La terre se tordait, noueuse et souffreteuse, dans des angles impossibles, et hurlait sa douleur en rejetant sa haine : incapable de garder le secret sur sa souffrance et son malheur, elle se perdait en blessures qui suitaient un enduit noir s'étendant comme une plaine déserte à travers l'horizon. Tout semblait avoir brûlé, et le sol, recouvert de suie, restait là comme seul vestige d'un incendie ayant tout emporté.
« Arrête-toi, Théia. Nous sommes arrivées. » Yeul lui sourit faiblement et son regard se perdit dans l'immensité vague des fermes désolées. La vie l'avait progressivement quittée, et ne se manifestait plus que par la présence éparse de quelques rares curieux, attirés par le paysage irréel qui s'offrait à leurs yeux. La prêtresse et sa suivante, chargée de l'accompagner dans ses déplacements ce jour précis, n'étaient en rien différentes d'eux : elles s'étaient déplacées dans l'unique but de vivre l'instant de pourriture subite que subissait depuis quelques temps le sol désormais anthracite des environs de la Montagne Interdite. Perdant sa vue dans ces contrées maudites, l'adolescente ressentait, au travers des tourments de la terre, une réminiscence de sa propre croix, une redite presque ironique de ses errances sans foi. «Je la sens, cette douleur, qui fleurit en nervures affreuses sur ma peau à vif -elle brûle chaque parcelle de ma peau, de mes boyaux, de mes os : elle me consume, me dévore, et elle s'étend, elle s'étend sans s'arrêter, elle ne veut pas s'en aller, elle me mange, elle m'arrache, elle me triture, elle me tache : je le vois, ce feu qui mâche ma moelle, qui l'avale, qui s'en repait puis s'en va m'encore voler, me dérober ma vie, encore, toujours, comme une maladie »
« ... Votre Sainteté ? » Surprise, la Sibylline s'anima d'un sursaut bref, et revint brusquement à sa réalité. Elle était incapable de quitter des yeux le spectacle qui se déroulait pour elle, rideau levé depuis seulement quelques minutes : la pourriture vivait, et se mouvait faiblement comme une une masse visqueuse rampant jusqu'à sa proie -elle se traînait, en force inexorable, sans discontinuer, dépassant sans cesse la ligne de démarcation avec les forces vives -qui, à son contact, exsudaient une substance noirâtre à l'odeur de charbon. « Serait-ce l'oeuvre de Maléfique ? » Yeul secoua vigoureusement la tête. « Non. La Sorcière n'est plus apparue ici depuis voilà longtemps. Les années ont passé et ont emporté avec elles la menace du retour de cet infâme vautour. Mais peut-être son dessein a-t-il été repris : cela signfierait alors, que sa terrible flamme brûle ici encore. Mais moi, je veux qu'elle s'éteigne et ne revienne jamais. » Elle cracha son mépris dans un geste de haine, comme pour évacuer un surplus de dégoût qui encrassait ses veines. « Regarde attentivement cette chose et réfléchis... Est-ce que tu penses vraiment qu'elle correspond aux méthodes qu'employait Maléfique ? » « D'après ce que nous savons, non. » « C'est exact. Je n'ai pas connu cette Sorcière, mais il me paraît évident, en mettant en relation les informations à notre disposition, qu'il ne s'agit pas de l'un de ses méfaits. Si elle avait été impliquée dans cette affaire, on ne serait sans doute pas ici à regarder... » Théia hocha la tête en dodelinant. Elle avait été placée sous la tutelle de Yeul et intégrée à son cortège d'apprentis et de prêtres il y a fort peu de temps, mais la prophétesse de Paddra lui trouvait déjà des qualités surprenantes : bien que vive et intelligente, c'était sa soif de voir et d'apprendre qui la rendait si spéciale -alors sa supérieure, en toute logique, avait fait le choix de lui demander de l'accompagner sur le terrain, pour qu'elle puisse s'instruire au devant des choses mêmes. « L'une des nôtres, une certaine Lulu, s'est rendue sur les lieux, et... » « Elle a vu le coupable, n'est-ce pas ? » « C'est exact. Et ce n'est pas Maléfique. »
La gamine se fendit d'un rictus triste, qui passa sur son visage en guise d'expression de son profond désarroi. Au fond, elle était terriblement déçue -elle aurait voulu voir la Sorcière de ses propres yeux, épier ses tentatives de conquête ; mais visiblement, ce n'était pas aujourd'hui qu'elle sortirait du mortel ennui que lui infligeait chaque jour la tâche rébarbative qui lui était échue en tant que membre du clergé du Sanctum. « Mais alors... Qui cela peut-il bien être ? » « Un être mauvais, c'est tout ce que je sais. »
Grande comme un domaine de maître, l'étendue calcinée exerçait par sa grandeur et son étonnante beauté une fascination hypnotique sur la réincarnée. Sa noirceur, terriblement attirante, donnait à l'oeil humain une étrange impression : celle de faire face au seul puit qui n'avait pas de fond. Les gouffres, chez l'homme, provoquent une irrépressible curiosité -imaginez alors l'envie que peut provoquer un singulier trou noir où l'on ne peut tomber !
Et Yeul céda, poussée par l'ennui et par la tentation : au diable donc les précautions ! Personne n'allait l'empêcher d'y aller -qu'ils essaient seulement de l'y récupérer ! On verrait bien qui il faudrait chercher.
Alors, elle fit un premier pas, puis deux, puis trois. Bientôt, quand elle se considéra suffisamment dans le sort enfoncée, la petite prêtresse décida d'y danser : et, sur ses deux jambes boîteuses, elle exécuta trois misérables pas qui lui semblèrent un monde -en Hercule improvisé, elle fit fi de la difficulté et décida fermement que même elle avait le droit de s'amuser -et qu'elle ne ne le pouvait sans une dose de danger. « Regarde, Théia ! » Elle tournait. « Regarde moi ! Oh, ne fais pas cette tête, il n'y a pas de quoi s'inquiéter ! » Emportée par le tournoiement et grisée par cette sensation d'avoir transgressé, elle semblait ne plus vouloir s'arrêter. « Allez, viens ! Tu ne vas pas me laisser toute seule, si ? Froussarde ! » Comme possédée, elle leva la tête vers le ciel sans cesser de tourner, et lui jeta un regard de défi. « Yeul ne plie pas, Yeul ne se soumet pas ! Non, non, non, elle ne se taira pas ! Ma pauvre Etro, admire moi : je ne suis pas ta chose, je ne suis pas à toi ! »
Chaque Yeul est différente -celle ci, on ne peut en douter, aimait beaucoup danser.
« Théia... Nous partons. »
Elle avait cessé de tournoyer.