Les choses s’étaient passées en ce jour sans doute trop facilement pour que ce jeu puisse continuer éternellement ainsi. Tandis que Death avait quitté la pièce et s’était empressé d’annoncer la nouvelle aux gardes précédemment mis en place par nos soins, j’étais restée quelques temps dans la chambre de la défunte princesse. Je ne regrettais pas cette jeune femme ni son aura ténébreuse, je ne regretterais sans doute pas non plus sa manière de gouverner la Coalition, rien dans sa disparition ne devait me rendre maussade. Quelque chose me préoccupait cependant, convaincue que les choses étaient allées beaucoup trop rapidement, et que ce faisant, nous nous retrouvions tous deux exposés à de plus grands dangers. En vérité, je me fichais pas mal de ce qui pouvait arriver à Death, mais maintenant que je me trouvais à la tête d’un monde, celui-là même qui avait été pendant de nombreuses années la résidence de la Princesse, la responsabilité de ce qui s’y passerait sous la Coalition Noire, me revenait. Quelques heures plus tôt, je n’avais qu’une chambre de bonne dans laquelle je pouvais à peine faire trois pas. Désormais, je pouvais décider du sort de toute chose sous mes yeux et de tout mobilier vivant de ce château. Consciente de ce fait et décidée à ne pas montrer mes doutes face aux autres, afin de ne pas leur donner des idées de rébellion, je quittai enfin les lieux.
Les nouvelles annoncées par Death, ses proclamations, arrivèrent rapidement à mes oreilles. J’entendis les circonstances du décès de la princesse qu’il avait inventées afin de couvrir notre méfait. Mais à l’évidence, n’importe qui réfléchissant plus d’une minute et prenant la peine de se rendre dans la chambre de la souveraine, se serait rendu compte qu’il n’y avait aucun corps, aucun meurtrier de la princesse, contrairement à ce qu’avait prétendu notre nouveau chef. Et de fait, c’était ainsi que se passaient les choses à la Coalition, j’avais entendu bien des histoires sur le passé de ce groupe et le passage de pouvoir d’une personne à l’autre. La suprématie avait toujours été prise de force et par le meurtre du précédent chef. Et qui, en vérité, se souciait de la Princesse et du sort qui lui avait été réservé, qui allait remettre en question les révélations du nouveau commandant de la Coalition ? Qui oserait ? Non, personne à la Coalition ne contredirait Death, comme personne ne pourrait croire véritablement à son histoire de Sanctum. Et c’était acceptable. Nous étions les officieux meurtriers d’Ariez.
Je croisai à plusieurs reprises des gardes qui inclinèrent la tête devant moi, reconnaissant de ce fait mon autorité, et ne semblant a priori pas perturbés par cette nouvelle annonce. Plus j’y pensais, plus cela me semblait logique. Il y avait bien longtemps que Death avait pris d’une certaine façon le contrôle sur la Coalition et ses hommes. Très peu d’entre nous avaient encore à faire avec la Princesse, très peu d’entre nous la connaissaient. Death était leur chef. Mon statut à moi, était encore bien mystérieux, si ce n’était celui de l’avoir assisté à plusieurs reprises. Je savais, pour ma sécurité, que je ne pouvais me baser uniquement que sur les promesses de Death, un homme sans scrupule. Les choses allaient devoir changer.
Et d’ailleurs, sa première promesse, celle de me laisser le Château dans lequel nous avions commis la trahison était déjà mise en péril par sa propre attitude. Quelques heures plus tard, on me fit savoir que le chef était encore présent sur place et se restaurait dans la salle de réception. Je fus à la fois irritée et amusée par ce petit caprice. Mais de fait, c’était lui le chef, et il pouvait venir à son gré ici. Aussi, ne cherchant pas sa compagnie en ce jour, je décidai de le laisser manger seul. Il faisait très ouvertement la fête, et même si nos actes allaient être le secret le plus mal gardé de toutes les terres de la Coalition, cette manière d’afficher sa joie était pour moi terriblement arrogante, à l’image de sa personne. Il n’avait qu’à festoyer tant qu’il voulait, il finirait par partir, et ce serait très bien ainsi, très bien pour moi.
Ma réflexion fut soudainement interrompue en pleine inspection du château par un garde qui à l’évidence devait me chercher depuis quelques temps, puisqu’il sursauta quand il m’aperçut et courut vers moi. Je pris les devants.
-Que se passe-t-il ?
-Madame, Death vous demande d’urgence dans la salle de banquet.
Ce nouvel ordre et l’expression du garde me laissèrent perplexe et inquiète. Que me voulait-il déjà ? Avait-il déjà changé d’avis en ce qui me concernait ?
-Vous a-t-il dit à quel sujet il me convoquait ?
-J’y venais Madame. Il se trouve que nous avons un intrus dans le château, un homme non identifié, a priori très puissant et menaçant. Il a réclamé une audience au chef, et c’est ce que Death a décidé de faire en l’invitant à son repas. Il a aussi fait appeler une multitude de gardes non loin de lui, au cas où, mais il demande à ce que vous veniez.
-C’est évident.
Comme je m’y attendais, il était impossible que nous ne rencontrions aucun obstacle en ce jour. Je n’ignorais pas que l’événement avait été médiatisé. Et voilà que venait la rançon de la gloire.
Pressant le pas, je me rendis là où j’étais conviée, laissant loin derrière moi le garde qui était venu m’avertir. Quand j’atteignis les portes derrière lesquelles se trouvaient une dizaine d’hommes, je leur demandai de s’écarter.
-En sait-on plus sur l’homme ?
-Non Madame.
-N’intervenez surtout pas, à moins qu’on vous appelle.
J’ouvris la porte avec le plus d’assurance dont je pouvais faire preuve et fermement décidée à ne pas laisser les choses m’échapper. La discussion dans laquelle je fis irruption me sembla suffisamment sérieuse que pour que je ne me manifeste pas directement. Je les laissai un instant discuter. Le visage de l’inconnu m’était inconnu, c’était un jeune homme blond, habillé de noir, apparemment sûr de lui. Il ne semblait pas le moins du monde préoccupé par la situation dans laquelle il se trouvait, il était comme… serein. Et Death le voyait, lui aussi, il ne le sous-estimerait pas.
Je finis par entendre le nom de l’homme de la bouche de Death, un nom qui ne m’était pas inconnu, un nom plutôt renommé de par les mondes, un nom associé à celui de la Lumière. Quelle ne fut pas ma surprise quand j’appris qu’il était également associé à Ariez. Car non, Death, tout le monde à la Coalition n’était de toute évidence pas au courant de cette entente.
Toujours aussi à l’aise, Roxas ne sembla pas dupe lorsqu’il évoqua la tragique disparition de la Princesse. Puis, il passa aux choses plus sérieuses quand il expliqua la raison de sa venue, moment qui me décida à enfin entrer en scène. Je fis un pas en avant.
-En vérité, la jeune femme que vous connaissiez n’était plus que l’ombre d’elle-même. Et tout sans-coeur puissant qu’elle était, ses ténèbres l’avaient rendue plus vulnérable que vous ne semblez le croire, face à un homme armé de sa seule lumière.
Dans mes paroles, je ne mis aucune vigueur, je n’essayais pas véritablement de le convaincre, je désirais uniquement continuer à jouer le jeu et lui faire comprendre que nous n’étions pas véritablement inquiets à l’idée qu’il y ait un doute sur notre version. C’était la seule version qui devait compter à la Coalition, point final.
-D’ailleurs, vous ne devez pas ignorer que c’était une jeune femme à la constitution plutôt fragile. Enlevez-lui ses invocations et il n’en reste… plus grand-chose.
Il y avait peu de subtilité dans mes paroles, je me contentais uniquement d’informer ce jeune homme que son ancienne alliée n’était pas aussi invulnérable qu’il y paraissait. Elle aurait du savoir qu’à la Coalition Noire, groupe qu’elle avait elle-même pris à son précédent chef, ceux qui étaient proches de soi étaient ceux qu’il fallait surveiller en premier.
Je fis demi-tour et me dirigeai vers la porte pour congédier les gardes qui mirent du temps à réaliser l’ordre que je venais de leur donner. Quelque chose me convainquait que derrière cette silhouette plutôt commune et cette assurance hors du commun, se cachait effectivement quelqu’un qui ne devait pas avoir peur d’une petite troupe de gardes. De plus, sa réputation n’était plus à faire. Il était préférable d’accéder à sa requête en écartant les oreilles indiscrètes.
Quand je revins vers eux, je me montrai de nouveau décidée à m’imposer d’une manière ou d’une autre.
-Permettez-moi de…
Je m’assis à table sur un siège qui faisait face à celui de l’invité, je décidai de ne pas toucher à la nourriture, étrangement troublée à l’idée que celle-ci soit empoisonnée.
-… me joindre à vous.
Une expression neutre avait pris place sur mon visage, très ponctuellement marquée d’un léger sourire entendu. Je tournai mon regard vers Death, et comme si nous parlions entre amis d’une chose totalement anodine, je m’adressai à lui.
-Qu’en pensez-vous Death ? Pourquoi ne pas prolonger cette relation de confiance que cet homme a mis autant de temps à construire avec notre Coalition ?
Il n’y avait pas de confiance possible avec cet être qui avait trahi les siens et qui continuerait de le faire, pas plus qu’avec l’homme qui dirigeait à présent la Coalition. Et pourtant, c’étaient avec des êtres comme eux ou personne qu’une alliance était possible, ce serait ça ou une guerre perdue.