Il n'y avait que moi et le silence. La beauté d'un lieu sacré plongé dans la brume de l'hiver, et moi. Moi, Mila, l'enfant sale des passions avortées. J'étais ici parce qu'il n'y avait pas d'autre endroit où aller. Je voulais retourner dans les faubourgs, dans notre prison, mais j'avais trop peur pour y aller seule... Alors je suis venue ici, parce que c'est l'endroit le plus calme que je connaisse. Et je voulais briser ce calme insolent. Dans les jardins immenses de ce Consulat d'antan, il y avait des autels, des chemins tortueux, et loin, loin du cercle des tours... Il y avait un cimetière. Des tombes aux stèles ouvragées, des fleurs gelées par le froid et le temps... Il y avait cette rage, cette solitude, celles-là même qui brûlaient mon cœur. Qui les avait abandonnés ? Qui les avait laissés seuls à leur triste sort ? Qui leur avait fait mal au point d'en mourir ? Qui avait pu les laisser souffrir de la sorte ? C'était l'art, c'était ce foutu art, ce monstre insidieux aux apparences trompeuses qui se glisse dans les moindres fissures de votre âme pour mieux la détruire... Et ces Muses qui s'en font les garantes sont responsables de la mort de leurs élus... Muses, quel nom odieusement beau pour des créatures si merveilleusement cruelles ! Il n'y a pas de repos pour les âmes perdues dans la création... Condamnation accueillie avec joie, leurs victimes les remercie, croyant à un cadeau céleste quand il ne s'agit que d'une tragique et funeste destinée... Il n'y a pas de repos pour ceux qui aiment. Et moi, je voudrais seulement m'éteindre, à côté de ces hérauts, je voudrais seulement que tout s'arrête et qu'enfin je puisse fermer les yeux et ne plus penser... Mais je n'ai pas de Muse vers qui me tourner... Je n'ai pas de protecteur aux mains de sangs pour m'accueillir dans ses bras... Je n'ai que la passion... Et quand bien même mon art, mon amour, est partout présent, je suis seule, je n'ai pas de Muse... Dans tous les arts je me retrouve et aucun ne me suffit, je suis la plus seule entre tous, car eux, eux... Ils ont une mère, une sœur, une protectrice. Ils entendent sa voix quand ils rêvent, ils entendent sa voix quand ils se perdent... Mes rêves à moi ne sont que des cauchemars sans fin. Les trois complices des matins du cœur, Erato aux mots d'amour passionnés qui corrompent les plus sages, Polymnie qui de ses chants ensorcelle les naïfs, les menant vers un destin trop pénible, Thalie aux rires sans fins des jeunes amants, qui leur donne l'illusion d'un avenir heureux, Les sœurs du déclin, Clio, insidieuse créature qui nous dévore de ses jalousies au point de regretter le passé, complice de sa sœur éloquente, Calliope, de ses discours impérieux elle enflamme la passion encore jeune, Euterpe qui, de son aulos, joue des mélodies dont la beauté et la passion mènent au drame, Terpsichore et ses danses ardentes du corps qui mènent à la folie... Uranie, même toi la plus étrangère à l'amour, dans les étoiles dont tu es la maîtresse tu abrites les amours à la faveur de la nuit... Et Melpomène... Toi que j'aime entre toutes, ta cruauté est bien la pire. Tu tires un plaisir inhumain des soupirs passionnés des amants ... Ô Muses, est-il destin plus terrible que celui de ne pas être aimé de vous ? Je dois avoir offensé vos desseins pour tant souffrir de votre absence... Je suis consule... Je suis héraut de l'amour et de la passion... Est-ce parce que mon art transperce les limites que vous vous êtes fixées, et que, jalouses, vous avez choisi de faire de ma vie le jouet de votre fortune insidieuse ? Je vous mets au défi de m’écrire une fin plus douce, je vous défie de soulager ma peine et ma souffrance, je vous défie de me prouver que vous n'existez pas dans le seul but de détruire ceux qui ne sont pas vôtres... Et je suis là, dans ce cimetière, seule dans le froid de cet hiver naissant... Et je vois le ciel se déchirer dans un hurlement de foudre et de tonnerre.... Il pleut... Il pleut et mon corps est glacé jusqu'à l'os... Je suis seule, et il pleut... Et le vent me chante des sourires, m'enveloppant de ses bras froids, brisant la torpeur qui m'envahissait doucement... Et le ciel me promet un avenir, versant sur mon corps meurtri ses eaux salvatrices, purifiant mon corps de tous ses vices... J'ai tellement envie d'y croire, j'ai tellement d'espoir et c'est comme si ma rage n'avait plus de sens... Je n'ai plus de larmes, je n'ai plus de douleur, je n'ai que la beauté céleste des caresses de cette nature qui s’éveille dans ce cimetière trop vivant... |