qu’il avait eu en gravissant les marches de l’estrade depuis laquelle il prononcerait ses quelques paroles à Etro. L’idée même de ces sacrements ne l’avait pas séduit. Il n’aimait pas les morts. A dire vrai, la mort le terrifiait. L’absence de réponses quant à ce qu’il pouvait ou non y avoir là, et le simple fait qu’il ne puisse s’agir que du Néant, le plongeaient dans une profonde et glaçante introspection.
Agon avait prit une profonde inspiration, figé. Il n’arrivait même pas à ouvrir la bouche — mais peu à peu les faces défaites des âmes en peines qui s’étaient rassemblées pour l’entendre s’étaient levées vers lui. Il fallait qu’il parle, il le savait — le prêtre avait perdu son regard sur quelques-uns des présents, et l’avait arrêté sur une enfant. Elle le fixait en se tenant toute droite, les mains serrées. Dans ses cheveux blonds, une belle fleur bleue ; mais son visage rond et sa robe blanche contrastaient avec la détermination timide par laquelle elle soutenait son regard.
Ces yeux, différents des autres, c’était ce dont il avait besoin pour se ressaisir. Ce dont il avait besoin pour prendre de la distance, se couper de cette réalité — un acteur face à un public de mannequins fatigués. Lorsqu’il eut fini, et que les chants s’élevèrent, il avait fallu qu’il passe entre les tombes ouvertes, avec l’encens. Cela, lui avait-on dit, symbolisait l’élévation de l’âme. Il s’était tout de même renseigné pour sa première cérémonie d’importance. Les familles le remerciaient, comme s’il eut lui-même accordé le salut à leurs enfants, comme s’il avait réellement partagé leur fardeau, ôté de cette peine immense qui les accablait. Agon ne savait trop comment répondre autrement de de sourires polis et d’inclinaisons respectueuses. A ceux qui le prenaient à parti, à ceux qui lui demandaient avec inquiétude si celui ou celle qu’ils avaient perdu avait bien agi, il n’avait pu répondre que « oui ».
Il y avait, tout de même, quelque chose dans ces rites qui le laissait perplexe, à la réflexion.
Il s’agissait de retourner à la terre, raison pour laquelle les corps n’étaient pas protégés d’un cercueil. Cela lui évoquait l’idée de s’effacer au profit de la nature, qui n’a pas besoin de l’individu pour être. Mais, d’un autre côté, il fallait marquer une stèle du nom du défunt — cette stèle, elle, resterait là, indéfiniment. En un sens, c’était tout de même réserver ce bout de terre à quelqu’un. La démarche avait quelque chose de contradictoire.
A la vérité, ce sont probablement les statuettes qui l’avaient le plus surpris, dans leur fabrication. Elles étaient faites d’argile et des cendres des cheveux du mort, ou de résidus de peau. Lire cela lui avait arraché une mine sensiblement dégoûtée, sourcils froncés. L’idée, lui apprenait le texte sur lequel il s’était renseigné, étant que par là les Eternels savent pour qui ces statuettes avaient été faites.
Mais pour l’heure, ces considérations étaient loin derrière lui et s’il ne souhaitait qu’une chose, c’était en finir . Pas qu’il se moqua de la souffrance de ces gens, loin de là. Agon n’avait rien d’un sans-coeur. Mais tout acteur décent qu’il était, et quoiqu’il put faire preuve d’abstraction, il ne pouvait s’empêcher de voir du coin de l’oeil, les fenêtres-sur-mort au fond desquelles les draps mortuaires invitaient à un ultime sommeil. Vision discrète qui faisait remonter le long de son dos une sueur froide — tout juste suffisante pour lui donner le sentiment d’être en total décalage avec ce qui pouvait se produire devant lui. L’impression d’agir, parler, sourire, sans pour autant y être réellement. Un voile entre la pensée et l’acte.
Alors dans cet enchaînement de saintes paroles et d’humbles consolations, il n’avait trop saisi comment il avait réussi à s’extirper du cimetière pour les rues étrangement silencieuses de la ville. Le ciel, encore bleu dans son esprit embrumé, ne dispensait plus que la terne lueur qui précède la pluie. Respire.
Les morts… il s’arrêta en se pinçant l’arrête du nez. Ca ne lui ressemblait pas. Normalement, le rapport de ses moments d’insouciance et de rires à ses moments de réflexion et de doute était positif. N’était-il pas celui qui trouvait à jouer et à rire quand, objectivement, sa vie n’avait pas été un conte des plus glorieux ?
C’était sûrement une période d’adaptation.
Cela lui passerait.
N’est-ce pas ?
« Vous ! » — il se retournait, on lui avait lancé quelque chose dessus. Un bruit au sol — qu’était-ce ? Un caillou. Mais qui..?
La quarantaine, les traits tirés et les yeux rougis. Longs cheveux que le temps et l’inquiétude avaient ternis, rattachés en arrière. Tenue modeste, les mains sales. Peinée, affligée — mais aussi en colère. Son torse se soulevait encore de respirations courtes, stigmates d’une course au travers des rues pour rattraper un prêtre qui n’avait pas entendu ses appels. « Je peux vous aider..? » Sorti de ses errances, Agon se trouvait là entre l’instant de surprise et le réflexe de méfiance bienvenu.
- Vous êtes le prêtre de tout à l’heure.
- Peut-être.
- Vous êtes le prêtre de tout à l’heure.
Ce n’était pas une question — « Que puis-je pour vous ? » Sur la défensive, Agon analysait la ruelle et les options qu’il aurait dans le cas d’une tournure dramatique des évènements. Il pensait pouvoir gérer cette femme ; elle n’avait, à vue de nez, pas la moitié de la force qu’il pouvait avoir, et une carrure plus limitée ; mais il avait appris à ses dépens que les personnes se présentant comme les plus faibles pouvaient avoir des soutiens inespérés… et compensateurs.
- Je vous ai vu au cimetière.
- Tout le monde m’y a vu je le cr… crois — il avait pensé crains.
Elle ne s’approchait pas de lui, presque tremblante. « Je… » — « Vous vouliez me dire quelque chose. » Lentement, son regard s’était de nouveau porté sur le caillou au sol, avant d’en revenir à son interlocutrice. « Je voudrais que… je veux que vous me disiez pourquoi vos gens sont enterrés comme des héros. » Le ton était bas, et la voix brisée. La réponse était pourtant évidente et il craignait de savoir pourquoi elle se tenait devant lui. « Ils sont morts pour que d’autres vivent aujourd’hui. Aussi simple et triste que ce soit. »
Agon s’attendait à un déferlement de haine désespérée qui ne vint pas, et la minute qui s’écoulait en paraissait dix. Il s’inclina légèrement — il n’avait aucune envie d’encourager une confrontation. « Mes respects pour vos disparus. » Elle, n’osait pas lever la voix. Le prêtre savait qu’elle hésitait — devait-elle partir, devait-elle hurler ? Rester à distance ? Le saisir au col ? Le poids de sa perte l’accablait, moralement, puis physiquement. Son dos se tassa et ses mains revinrent à son visage en un sanglot. « Vous n’avez pas le droit de dire ça… »
Celui que l’on surnommait le Stratège avait été un homme important et respecté ici. Combien d’hommes et de femmes avaient rêvé de le suivre ? Son époux en faisait partie, et il était tombé. Son sang avait teint la salle du trône, il s’était mêlé à celui des templiers et des paladins — mais son nom était tu.
Ils avaient lutté en se croyant dans le juste, pour beaucoup. Et pour leurs convictions étaient morts. Mais leur nom était tu.
Le Sanctum s’était permit d’agir de la façon la plus violente, sanglante et vindicative qui soit. Quelques sombres furent les intentions de leurs maîtres, ils avaient meurtri les familles, les enfants de ceux-là même qu’ils se targuaient de protéger. Leurs hommes, au matin de cette nuit barbare, étaient des héros. Mais pour les autres, leur nom était tu.
Il s’était retourné, et sans s’arrêter avait marché jusqu’à sa cellule. Les hommes du Sanctum tenaient la ville désormais, tout affaiblis qu’ils furent — une prise de pouvoir implicite ? Le prêtre avait entendu les murmures au-dehors, les rumeurs qui filtraient et les informations relayées vers les autres mondes : le Sanctum avait agi sans que l’on puisse l’expliquer. Agon secoue la tête. Il est trop tôt pour douter. Lui qui a connu le joug de l’oppresseur par le passé… il serait bien trop ironique qu’il en devienne un lui-même.