[mini-série]

La nuit porte conseil, parait-il. Cette nuit-là, je bouillonnais intérieurement. Cela faisait des mois déjà. Et rien. Pas une nouvelle, pas un message. Vesper Earl m’avait oublié. Déjà les souvenirs de ce jour en Terre des Dragons étaient moins précis, je n’étais même plus certain de me souvenir de ses traits, de son expression quand elle avait hésité. Cette mince hésitation m’avait donné de quoi espérer pendant quelques temps, et je m’en étais contenté. J’avais attendu.

<<  Pour rien. >>

Je me retournai une énième fois dans ce lit. J’en avais assez. Assez d’attendre, de passer les nuits à espérer qu’un message serait là au réveil, d’elle pour moi. Le messager attendait un message. Mais quel con, me disais-je, une fois de plus. Je ne pouvais m’empêcher de lui en vouloir, de faire de moi son jouet, son pantin. Je ne pouvais m’empêcher de me sentir comme un chien dont personne ne se souciait, ou du moins pas comme je l’aurais souhaité.

La décision fut prise en quelques secondes. Je me levai brusquement, rejetant la couverture à terre. Il ne me fallut pas plus longtemps pour me vêtir le plus simplement possible, juste de quoi affronter le vent frais d’une nuit printanière. La porte de l’appartement claqua, et j’avais disparu.

Je sortis dans la rue. Il faisait encore nuit noire mais je n’avais pas la moindre idée de quelle heure il était.

<< Quelque chose comme… deux heures du matin. >>

Ca n’avait plus vraiment d’importance, ma seule idée était de faire passer un nouveau message. Je resserrai le col de ma veste quand je sentis le vent s’engouffrer en moi. Il fallait que je me dépêche. Alors je courus, je courus à en perdre l’haleine, à ne plus savoir quoi penser, ni pourquoi j’étais sorti. En arrivant devant la guichetière, j’étais tellement paumé que je ne savais même plus quoi demander. Elle sembla d’ailleurs surprise de me voir. Comme si j’étais le seul à prendre un transport aussi tardivement.

<< C’est pour quoi, M’sieur ? >>
<< Un… un billet. >>
<< Mais pour où, M’sieur ? >>
<< Pour le village, celui près du… Château… Celui de la Coalition. >>

Elle m’observa incrédule. J’insistai du regard, elle comprit que j’étais sérieux. Elle me sortit le ticket et me laissa partir sans ajouter rien de plus, sans même me dire quand passerait le prochain transport.

Une demi-heure, c’est le temps que je dus attendre pour voir arriver un omnibus qui ferait plusieurs arrêts, dont un au village que je devais rejoindre. Nous fûmes trois à grimper dedans. J’imaginai sans peine être le seul à me rendre au village, étant connu pour être sous le joug de la Coalition.

En effet, quelques dizaines de minutes plus tard, le vaisseau s’arrêta à Illusiopolis et toute une bande de gens louches sortit du transport, me laissant seul avec une petite vieille endormie dans son siège. Pour moi-même je murmurai à moitié amusé.

<< Je parie qu’elle a raté son arrêt. >>

Il fallut encore un peu attendre pour arriver à destination. Quand le vaisseau s’immobilisa, je m’approchai de la sortie, me préparant à le quitter en vitesse. Et puis, ce fut mon seul moment de doute. Qu’est-ce que je foutais là ? Pourquoi ? Pour m’humilier ? Pour essuyer un nouveau refus ? Et si je lui faisais encore plus peur ? Et si…

Trop tard, mes pieds étaient sortis. Et je sentis la bise, un vent bien plus frais que celui du Jardin Radieux, s’abattre sur moi.
<< Tant pis, je fonce. >>

En moins d’une minute, je me trouvais en dehors de la station, dans un lieu que j’avais eu l’occasion de voir quelques années auparavant, en cette soirée étrange. Je ne pris néanmoins pas le temps d’être nostalgique, d’y penser, craignant que ça ne ferait qu’augmenter mon doute. Je me décidai à avancer, me souvenant très bien de la direction à prendre pour rejoindre le Château.

<< Hey ! Toi ! >>

Mes épaules se relevèrent, comme pour me protéger de cette voix qui venait de gronder sur ma personne. Je me retournai, craignant le pire. Et… c’était le pire. Je reconnus immédiatement deux hommes, vraisemblablement des gardes en patrouille. Où avais je la tête ?

<< T’es pas du coin, qu’est-ce que tu fiches ici ? >>

Décidant d’être convaincant dans ma réponse, je pris une profonde respiration et fis preuve de toute l’assurance dont je disposais.

<< Je suis venu voir quelqu’un. >>
<< Quoi ? Si tard ? C’est pas l’heure des visites, mon gars. >>
<< Je ne savais pas qu’il y avait des heures de visite. >>

Je les défiai du regard, leur faisant comprendre que j’étais jeune, oui, mais pas stupide.

<< Bon. Et qui tu viens voir ? >>
<< Quelqu’un qui travaille pour la Coalition. Elle vit au Château. >>

Ils émirent un rire entendu, ne semblant pas trop croire à mon histoire.

<< Bah ! On la connaît peut-être, c’est qui ? >>
<< Vesper Earl. >>

Ils se redressèrent immédiatement, prêt à toute éventualité. De toute évidence, oui, ils la connaissaient.

<< Et qu’est-ce que tu lui veux à Mademoiselle Earl ? >>
<< Lui parler ? >>
<< T’as vu l’heure qu’il est, mon gars ? T’es con, ou quoi ? >>
<< Je m’en fiche. Il faut que je lui parle. C’est urgent. >>
<< Et au nom de quoi on te laisserait passer ? >>
<< Parce que si vous lui dites demain que vous avez attendu pour m’amener à elle, elle vous le fera regretter, payer, souffrir, tout ce que vous voulez. >>
<< Tu te prends vraiment pas pour de la merde, mon gars. >>
<< Je vous le jure. >>
<< Ta promesse n’a pas de valeur. On ne te connait pas, t’es qu’un foutu étranger. Tu viens d’où, d’ailleurs ? >>

Une nouvelle hésitation me vint à l’esprit. Qu’allais-je dire ? Je décidai d’y aller franchement.

<< Du Jardin Radieux. >>

L’instant d’après, je me retrouvai menotté et maintenu par le bras ferme d’un des gardes. J’essayai bien de me défendre, ne sachant plus à quoi m’attendre désormais.

<< Il faut vraiment que… >>
<< Tais-toi mon gars. >>
<< Mais je ne viens pas pour… >>
<< Tais-toi, que je te dis. >>

On me fit monter dans un attelage recouvert de toile, duquel je ne pourrais pas voir vers où on allait m’emmener. J’eus néanmoins le mince espoir qu’on m’amenait à elle. Un garde resta assis à côté de moi, tandis que l’autre sembla s’en aller. Après quelques instants, j’entendis quelques voix inaudibles.

Dix minutes plus tard, l’attelage s’était mis en mouvement. Je regardais le garde à côté de moi. Il ne résista pas à l’envie de se moquer de moi.

<< T’es vraiment cinglé. Tu sais pas ce qui va t’arriver. >>

Le voyage dura un certain temps, et plus ce temps s’allongeait, plus j’avais espoir qu’on m’amenait au Château, m’approchant un peu plus de son refuge. Quand le tout s’immobilisa, j’entendis des pieds sauter à terre et s’éloigner de nous. Un grincement ensuite. J’étais presque certain qu’il s’agissait du fameux portique du château.

<< Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? >>
<< Tu te tais, et tu attends. >>

Les minutes furent longues, comme s’il s’agissait d’heures. Ma gorge se serrait, parce que non content d’avoir pris ce risque, j’anticipais avant tout une éventuelle rencontre. Après une longue attente, nous pûmes enfin entendre des pas se rapprocher et puis des voix s’élever dans la nuit.

<< Vraiment désolée, Mademoiselle, de vous avoir réveillée.Mais on s’est dit que… vu qu’il parlait de vous, il valait mieux vous laisser décider et vous en charger quoi. Et puis on est là si jamais, et si vous voulez qu’on s’en débarrasse, vous le dites. Je connais un coin, pas loin d’ici, c’est pas mal pour se débarrasser des corps… >>
<< C’est bon, Monsieur Privett. Je vais m’en charger. >>

Cette voix, c’était la sienne. J’en étais certain. Je me levai brusquement mais fus forcé de me rasseoir lorsque le garde m’accompagnant me pressa le bras lourdement. Ne faisant pas le poids en terme de puissance, je me rassis. Elle apparut soudain devant la sortie de l’attelage. Il faisait sombre mais la lanterne que tenait l’autre garde derrière elle, me permit de la détailler. Elle portait une robe fine et légèrement ample descendant presque jusqu’à ses chevilles, vraisemblablement une robe de nuit. Un long gilet en laine recouvrait ses épaules et son bustes, elle avait sans doute du l’enfiler à la hâte. Je compris qu’elle devait certainement dormir quelques minutes plus tôt, puisqu’elle mit un temps pour me reconnaître. Mais quand ce fut le cas…

<< C’est bon Messieurs, je m’en charge. >>

Un silence s’abattit. Elle évita mon regard après m’avoir accordé une seconde d’attention.

<< Vous vous en… chargez ? >>
<< Oui, je vais me charger d’amener ce jeune homme à l’intérieur, et de l’interroger comme il se doit. >>
<< A cette heure ? >>
<< Oui. >>
<< Vous… vous êtes sûre ? >>
<< Vous me l’avez bien amené pour que je m’en charge, non ? Eh bien, je m’en charge. Enlevez-lui les menottes, je pense être en mesure de le gérer. >>

Les deux gardes s’exécutèrent, tandis que je l’observai, sans rien dire. Je n’avais plus qu’une hâte, qu’ils partent. Elle était là, celle que j’avais attendue. Elle se tenait impassible, devant mes yeux, comme si nous ne nous étions jamais vus. Sa fermeté ne fit que m’impressionner un peu plus, voyant avec quelle facilité elle pouvait mener ces hommes.
Je finis par descendre de la charrette et attendis qu’elle s’éloigne avec les gardes pour me retourner vers la silhouette si proche de Vesper Earl. Elle finit par émettre un soupir, comme dérangée par ma présence.

<< Je n’aurais jamais pensé que… Que fais-tu ici, Maxence ? >>

Maintenant que la lumière avait quitté les yeux, il n’y avait plus que la lune pour nous baigner de lumière. Cela aurait pu être émouvant, si je n’avais pas eu cette désagréable impression qu’elle n’avait aucune envie de me voir. J’avais espéré qu’elle serait heureuse et qu’elle montrerait une pointe d’enthousiasme. Mais non. Toutes mes résolutions, toutes les choses que je m’étais répétées intérieurement, tous les discours préparés, rien de tout cela ne répondait à une telle question. Ma voix se manifesta enfin, fébrile.

<< Il… fallait que je te voie. >>

Ce fut comme un soupir dans la nuit, je ne croyais plus en rien.

<< Tu as pris de gros risques, bien trop gros. Le garde m’a expliqué la situation. Imagine s’ils avaient… décidé de s’occuper de toi directement. Ca leur arrive, tu sais ? >>
<< Ca t’aurait fait quelque chose de l’apprendre ? >>
<< Je ne vais pas m’abaisser à répondre à ça. >>

Un bien plus grand mur venait de se dresser entre elle et moi. Apparemment, elle n’appréciait pas que je la mette au pied du mur. Je pouvais voir ses traits s’endurcir, me juger avec sévérité, alors que je ne voulais que les adoucir, les embrasser.

Alors, elle s’éloigna de moi, se remettant en marche vers le Château.

<< Qu’… qu’est-ce que tu fais ? >>
<< Eh bien, je fais ce que j’ai dit. Je t’amène au château, pour t’interroger comme il se doit. >>

Comme un enfant, je l a suivis, un petit mètre nous séparant. Je n’arrivais pas à croire que je m’apprêtais à entrer dans cette demeure, celle où devait se cacher en ce moment la Princesse de la Coalition. Pourtant, je ne pouvais regarder autour de moi, je ne voyais que ses cheveux noirs glisser sur ses épaules et le long de son dos. A cette distance, je pouvais même sentir son odeur, douce et fleurie, contrairement à l’apparence qu’elle voulait se donner. Nous pénétrâmes dans le hall, que j’inspectai quelques secondes afin de voir si je courais le moindre risque. L’atmosphère était pesante, certes, mais il n’y avait personne. Nous continuâmes donc à marcher, toujours silencieux.

Nous finîmes par rejoindre un couloir plus modeste, moins majestueux, vraisemblablement destiné aux domestiques. La jeune femme finit par s’ y arrêter devant une porte. Elle entra et se tourna vers moi dans le cadran de la porte, comme pour m’inviter à entrer.

<< Où sommes… ? >>
<< Voilà, tu es chez moi. >>

J’avais devant moi une petite chambre, plutôt bien rangée. Il n’y avait pas beaucoup de place. Tout juste de quoi mettre un lit simple, une penderie et un bureau, et puis de quoi faire deux pas. La jeune femme se glissa contre moi, ce qui me surprit un premier temps, jusqu’à ce que je réalise qu’elle fermait la porte. Elle s’éloigna ensuite, enfin, autant que cela était possible dans cette chambre.

<< Si ça t’intéresse, il y a plus de place dans les cachots… >>
<< Tu… tu veux me mettre aux cachots… ? >>
<< Non, je… je disais ça pour faire la conversation. >>
<< Je… >>
<< Alors, maintenant que nous sommes ici, me diras-tu pourquoi tu es venu ? >>
<< Il fallait que je te voie… >>
<< Pourquoi ? >>
<< Tu ne m’as… Tu ne m’as jamais plus… contacté. >>

Elle hésita quelques instants. J’étais certain qu’elle avait déjà du imaginer cette conversation une centaine de fois, mais elle hésitait encore.

<< J’ai pensé que c’était… préférable, qu’il valait mieux laisser le temps faire son oeuvre. >>
<< Le temps… >>

Je ne pus m’empêcher d’émettre un rire moqueur.

<< Le temps n’a rien pu faire pour moi. >>
<< Alors tu es venu ici. >>
<< Oui. >>
<< Et qu’espères-tu ? >>
<< 34. >>
<< 34 ? >>
<< C’est le nombre de fois que je pense à toi par jour. Quand j’arrive à ce nombre, je sais qu’il est temps pour moi de renoncer, que tu ne viendras pas aujourd’hui, que je ne recevrai pas de message de ta part. >>

Le visage qu’elle afficha ensuite n’avait plus rien de la jeune femme froide que j’avais aperçue quelques instants plus tôt. Je m’approchai d’elle. Elle recula, s’arrêtant dos contre la porte, comme apeurée. Je saisis ses épaules de mes deux mains, doucement, mais sûrement et l’observai quelques instants, espérant que le temps « ferait son oeuvre ». Nos visages étaient suffisamment proches pour que ma respiration fasse trembler quelques cheveux tombés sur son visage.

<< Tu me possèdes. >>
<< Je… >>
<< Ne disparais plus jamais, Vesper. >>
<< Non, je… Jamais. >>

Son expression avait changé. Ses yeux traversèrent mon âme pour prévenir mon être qu’elle avait peur, mais qu’elle disait vrai. Sans plus penser à ce que j’avais prévu de dire pour la convaincre, mes lèvres se pressèrent contre son front, l’embrassant légèrement, et sentant son souffle dans mon cou. Attirées par ce petit vent frais, ma bouche descendit sur sa tempe, l’embrassant elle aussi, et puis sur ses joues, pour finir sa course à proximité de sa bouche. C’est le moment que je choisis à nouveau pour ouvrir les yeux, voyant ses lèvres tremblantes, et fragiles. Animé par le désir de les apaiser, je posai les miennes, d’abord délicatement, sur les siennes. Encore une fois, elle ne me rejeta pas, répondant en exerçant une légère pression.  Puis, je les retirai à un centimètre des siennes, guettant sa réaction, me torturant en refusant de poursuivre. Sans hésiter, elle fit frôler ses lèvres contre les miennes, comme si elle les caressait langoureusement.

Toutes mes sensations, mes envies, se propageaient dans mon corps comme une onde régulière au rythme accéléré de mes battements de coeur. Je me forçais à retenir les pulsions qui m’accablaient, mais finis par leur laisser un peu de terrain lorsque mes mains montèrent près de sa gorge pour la caresser doucement. La douceur de ses lèvres ainsi que de sa peau sous mes doigts me fit tressaillir. La sentant frissonner et chanceler, je les fis redescendre timidement à hauteur de son gilet et passant quelques doigts en dessous, je le fis glisser le long de ses bras pour l’entendre s’échouer à nos pieds.

Comme si elle avait perdu un peu de sa défense, Vesper se retira de mon étreinte et m’observa quelques instants. Mais ce fut de ma bouche que les mots sortirent.

<< Choisis-moi. >>

L’instant d’après, elle saisit mon visage et l’amena contre le sien pour l’embrasser, avec plus d’insistance cette fois, comme si elle m’invitait à laisser courir ma passion. Nous étions ébranlés, dénués de toute certitude. Et pourtant… Devant nous, quelques heures encore pour aimer.