- Le temps coule, avant de continuer son cours, encore plus grand... encore plus profond... Tel une rivière, qui se propage indéfiniment, érodant la roche se trouvant à ses côtés, grignotant des morceaux de vies, encore et encore... Et cela continuellement... Les souvenirs sont tels les morceaux de pierres qui disparaissent, engloutis par les flots... Et seul la mémoire sait qu'ils étaient bien là...
Ces derrières un petit cours d'eau, un nid de verdure, encadré par des arbres millénaires, où la lumière passe doucement entre les feuillages... Où le bruis des insectes se transforme en un doux chant. Où les oiseaux accompagnent cette orchestre naturelle... Un lieu où on pouvait venir, qu'importe qui on était, qu'importe ce qu'on avait fait... Un coin de paradis perdu sur la terre...
Juste un lieu de paix... Juste un temple perdu dans la forêt...
Enfin... Il était. Maintenant... Il n'est plus rien, juste une vulgaire petite ruine destinée à être détruit. Destinée à disparaître dans les méandres du temps et de la mémoire...
Qui se souvient encore de ce temps ? Qui se souvient que c'est là, que j'ai perdu deux amies... Que c'est ici que mon humanité même fut brûlée par la fatalité.
Qui se souvient encore de cette époque où la vie ne me lassait pas. Bien avant le début de mes sombres jeux... Bien avant... Quand je n'étais qu'un chaton perdu, boitant...
Je me souviens du chant des oiseaux, nous caressant lentement. Je me souviens de la fraicheur de l'herbe sous mon corps, alors que j'étais entourée par deux jeunes filles. Je me souviens des discours, des rêves, des déceptions... De toutes les choses que j'ai partagé avec de simples mortels, comme si... Comme si j'étais l'un d'eux... Comme si je pouvais aimer... Comme si je pouvais être heureuse...
Quelle idiotie. Je suis éternelle. Je ne suis pas humaine. Je n'ai pas de fin. Ai-je eu un commencement ? Qui sait... Je ne vis pas. Je ne suis que l'ombre d'une chose qui existait par le passé. Du bout des doigts, je caresse l'inscription qui se trouvent devant moi. Quand ce corps fut enterré, mon ''moi'' passé le suivi.
J'ai vu la vérité...
Je suis le mensonge...
Ce que je suis devenue est bien loin de l'image du passé qu'on avait de moi. Une Déesse miséricordieuse ? Quelle bêtise... C'est ridicule... Je n'aurai jamais de pitié pour les humains.
J'inspire... J'expire... L'air à la même odeur... Je peux encore me voir courir après Rika pour l'attraper. Je peux encore sentir le vent qui fouettait mon visage, alors que j'allais poser mes mains sur ses bras. Et Frederika qui regardait. C'était une routine agréable. Bien loin des heures de complot qui me composent. Bien loin de mes milles et unes idées pour me divertir du malheur de cafard. Bien loin de ma véritable personnalité...
Et dire qu'ils veulent détruire cela... Tous ce lieu qui représente mes souvenirs. Tous ce lieu qui me représente, à l'aube de la vie. Je devrais le brûler... Mais je ne le peux pas... Ou alors, je ne le veux pas... Devrais-je les laisser le détruire ? Non... Ce serait trop désagréable... Ce serait une seconde trahison...
Je n'ai pas été là à cette époque... Quand, il est venu. Quand il l'a vu. Quand il l'a tuée... Monstre... Humain... Juste, un humain. Juste un insecte à écraser, à faire ployer...
Et là... Quand j'ai vu le corps inanimé... J'ai laissé ce que je suis vraiment prendre le dessus... Et c'était... Délicieux ! Les cries d'agonies, ah... La souffrance qui tordait ses traits alors qu'il était perdu dans l'illusion même de sa fin. Et sa pitoyable demande. Il désirait un miracle. Celui qui empêcherait ce démon de le dévorer... Mais n'a-t-il pas compris ? Cet homme qui voulait me tuer... Cet homme qui a tenté de me jeter dans l'eau, de me brûler...
N'a-t-il pas juste compris que j'étais la sorcière des Miracles ? N'était-ce pas ridicule de demander un miracle alors qu'il se trouvait devant la Sorcière des Miracles. Mais, ma décision était déjà prise. Qu'importe ce que dirait Rika, ou Frederika. Elles pouvaient aimer ce village. Elles pouvaient souhaiter qu'il prospère... Mais jamais... Jamais, cela n'arrivera... Ils vont tous disparaître quand ils auront brisé la chaine qui reliée mon côté humaine à la sorcière que je suis...
Je pose mon regard sur le cour d'eau. Rien n'a changé depuis leurs départs. Le même cours d'eau, peut-être un peu plus grand qu'avant. Les mêmes arbres ont vieillis et offrent plus d'ombre qu'auparavant. La battisse n'est plus que ruine, mais quand je regarde... Quand je regarde...
Je ne vois pas une ruine. Ou une vulgaire baraque qui s'effondra au premier coup de vent... Non... Je vois la même maison, avec une légère couche de fumée qui sort de la cheminée. J'entends les rires et les discussions de mes amies. J'entends le bois craquer sous mes pas. Je sens l'odeur du thé noir qu'ils sont en train de préparer en prévision de ma visite. Et quand j'ouvre la porte. Je ne vois que le sourire de mes amis. Le sourire qu'ils ont en me voyant. Et les nombreuses remarques qui me viennent à l'esprit, les discussions de la veille, les balades que nous prévoyons de faire.
Je vois Rika arroser les fleurs, je les vois faire tant de choses si banale... Mais que j'aimais partager avec eux...
Et juste pour cela... Juste pour garder cette image d'eux, jamais... Jamais, ils ne le détruiront.
Je me détourne alors des ruines. Le soleil commence doucement à se coucher. Le prince va bientôt se demander où je suis passée. Mais, bientôt... Très bientôt, il ne se posera même plus la question. Un cercle violet m'entoure et mon corps se volatilise au milieu de la forêt de roseau. Le souvenir est tout ce qu'il nous reste une fois que le temps a fait son oeuvre.