Il s'était écoulé, au bas mot, un mois depuis ma précédente mission pour le Consulat qui m'avait confrontée aux Futuristes. Un long mois qui ne m'avait rien apporté, excepté la désagréable impression d'avoir perdu mon temps. Les jours passaient, et je restais, bien souvent, cloîtrée dans ma chambre, armée d'une plume destinée à batailler contre mon ennui. Pour me montrer tout à fait franche, je ne me sentais qu'en partie dans mon milieu parmi les Consuls. Certes, nous partagions le même amour de l'Art, mais ils étaient tellement différents de tout ce que j'avais connu jusqu'à présent... Il me serait facile de me voiler la face et d'affirmer qu'aucun d'eux n'égalait mon niveau d'éducation, ce que je ne nie qu'en partie, mais l'évidence était telle que je ne peux que l'avouer, je ne parvenais pas à m'y intégrer. N'allez toutefois pas subodorer que je me coupais du monde. Il m'arrivait fréquemment de me rendre au Sommet de l'Art afin de respecter mon engagement auprès de Monsieur Rhapsodos, mais il n'en avait cure. A plusieurs reprises, je suis revenue dans ma chambre furieuse du peu d'attention que l'on me portait, ayant des pensées odieuses envers celui qui demeurait mon bienfaiteur... J'étais contrariée par cette attitude. Bien que depuis mon exil, mon titre n'ait plus de réel sens, j'espérais... non, j'attendais plus de considération. Pendant un mois, Monsieur Rhapsodos et moi-même nous croisâmes donc sans qu'il ne me confie une nouvelle tâche. Si tel avait été mon souhait, j'aurais certainement pu me rendre utile bien plus tôt... Mais il m'aurait fallu pour cela m'adresser à ce peintre qui, en plus de n'être qu'un sous-fifre dont je refusais de recevoir des ordres, ne me faisait pas bonne impression. Ma patience porta toutefois ses fruits, si bien qu'un beau jour je fus invitée à me rendre auprès du Tragédien qui semblait avoir trouvé un moyen de mettre à contribution mes modestes talents.

    Si j'avais été surprise à ma première mission par l'ampleur de la tâche que l'on me demandait d'accomplir, cette nouvelle se révélait bien pire encore ainsi que beaucoup plus dangereuse. Mais accompagnée d'une confiance nouvelle que m'avait insufflée ma précédente victoire, je restais silencieuse en écoutant Monsieur Rhapsodos m'expliquer ce qu'il attendait de moi.

    Il commença par me narrer plusieurs évènements auxquels je n'étais pas familière. Mon monde d'origine, s'il était parfois visité par des étrangers, ne s'intéressait que peu aux conflits géopolitiques. Nous autres, nobles, préférions de loin mener une vie repliée sur nous même, l'autarcie suffisant à combler nos besoins. Je n'ai d'ailleurs jamais trouvé de raisons de m'en plaindre et m'en serais certainement satisfaite toute ma vie si mon départ n'avait pas été forcé par le destin... Quoi qu'il en soit, j'appris donc le sort de la Cité du Crépuscule, une ville dirigée maintenant par un groupe appelé la Coalition Noire. Monsieur Rhapsodos souhaitait que le Consulat apporte son soutien au peuple afin de contrecarrer cet ennemi et d'accroître notre influence. Mon devoir était donc de me rendre dans ce monde et d'y encourager la rébellion. Je trouvais cette tâche ironique. Pousser des rebelles à se révolter contre le joug de l'autorité qui lui était imposée, moi qui avait dû fuir face à pareille situation... Mais cette pensée était supplantée par la crainte que ce voyage m'inspirait. Peut-on imaginer un plus grand péril que de se retrouver au cœur d'une capitale ennemie ? Je puis au moins donner raison à Genesis Rhapsodos sur un point, j'étais une inconnue et mon allure n'attirerait pas les soupçons. Cette vérité m'aida à vaincre ma peur, et le soir même j'empaquetais quelques affaires, prête à partir aussi tôt que possible.

    Le lendemain, je voyageais en train. Une invention formidable par ailleurs ! Je la préfère de loin aux voyages spatiaux qui ne nous permettent pas de flâner à notre guise, bercé par le doux ballotement, libre d'admirer un paysage qui défile sous nos yeux. Flâner n'était toutefois pas mon but, et si je m'accordais quelques instants de répit, ils étaient en grande partie destinés à me conditionner pour ce que j'allais vivre. Le matin même, j'avais quitté le Jardin Radieux dans l'une de ces horribles navettes, n'emportant en tout et pour tout que deux valises pleines à craquer, une tenue qui, je l'espère, n'était pas des plus tape-à-l’œil sans toutefois manquer d'élégance ainsi que l'oreillette que l'on m'avait fournie qui se retrouva bien vite oubliée dans une poche. Oh, je ne doute pas que cet appareil soit fort utile pour que l'on surveille ma progression en territoire ennemi, mais par prudence je n'avais pas emmenée ma rapière et ne comptais pas me faire démasquer en arborant pareil engin. Afin que mon arrivée ne soit pas remarquée, j'avais décidé de procéder à mon déplacement en deux étapes. Tout d'abord, un vaisseau me conduisit dans ce monde que j'allais découvrir et je demandais à être déposée dans ce qui me semblait être une annexe de la ville : la Cité du Couchant. De là, je pris donc le train jusqu'à la Cité du Crépuscule, ce qui somme toute ressemblait fort à un parcours touristique, mon but avoué. Le trajet jusqu'à la capitale dura peut-être une heure, et, bagages en mains, je quittais mon wagon, non sans une légère appréhension. Quel spectacle allait donc m'offrir la Coalition Noire ?

    Pour mieux vous le décrire, je procéderais en vous énonçant les différents ressentis que m'a inspirée mon exploration de la ville. Tout d'abord, de la stupeur. Lorsque vous quittez la gare se dresse face à vous une immense terrasse offrant un panorama des plus remarquables sur le lointain. Ma stupeur n'était pas en lien avec cette beauté. Car aussi somptueuse que la vue soit, elle ne parvenait à dissimuler le capharnaüm qui régnait ici. Pour peu que je ne me sois pas retournée, trop captivée par l'horizon, je n'aurais pas aperçu que le bâtiment que je venais de quitter était en ruines ! Ce qui, autrefois, avait dû être une tour surplombant la ville n'était plus que pierres calcinées et fondations à découvert, restes d'une fierté passée. Ça et là, des ouvriers s'affairaient sur un chantier visiblement destinés à la reconstruction de la gare. Le plus étonnant, et par la même occasion le plus révoltant, était que la majeure partie de ces hommes avaient les bras cassés, enveloppés dans des bandages. Les pauvres semblaient souffrir le martyr, mais continuaient leur ouvrage, et en plissant les yeux je me demandais quel genre d'être pouvait les forcer à travailler dans cet état. Tout relatif que cela soit, j'étais ravie de découvrir un nouveau monde, et ce fut la fascination qui m'envahit par la suite. J'étais en quête d'un endroit où loger, mais les différents établissements qui se présentaient à moi étaient fermés, ce qui me força à déambuler dans les rues pendant un long moment. A ce sujet, j'estime que la Cité du Crépuscule doit être une ville tout à fait agréable. L'architecture y est charmante, les rues pavées séduisantes et elle possède un je ne sais quoi d'apaisant. Enfin... Je gage que cela serait le cas si seulement le bleu du ciel n'était pas gâché par un soleil noir ! Oui, la Cité du Crépuscule pourrait être un lieu paisible si elle n'était pas rongée par un venin des plus mortels. Sur chaque mur, des affiches vantent la Coalition Noire et la Princesse Ariez dans une propagande des plus notoires, sur les pavés résonnent le claquement des bottes des soldats en patrouille, et ces affreuses créatures de ténèbres, circulant dans la ville à leur guise, guettant le moindre passant empli de peur comme s'il s'agissait d'une proie... Il n'y a pas de paix à la Cité du Crépuscule, uniquement le tourment. Je ne saurais l'expliquer, mais même seul, vous sentirez posé sur vous le regard de la Coalition Noire...

    Il m'est inutile, je le suppose, de vous affirmer à quel point je comprenais le bien-fondé de ma mission. J’exècre la tyrannie, j’abhorre la dictature. Les gens vivent, et encore, mais à quel prix ? Celui d'évoluer chaque jour dans la peur ? J'ai conscience d'avoir, pendant plus de vingt ans, profité d'une politique similaire dans laquelle je me trouvais du côté des forts... Il pourrait donc paraître incongru que j'en vienne à critiquer mon ancienne condition, j'ajouterais donc simplement que mon alter-égo littéraire ne s'est jamais privé de dénoncer certains abus, quant au reste pourquoi aurais-je refusé des privilèges ? Ma situation n'a jamais influencé mes convictions, et contrairement à nombre de mes pairs je me suis souvent efforcée de me battre pour la dignité des faibles.

    Après une heure de marche, une heure bien éprouvant compte tenu du poids de mes bagages, je trouvais le seul hôtel encore ouvert de la ville. Les autres avaient dû fermer, faute de clientèle, et celui-ci serait certainement le prochain. La tenancière, une femme qui ne devait avoir guère plus de trente ans mais dont les rides, creusées par ses tracas, vieillissaient considérablement, ne fit guère d'histoire pour me louer une chambre, tout au plus me demanda-t-elle une avance que je lui versais sans rechigner. Elle n'eut pas la décence de m'accompagner jusqu'à ma suite, ce qui ne m'étonnait pas réellement dans un pareil taudis... La chambre d'ailleurs me donna un haut-le-cœur. Était-il seulement possible d'imaginer un endroit plus insalubre ? Une odeur rance flottait dans l'air, le papier-peint partait en lambeaux à cause des ravages de l'humidité... Pour seul et unique meuble, il y avait un lit qui n'aurait pas dépareillé dans un bagne. Je fus un instant tentée de quitter cet endroit, mais quel autre choix avais-je ? Dormir à la belle étoile serait une insulte encore plus grande à mon rang ! Pleine de résignation, j’entrepris de défaire fébrilement mes bagages en réfléchissant au moyen de mener à bien ma mission.

    L'une des paroles de Genesis Rhapsodos me revint en mémoire. « Ce qui sera d'autant plus fastidieux, c'est que vous allez devoir chercher sans trop savoir par où commencer. » m'avait-il dit. J'avoue que je ne m'étais pas encore penchée sur la question, et une interrogation me vint. Comment moi, Lucille de Mordillac, allais-je pouvoir trouver la tête pensante d'une rébellion quand la Coalition Noire, qui elle savait pertinemment où chercher, n'était pas parvenue à le faire ? Remuer ciel et terre serait une cruelle perte de temps qui ne déboucherait sur aucun résultat, ainsi que le meilleur moyen pour que mon appartenance soit révélée. En terrain hostile, je ne pouvais donc me fier qu'à ma ruse, une fois de plus, et la seule et unique piste en mesure d'être explorée était un nom : Hayner. Un simple nom, voilà quel était mon point de départ. Un germe d'idée naquit dans un coin de ma tête. Faire preuve d’ingéniosité serait mon salut, et j'entretins ce germe jusqu'à ce qu'il devienne un plan à part entière. J'avais désormais une carte à jouer, et seul l'avenir me dirait si la raison était de mon côté.

    Au beau milieu de l'après-midi, je m'étais armée de patience jusque là, je descendis à la réception de l'hôtel où la tenancière tuait encore le temps derrière son comptoir. J'entamais une conversation courtoise et nous discutâmes un long moment de choses et d'autres. Je lui narrais un long voyage, fruit de mon imagination, à travers les mondes et ma soudaine halte à la Cité du Crépuscule. Cette femme ne semblait pas réellement captivée par mon récit, mais me répondait tout de même par politesse, m'interrogeant sur les impressions que me laissaient la ville. Le plus innocemment du monde, je lui rétorquais que la Cité du Couchant me semblait bien triste, mais que je comprenais bien le deuil qui les frappait. « Les habitants pleurent la mort d'un certain Hayner. » lançais-je comme une banalité. Je retins un sourire victorieux en voyant pendant une seconde son visage se figer, prouvant que j'avais touché un point sensible... Mais elle se ressaisit et notre discussion se poursuivit pendant encore quelques minutes. Prétextant finalement une importante fatigue due au trajet, je me retirais dans ma chambre, certaine que la rumeur que je venais de lancer se répandrait comme une trainée de poudre. Lorsque cette prétendue mort serait sur toutes les lèvres, elle parviendrait fatalement aux oreilles du principal intéressé et il serait mis au courant de mon existence. Ainsi, puisqu'il m'était impossible d'aller à la rébellion, la rébellion viendrait à moi.

    Quelques heures plus tard, un billet était glissé sous ma porte. J'eus beau me précipiter dans le couloir pour tenter d'y apercevoir le messager, lorsque j'y parvins il n'y avait plus âme qui vive. Je me consolais donc en dépliant la petite feuille sur laquelle il était écrit grossièrement « Place des Fêtes, 23 heures ». Ravie du succès de mon idée, je rangeais cette missive dans mes bagages, un sourire aux lèvres. Le germe venait de porter ses fruits...