L’air avait quelque chose de presque trop pur — des senteurs d’herbe fraîche, et de terre humide. Une odeur de vie rurale qu’il n’avait pour ainsi dire jamais connue. Agon profitait du calme d’un chemin de campagne tranquille, bercé par le bruit de la caillasse craquant sous de lourdes roues de bois.
Quoiqu’il n’ait eu à supporter aucune mésaventure depuis son arrivée au Domaine, il avait cru comprendre qu’il ne le devait qu’à un timing divinement propice — il avait, lui avait-on dit, échappé à une tentative de meurtre de masse.
Un meurtre de masse. Rien que ça.
Le jeune homme lâcha un soupir fatigué ; un instant de répit dans une discussion trop élevée pour lui. Il était arrivé après la tempête, peut-être la chance lui souriait-elle, après tout ? Il l’avait pensé un temps, et pourtant, cette mission de médiation lui avait rappelé que le naturel ne revient jamais qu’au galop. Il le savait : il n’y a rien de pire que de traiter avec des individus territoriaux et butés. Rien. Et il devrait en gérer trois. Au moins.
Vêtu de la tenue simple d’un Prêtre de Sanctum, Agon était confortablement — du moins autant que possible — installé sur le bord d’un vieux chariot qu’un imposant cheval de trait traînait pourtant avec difficulté. Son propriétaire, il fallait le dire, était quelques peu bedonnant, et sa production n’avait pas remporté un grand succès au marché. Deux charges habituelles auxquelles s’ajoutait le prêtre qui, de fait, ne devait pas peser bien lourd dans la balance. Une minute rythmée par le bruit des sabots et les grincements du bois et du métal — Agon finit par couler un regard sur son généreux accompagnateur : il était trop silencieux. Tout le voyage durant, il l’avait harcelé de questions sur la foi du Sanctum, sur les Eternels, ou ce que permettait Etro. Comment elle était, pourquoi il l’avait suivi, lui, ou encore, qu’est-ce que le culte des Eternels apporterait aux petites gens comme lui. Autant de questions auxquelles il avait dû répondre. Le paysan ne s’était arrêté que pour prendre une gorgée d’eau à son outre, et lui en avait profité pour perdre son regard sur le cours d’eau qui serpentait dans le vallon en contrebas.
Mais il réalisait maintenant que son compagnon de route n’était pas reparti sur ses incessantes interrogations, et cela le laissait suspicieux.
Or en effet, Gregor Martigan, fier paysan de son Royaume, le fixait d’une petite mine un peu hésitante — nez rouge surplombant une moustache poivre-sel aussi foisonnante que rêche. « Un souci ? » Agon l’avisait avec les sourcils légèrement froncés, perplexe mais méfiant. Prit la main dans le sac, ou plutôt l’oeil sur le prêtre en l’espèce, Gregor ramena la main droite à son menton, qu’il massa tout en se fendant d’une moue embarrassée. « C’est que j’veux pas vous ennuyer m’sieur l’prêtre. » — « Vous ne m’ennuyez pas, dites-moi. » lui avait-il répondu en dissimulant au mieux la lassitude que la question à venir laissait présager.
« C’est que je m’demandais ce qu’un homme tout de foi comme vous, il va faire dans c’coin perdu. » Brave Gregor. C’était en fait une excellente question. « Nous avons lieu à être là où chaque âme peut se trouver. » Le jeune homme avait un peu haussé les épaules, et pensait simplement enchaîner sur la raison précise de sa venue. Mais en voyant le regard confus de son interlocuteur, il se reprit. Il en faisait sûrement trop. « Enfin, le regard des Eternels ne se pose pas que sur les villes — heureusement d’ailleurs. Il y a bien plus de personnes qui vivent hors de celles-ci, et qui ont le mérite de leur permettre de subvenir à leurs besoins. »
« Oh ! Alors vous vous installez dans la région m’sieur l’prêtre ?! » Ce disant, le cinquantenaire s’était redressé sur son bout de chariot, manifestement ravi de la nouvelle. Agon, lui, avait esquissé un mouvement de recul léger devant tant d’enthousiasme, ne pouvant réprimer un regard interloqué ou retenir une mâchoire pendante. « Eh… je… non. Je le crains… Gregor. »
« Le Sanctum est encore jeune… et l’univers vaste. Nous ne pouvons pas encore nous le permettre. Non, je suis ici pour une affaire de… dispute. Trois fermiers, qui se feraient la guerre depuis quelques semaines. »
Idiot qu’il avait été de ne pas aborder le sujet plus tôt ! Les deux hommes pouvaient apercevoir au loin les toits de chaume du village, qu’Agon découvrait à peine que celui-là même avec qui il avait échangé pendant des heures pouvait le renseigner sur l’affaire… s’il avait envie, intérieurement, de se frapper la tête contre le chariot avec plus de ferveur qu’il ne pouvait en avoir pour les Eternels (il réalisait, de fait, que ce sujet de discussion lui aurait épargné tous les autres), il fallait qu’il conserve, de façade, une certaine contenance.
Bien que ses propres terres soient plus loin à l’Est, Gregor avait donc d’ores et déjà entendu parler de ce petit feuilleton campagnard — il fallait dire que quelques jours auparavant, on avait apparemment mis le feu aux écuries de l’une des fermes concernées ! De quoi raviver les passions.
Tout avait commencé il y a trois semaines : il y a, expliquait-il au Prêtre, entre le village de Mornevie et la rivière qui court plus loin au Sud, cinq propriétés. Celles-ci, tenues par cinq familles différentes, et deux d’entre elles auraient commencé à se faire querelle pour un motif obscur. Certains disaient qu’il s’agissait d’un empiètement sur terrain, d’autres que la femme de l’un serait allée avec l’autre — du moins, c’était ce qu’il avait saisi des racontars dont il s’était abreuvé auprès de son épouse, le soir venu.
Se livrant à une guerre aussi déloyale que virulente, les fermiers auraient cependant réussi à traîner en l’affaire un troisième parti — et alors, tout le village se serait enflammé. « Pas en feu hein ! C’est de l’image, vous voyez ? C’est que c’est une petite dame vraiment gentille. »
Car oui, même Gregor Martigan connaissait Marguerite Givry. La femme, d’un certain âge maintenant, possédait un grand terrain longeant la rivière : s’il avait été pleinement exploité fut un temps, elle n’avait plus la force de s’en occuper, ni les ressources pour payer une main d’oeuvre. Marguerite s’était faite connaître pour les fleurs qu’elle cultivait — certaines de variétés inédites — et pour son accessibilité. Malgré le fait qu’elle ait été très prisée par les dames de la Cour, qui réclamaient ses créations et étaient prêtes à les payer fort cher, elle avait su rester ouverte aux demandes et aux moyens des petites gens des environs. D’ailleurs, elle avait elle-même fait les compositions florales pour le mariage de son fils, l’année passée. Une merveille, assurait-il !
Non vraiment, c’était en la prenant à partie que les Bourget et les Arsenault avaient réussi à s’attirer les foudres du petit village. Ceci étant assuré, le paysan ne savait pas renseigner vraiment plus Agon. Tout le monde parlait de cette affaire, mais lui était plus amoureux de ses carottes que de ces histoires — et même s’il écoutait sa femme, ses paroles étaient comme l’alcool pour un ivrogne au lendemain d’une douce nuit de laisser-aller : si l’un ne pouvait se souvenir combien de verres il avait ingurgité, l’autre ne savait se souvenir de toutes ces petites choses, importantes ou ridicules, qu’on lui avait forcé dans les oreilles.
Avec une certaine ironie, le village de Mornevie n’était pas si morne. Et si proche du château, il était peut-être même incroyablement développé — il y avait là, une boulangerie, une auberge accueillante, un atelier de couture et un autre de ferronnerie ; il y avait aussi cette place dégagée sur laquelle s’installaient quotidiennement pêcheurs et chasseurs, artisans plus modestes, afin de pouvoir vendre le produit de leur travail. Les petites maisons se serraient contre ce coeur battant, vieilles bâtisses dont les pierres des fondations se creusaient avec le temps, soutenues par d’imposantes poutres de bois sur lesquelles courrait un lierre vivace. Elles avaient toutes ce petit charme rural, uniques mais pourtant semblables.
Une bâtisse plus imposante se distinguait, toute faite de pierre — seul toit de tuiles plates pour un village aux toitures d’un savant assemblage de blé, seigle, roseaux, genêts et bruyères. Là, il l’apprendrait, la communauté se réunissait lorsqu’il y avait lieu de le faire. Collectes d’impôts, conseils de village, jugements ; en hiver, les marchés s’y tenaient, et toute l’année durant, on y célébrait les fêtes qui rythmaient la vie du royaume.
Un hameau respirant la vie, qui ne laissait à Agon que l’impression d’un patelin perdu. Le toit de chaume n’était plus une nouveauté pour lui, il en avait déjà vu sur les édifices les plus vieillissants de la ville qui entourait le château du Roi Stéphane. Les champs, il s’était déjà pris à les contempler dans ses premiers jours au Domaine. Passé ces considérations, il ne voyait que quelques pavés et des maisons miteuses. Un regard aussi désenchanté qu’il l’était de se trouver là. Gregor Martigan l’avait laissé seul face à sa tâche désormais, et il ne savait réellement par où commencer. Un peu à l’écart des maisonnées, il saluait de la main ce brave paysan, son sourire s’effaçant à mesure que l’homme s’éloignait sur son vieux chariot. Il lui avait laissé un panier de carottes sur lesquelles s’accrochait un peu de terre sèche, et dont il n’avait aucune idée, non plus, de ce qu’il pourrait en faire.
Tout ça commençait très bien.
Agon prit le temps de se pincer l’arrête du nez en fermant les yeux. Hors de question de passer plus de temps que nécessaire ici. Il irait au village, se renseignerait sur les trois paysans de son malheur, et tenterait de s’entretenir avec chacun d’eux ce jour. Il pourrait cerner un peu leurs attentes, confronter pour lui-même leurs points de vue et… espérer avoir un éclair de génie. C’est que le jeune homme avait plus souvent été de ceux qu’il fallait questionner, que de ceux qui s’enquéraient des réponses. La perspective même de devoir s’essayer à l’exercice lui laissait un mal de crâne lancinant. La suite ne l’aiderait sûrement pas.
A peine arrivé sur la place, il remarquait les regards posés sur lui. Certains timides, d’autres heureux — quelques-uns plus hostiles. Il remarquait la présence de deux hommes en armure dont il avait aussi attiré l’attention. Agon se fendit d’un sourire chaleureux, bienveillant. Un sourire qui ne traduisait en rien le malaise qu’il ressentait. Non, il n’était pas quelqu’un de timide. Il n’était pas quelqu’un de si aisément impressionnable. Mais quelque chose s’était suspendu quand il avait mis un pied sur cette place, et le fait d’être à l’origine de l’évènement ne lui plaisait guère.
Souvent, lorsqu’il avait été attendu de la sorte, les choses n’avaient pas été pour le mieux. Il sentait déjà ses mains se refroidir alors qu’il les joignait avec une inclinaison de tête respectueuse pour une jeune femme qui avait croisé son regard — son sang filait déjà vers ses jambes, réflexe de fuite. Ces gens n’avaient tout simplement jamais eu un prêtre de Sanctum venu en personne chez eux. Lui, avança d’un pas tranquille vers l’auberge, saluant les plus courageux dont les langues se déliaient. Certains le guettaient juste, d’autres plus téméraires s’étaient avancés pour lui serrer la main — et les questions que ce brave Gregor lui avait posées revinrent et revinrent sans cesse. Il croyait atteindre les portes de l’auberge, il lui semblait presque avoir atteint le comptoir de bois ! Douce illusion. Un prêtre de Sanctum ? Pour la première fois ici ?
Il fallait bien qu’il découvre le village !
Des heures, à marcher, à saluer, à sourire, à parler, à plaisanter, à philosopher, à écouter de la musique, à admirer l’architecture si respectable de leur Grand Hall ! Certaines de ces activités auraient pu, dans un autre contexte, lui être tout à fait agréable ; mais le surplus d’attention et la concentration qu’il devait encore mettre dans son office, de crainte de faire un mauvais pas, lui laissait un goût amer.
Amer… c’était aussi le seul mot qu’il trouvait pour décrire l’espèce de soupe infâme qu’on lui avait présenté en spécialité communale.
Mais il avait fini par atteindre le comptoir, il avait fini par monter les marches menant aux chambres et il avait tourné la lourde clef dans la serrure ! Il avait passé cette porte, et avait entendu le bruit de la libération. Un claquement, bois contre bois. Il avança jusqu’à la couche rudimentaire qui lui servirait de lit — ce que l’auberge avait de plus confortable ne lui évoquait que le plus misérable des matelas sur lequel il avait dormi jusqu’alors. Il ne réalisa qu’une fois prêt à s’écrouler qu’il tenait encore fermement le panier de carottes sales dans la main. Il fallait qu’il se reprenne, c’était soir de fête ce soir.
Une fête rien que pour lui, il se devait bien d’être en forme. L’idée lui arracha un sourire amusé.
Quoiqu’il n’ait eu à supporter aucune mésaventure depuis son arrivée au Domaine, il avait cru comprendre qu’il ne le devait qu’à un timing divinement propice — il avait, lui avait-on dit, échappé à une tentative de meurtre de masse.
Un meurtre de masse. Rien que ça.
Le jeune homme lâcha un soupir fatigué ; un instant de répit dans une discussion trop élevée pour lui. Il était arrivé après la tempête, peut-être la chance lui souriait-elle, après tout ? Il l’avait pensé un temps, et pourtant, cette mission de médiation lui avait rappelé que le naturel ne revient jamais qu’au galop. Il le savait : il n’y a rien de pire que de traiter avec des individus territoriaux et butés. Rien. Et il devrait en gérer trois. Au moins.
Vêtu de la tenue simple d’un Prêtre de Sanctum, Agon était confortablement — du moins autant que possible — installé sur le bord d’un vieux chariot qu’un imposant cheval de trait traînait pourtant avec difficulté. Son propriétaire, il fallait le dire, était quelques peu bedonnant, et sa production n’avait pas remporté un grand succès au marché. Deux charges habituelles auxquelles s’ajoutait le prêtre qui, de fait, ne devait pas peser bien lourd dans la balance. Une minute rythmée par le bruit des sabots et les grincements du bois et du métal — Agon finit par couler un regard sur son généreux accompagnateur : il était trop silencieux. Tout le voyage durant, il l’avait harcelé de questions sur la foi du Sanctum, sur les Eternels, ou ce que permettait Etro. Comment elle était, pourquoi il l’avait suivi, lui, ou encore, qu’est-ce que le culte des Eternels apporterait aux petites gens comme lui. Autant de questions auxquelles il avait dû répondre. Le paysan ne s’était arrêté que pour prendre une gorgée d’eau à son outre, et lui en avait profité pour perdre son regard sur le cours d’eau qui serpentait dans le vallon en contrebas.
Mais il réalisait maintenant que son compagnon de route n’était pas reparti sur ses incessantes interrogations, et cela le laissait suspicieux.
Or en effet, Gregor Martigan, fier paysan de son Royaume, le fixait d’une petite mine un peu hésitante — nez rouge surplombant une moustache poivre-sel aussi foisonnante que rêche. « Un souci ? » Agon l’avisait avec les sourcils légèrement froncés, perplexe mais méfiant. Prit la main dans le sac, ou plutôt l’oeil sur le prêtre en l’espèce, Gregor ramena la main droite à son menton, qu’il massa tout en se fendant d’une moue embarrassée. « C’est que j’veux pas vous ennuyer m’sieur l’prêtre. » — « Vous ne m’ennuyez pas, dites-moi. » lui avait-il répondu en dissimulant au mieux la lassitude que la question à venir laissait présager.
« C’est que je m’demandais ce qu’un homme tout de foi comme vous, il va faire dans c’coin perdu. » Brave Gregor. C’était en fait une excellente question. « Nous avons lieu à être là où chaque âme peut se trouver. » Le jeune homme avait un peu haussé les épaules, et pensait simplement enchaîner sur la raison précise de sa venue. Mais en voyant le regard confus de son interlocuteur, il se reprit. Il en faisait sûrement trop. « Enfin, le regard des Eternels ne se pose pas que sur les villes — heureusement d’ailleurs. Il y a bien plus de personnes qui vivent hors de celles-ci, et qui ont le mérite de leur permettre de subvenir à leurs besoins. »
« Oh ! Alors vous vous installez dans la région m’sieur l’prêtre ?! » Ce disant, le cinquantenaire s’était redressé sur son bout de chariot, manifestement ravi de la nouvelle. Agon, lui, avait esquissé un mouvement de recul léger devant tant d’enthousiasme, ne pouvant réprimer un regard interloqué ou retenir une mâchoire pendante. « Eh… je… non. Je le crains… Gregor. »
« Le Sanctum est encore jeune… et l’univers vaste. Nous ne pouvons pas encore nous le permettre. Non, je suis ici pour une affaire de… dispute. Trois fermiers, qui se feraient la guerre depuis quelques semaines. »
Idiot qu’il avait été de ne pas aborder le sujet plus tôt ! Les deux hommes pouvaient apercevoir au loin les toits de chaume du village, qu’Agon découvrait à peine que celui-là même avec qui il avait échangé pendant des heures pouvait le renseigner sur l’affaire… s’il avait envie, intérieurement, de se frapper la tête contre le chariot avec plus de ferveur qu’il ne pouvait en avoir pour les Eternels (il réalisait, de fait, que ce sujet de discussion lui aurait épargné tous les autres), il fallait qu’il conserve, de façade, une certaine contenance.
Bien que ses propres terres soient plus loin à l’Est, Gregor avait donc d’ores et déjà entendu parler de ce petit feuilleton campagnard — il fallait dire que quelques jours auparavant, on avait apparemment mis le feu aux écuries de l’une des fermes concernées ! De quoi raviver les passions.
Tout avait commencé il y a trois semaines : il y a, expliquait-il au Prêtre, entre le village de Mornevie et la rivière qui court plus loin au Sud, cinq propriétés. Celles-ci, tenues par cinq familles différentes, et deux d’entre elles auraient commencé à se faire querelle pour un motif obscur. Certains disaient qu’il s’agissait d’un empiètement sur terrain, d’autres que la femme de l’un serait allée avec l’autre — du moins, c’était ce qu’il avait saisi des racontars dont il s’était abreuvé auprès de son épouse, le soir venu.
Se livrant à une guerre aussi déloyale que virulente, les fermiers auraient cependant réussi à traîner en l’affaire un troisième parti — et alors, tout le village se serait enflammé. « Pas en feu hein ! C’est de l’image, vous voyez ? C’est que c’est une petite dame vraiment gentille. »
Car oui, même Gregor Martigan connaissait Marguerite Givry. La femme, d’un certain âge maintenant, possédait un grand terrain longeant la rivière : s’il avait été pleinement exploité fut un temps, elle n’avait plus la force de s’en occuper, ni les ressources pour payer une main d’oeuvre. Marguerite s’était faite connaître pour les fleurs qu’elle cultivait — certaines de variétés inédites — et pour son accessibilité. Malgré le fait qu’elle ait été très prisée par les dames de la Cour, qui réclamaient ses créations et étaient prêtes à les payer fort cher, elle avait su rester ouverte aux demandes et aux moyens des petites gens des environs. D’ailleurs, elle avait elle-même fait les compositions florales pour le mariage de son fils, l’année passée. Une merveille, assurait-il !
Non vraiment, c’était en la prenant à partie que les Bourget et les Arsenault avaient réussi à s’attirer les foudres du petit village. Ceci étant assuré, le paysan ne savait pas renseigner vraiment plus Agon. Tout le monde parlait de cette affaire, mais lui était plus amoureux de ses carottes que de ces histoires — et même s’il écoutait sa femme, ses paroles étaient comme l’alcool pour un ivrogne au lendemain d’une douce nuit de laisser-aller : si l’un ne pouvait se souvenir combien de verres il avait ingurgité, l’autre ne savait se souvenir de toutes ces petites choses, importantes ou ridicules, qu’on lui avait forcé dans les oreilles.
Avec une certaine ironie, le village de Mornevie n’était pas si morne. Et si proche du château, il était peut-être même incroyablement développé — il y avait là, une boulangerie, une auberge accueillante, un atelier de couture et un autre de ferronnerie ; il y avait aussi cette place dégagée sur laquelle s’installaient quotidiennement pêcheurs et chasseurs, artisans plus modestes, afin de pouvoir vendre le produit de leur travail. Les petites maisons se serraient contre ce coeur battant, vieilles bâtisses dont les pierres des fondations se creusaient avec le temps, soutenues par d’imposantes poutres de bois sur lesquelles courrait un lierre vivace. Elles avaient toutes ce petit charme rural, uniques mais pourtant semblables.
Une bâtisse plus imposante se distinguait, toute faite de pierre — seul toit de tuiles plates pour un village aux toitures d’un savant assemblage de blé, seigle, roseaux, genêts et bruyères. Là, il l’apprendrait, la communauté se réunissait lorsqu’il y avait lieu de le faire. Collectes d’impôts, conseils de village, jugements ; en hiver, les marchés s’y tenaient, et toute l’année durant, on y célébrait les fêtes qui rythmaient la vie du royaume.
Un hameau respirant la vie, qui ne laissait à Agon que l’impression d’un patelin perdu. Le toit de chaume n’était plus une nouveauté pour lui, il en avait déjà vu sur les édifices les plus vieillissants de la ville qui entourait le château du Roi Stéphane. Les champs, il s’était déjà pris à les contempler dans ses premiers jours au Domaine. Passé ces considérations, il ne voyait que quelques pavés et des maisons miteuses. Un regard aussi désenchanté qu’il l’était de se trouver là. Gregor Martigan l’avait laissé seul face à sa tâche désormais, et il ne savait réellement par où commencer. Un peu à l’écart des maisonnées, il saluait de la main ce brave paysan, son sourire s’effaçant à mesure que l’homme s’éloignait sur son vieux chariot. Il lui avait laissé un panier de carottes sur lesquelles s’accrochait un peu de terre sèche, et dont il n’avait aucune idée, non plus, de ce qu’il pourrait en faire.
Tout ça commençait très bien.
Agon prit le temps de se pincer l’arrête du nez en fermant les yeux. Hors de question de passer plus de temps que nécessaire ici. Il irait au village, se renseignerait sur les trois paysans de son malheur, et tenterait de s’entretenir avec chacun d’eux ce jour. Il pourrait cerner un peu leurs attentes, confronter pour lui-même leurs points de vue et… espérer avoir un éclair de génie. C’est que le jeune homme avait plus souvent été de ceux qu’il fallait questionner, que de ceux qui s’enquéraient des réponses. La perspective même de devoir s’essayer à l’exercice lui laissait un mal de crâne lancinant. La suite ne l’aiderait sûrement pas.
A peine arrivé sur la place, il remarquait les regards posés sur lui. Certains timides, d’autres heureux — quelques-uns plus hostiles. Il remarquait la présence de deux hommes en armure dont il avait aussi attiré l’attention. Agon se fendit d’un sourire chaleureux, bienveillant. Un sourire qui ne traduisait en rien le malaise qu’il ressentait. Non, il n’était pas quelqu’un de timide. Il n’était pas quelqu’un de si aisément impressionnable. Mais quelque chose s’était suspendu quand il avait mis un pied sur cette place, et le fait d’être à l’origine de l’évènement ne lui plaisait guère.
Souvent, lorsqu’il avait été attendu de la sorte, les choses n’avaient pas été pour le mieux. Il sentait déjà ses mains se refroidir alors qu’il les joignait avec une inclinaison de tête respectueuse pour une jeune femme qui avait croisé son regard — son sang filait déjà vers ses jambes, réflexe de fuite. Ces gens n’avaient tout simplement jamais eu un prêtre de Sanctum venu en personne chez eux. Lui, avança d’un pas tranquille vers l’auberge, saluant les plus courageux dont les langues se déliaient. Certains le guettaient juste, d’autres plus téméraires s’étaient avancés pour lui serrer la main — et les questions que ce brave Gregor lui avait posées revinrent et revinrent sans cesse. Il croyait atteindre les portes de l’auberge, il lui semblait presque avoir atteint le comptoir de bois ! Douce illusion. Un prêtre de Sanctum ? Pour la première fois ici ?
Il fallait bien qu’il découvre le village !
Des heures, à marcher, à saluer, à sourire, à parler, à plaisanter, à philosopher, à écouter de la musique, à admirer l’architecture si respectable de leur Grand Hall ! Certaines de ces activités auraient pu, dans un autre contexte, lui être tout à fait agréable ; mais le surplus d’attention et la concentration qu’il devait encore mettre dans son office, de crainte de faire un mauvais pas, lui laissait un goût amer.
Amer… c’était aussi le seul mot qu’il trouvait pour décrire l’espèce de soupe infâme qu’on lui avait présenté en spécialité communale.
Mais il avait fini par atteindre le comptoir, il avait fini par monter les marches menant aux chambres et il avait tourné la lourde clef dans la serrure ! Il avait passé cette porte, et avait entendu le bruit de la libération. Un claquement, bois contre bois. Il avança jusqu’à la couche rudimentaire qui lui servirait de lit — ce que l’auberge avait de plus confortable ne lui évoquait que le plus misérable des matelas sur lequel il avait dormi jusqu’alors. Il ne réalisa qu’une fois prêt à s’écrouler qu’il tenait encore fermement le panier de carottes sales dans la main. Il fallait qu’il se reprenne, c’était soir de fête ce soir.
Une fête rien que pour lui, il se devait bien d’être en forme. L’idée lui arracha un sourire amusé.