"Mais c'est dans la principauté nouvelle que résident les difficultés. D'abord, si une telle principauté n'est pas entièrement nouvelle, mais si elle est comme un membre d'un tout qu'on peut nommer mixte, les changements qui l'agitent naissent en premier lieu d'une difficulté naturelle, celle qui existe dans toutes les principautés nouvelles : à savoir que les hommes changent volontiers de seigneur en croyant améliorer leur situation ; et cette croyance leur fait prendre les armes contre celui-ci ; sur quoi ils se trompent, et par la suite l'expérience leur fait bien voir que leur situation a empiré."
Le Prince - Machiavel
Le Prince - Machiavel
Le ciel de la Cité des Rêves rougeoyait sous ses nuages noirs. Des filins de fumée sombre montaient nourrir ces sinistres voiles célestes, tandis que les foyers incandescents parcouraient la ville. Les maisons étaient ravagées, des affrontements se déroulaient à chaque coin de rue, à coups de lance, de sabre, de dague, de bâton, de pierre, de poing, de dents. Des cadavres coagulants flottaient sur la Seine, semblable désormais à un fleuve d'Apocalypse. Des soldats, fantassins et cavaliers, parcouraient la ville en échangeant furtivement des stratégies et des ordres. Les mères tenaient leurs enfants morts dans leurs bras, les marchés étaient pillés. Tant de vice et de noirceur avait hélas appelé des hordes de Sans-coeurs, qui venaient ajouter au chaos. Ce monde s'apprêtait à sombrer dans l'anarchie...
Trois cavaliers traversaient les faubourgs à triple galop, se dirigeant vers le centre-ville. Les gens avaient peur à leur passage, craignant que ce soient là de nouveaux fauteurs de troubles. Celui qui menait la chevauchée était enveloppé dans un vêtement ample et sombre, dont les pans claquaient à chaque coup de sabot. Ses bras maigres tenaient nerveusement les rênes, et son vieux visage semblait pétrifié d'horreur. Claude Frollo s'apprêtait à vivre l'un des pires moments de sa vie. Cette colère de la foule, ces feux, cette lutte, Notre-Dame pour champ de bataille... Tous ces échos de sa mémoire prenaient vie en cette scène bien réelle, et le ramenait vers cette ancienne vie qu'il n'avait cessé de fuir.
Depuis le jour de sa rencontre avec le numéro III et le Fils de Melpomène, jamais le juge n'avait participé aux opérations des consuls sur le terrain, trop occupé à administrer le Sommet de l'Art et le Jardin Radieux. Il n'avait pas été pas inutile pour autant : porte-parole du Consulat, il dormait peu, et passait ses journées à étudier des archives et des rapports de mission pour compléter les plans stratégiques qu'il exposait à ses confrères et consoeurs. Mais aujourd'hui, c'était la première fois qu'il était obligé d'intervenir, et hélas, dans son monde d'origine. Les émeutes provoquées par un inconnu avait répandu un carnage sur la Cité des Rêves. Tant de noirceur et de Ténèbres exposait dangereusement la Cité des Rêves aux Sans-coeurs, et cela ne pouvait être envisagé. Alors, Frollo avait pris une escorte de quatre autres consuls, et avec le vaisseau de Hrist, ils s'étaient rendus ici. A cette heure-là, Brook et Axio, le Musicien et l'Astronome, devaient libérer la cathédrale. Accompagné de Genesis Rhapsodos et de la sorcière Medusa, le Fils de Calliope vint à la rencontre des émeutiers.
Ils étaient finalement arrivés. La grandeur sacrée et terrifiante de Notre-Dame leur fit face, et Frollo dut se masser la gorge, frappé d'angoisse. Ses yeux noirs fixait les gargouilles grimaçantes, les tours gothiques où il avait enfermé depuis l'enfance un monstre difforme... Décidant de se ressaisir, il piqua du talon et son cheval noir reprit le galop, traversant la place où les gitans installaient des feux de joie et de grossières tranchées. Suivi de ses deux alliés, le Pêcheur par Justice atteignit les marches menant à la cathédrale, et à leur sommet, il domina la place du regard.
- Cela suffit ! Silence !!
Le cavalier utilisa sa magie pour créer un vent puissant qui sema l'effroi parmi les émeutiers et éteignit les feux. Le silence était retombé sur la place. Frollo se tenait entre les coupe-jarrets et la porte de Notre-Dame. Tous le connaissaient, tous avaient fêté sa mort. Mais depuis il avait formé le Consulat... Cela n'empêchait pas la haine.
- C'est lui, c'est le juge Claude Frollo !
- Il est devenu sorcier, il va nous maudire !!
- Pour la dernière fois, j'ai dit silence !
La voix aigre du juge perça l'assemblée comme un dard aiguisé tandis qu'une nouvelle bourrasque vint attester de ses nouveaux pouvoirs magiques.
- Gitans, je ne vous suis pas étranger. Vous ne m'êtes pas inconnus non plus. Je sais...
- A cause de toi, on a subi les pires sévices et perdu des êtres chers !
Frollo serra les dents et regarda la forte tête avec une colère non dissimulée. Mais contrairement à ce que tous attendaient, le cavalier magicien n'invoqua pas de châtiment pour faire taire l'insolent. A la surprise générale, son visage se décrispa et ses yeux se voilèrent de lassitude.
- Je ne nie pas mes fautes, rien ne les effacera. Notre-Dame sera à jamais témoin des horreurs que j'ai commises.
- Alors, qu'est-ce que tu viens faire ici ?
Il reconnaissait certains visages parmi la foule. Chacun était un vague souvenir lié à un mandat d'arrestation, une rafle dans les caravanes gitanes, ou les barreaux d'une prison. Des visages hâlés, aux barbes piquantes, aux cicatrices farouches, et aux yeux noirs pleins de colère. Telle avait été l'humanité du monde de Frollo jusqu'au jour de l'exécution d'Esméralda. Ces cloportes, ces vauriens, n'avaient apparemment pas changé. En déclenchant cette guerre civile, ils avaient même dévoilé toute l'étendue de leur méchanceté et de leur bêtise. Mais l'ignorance des masses est une arme pour quiconque sait la flatter et l'orienter, le Pêcheur par justice ne le savait que trop bien.
- Je ne viens plus en tant que juge, mais en tant que consul. Moi et mes frères, héraults des muses et garants de l'accomplissement artistique, sommes là pour apporter la prospérité à la cité.
- Qu'est-ce que vous voulez faire ?
Retour au vouvoiement. Bien. Ils devaient commencer à sentir la pression indicible de la puissance du Consulat, cette puissance terrible qui pouvait tout aussi bien les balayer comme une poussière nuisible ou créer une harmonie semblable à celle d'un jardin fleuri. A présent, Claude Frollo devait les rassurer tout en se montrant ferme et intransigeant, pour séduire les coeurs et y étouffer le feu de la protestation.
- Nous allons dans un premier temps vous aider à restaurer les bâtiments détruits, et organiser un transfert temporaire des familles les plus démunies vers le Jardin Radieux. Ensuite, je nommerai un consul qui vous fera office de gouverneur juisqu'à une réorganisation vigilante de votre hiérarchie politique. Imaginez un bonheur comme vous n'en avez jamais connu. Votre gouverneur créera des conservatoires, des salles d'art, et de nouveaux commerces afin de donner un emploi à chacun de vous. La Cité des Rêves portera fièrement son nom. Chacun mangera à sa fin, les gitans n'auront plus à mendier. Des architectes seront formés pour embellir les quartiers laissés à l'abandon, des artistes pour fleurir les rues et les places. Le Consulat, ambassadeur de la beauté et du rayonnement, a déjà réussi un miracle similaire au Jardin Radieux.
Certains regards étaient déjà rêveurs, saisis d'un espoir qu'ils avaient rarement connu. Même si ils connaissaient des problème avec les autorités et l'hostilité de certaines gens, les bohémiens demeuraient attachés à Paris. L'idée de pouvoir y vivre en paix tout en servant à la prospérité de sa communauté était éblouissante. Parmi les émeutiers, certains bagnards restaient toutefois méfiants quant au discours de Frollo, qui impliquait indirectement une police présente et une autorité aussi sévère qu'avant, si ce n'est plus. Mais le Fils de Calliope avait anticipé cette méfiance, aussi commença-t-il la deuxième partie de son discours.
- Pour garantir la sécurité que vous méritez tous, nous allons également établir le procès des émeutiers principaux, qu'ils soient gitans ou non. Les peines seront justes, et consisteront essentiellement en la participation à des travaux d'intérêt public. Ces travaux permettront d'installer les infrastructures que j'ai déjà mentionnées. Avez-vous entendu, coupe-jarrets, violeurs, pilleurs, et autres monstres de la société ? Cette même société qui vous a rejetés vous sera reconnaissante de participer à sa renaissance, à son essor nouveau porté par les arts !
Tout en parlant avec fièvre, Frollo faisait de grands gestes avec les bras et les mains. Tantôt il désignait la foule d'un geste ample, tantôt il croisait les mains de manière sage et posée, tantôt il serrait brusquement son poing dressé, montrant là sa détermination et la franchise de ses idées. L'auditoire, suant, saignant et fatigué, reconnaissait là celui qui leur avait office de juge. Mais quelque chose avait changé en lui. Est-ce que l'apparition de la muse Calliope avait fait de son hérault un homme meilleur, un serviteur honnête de cette justice qu'il avait autrefois corrompu ? Cela semblait si beau...
- Nous allons également moderniser et démocratiser les écoles de la Cité, afin que tous, sans distinction d'origine ou de fortune, puisse accéder au savoir et à la culture, ces deux trésors chéris par le Consulat !
Plusieurs demeuraient mécontents. C'étaient les crapules, les loubards sans remords qui se réjouissaient à l'idée de profiter du chaos et de l'anarchie. Ils ne voulaient pas que le vieux juge instaure un nouvel ordre qui les empêche de libérer leurs vices. Certains s'enflammèrent et brandirent leurs poings en direction du magistrat.
- Menteur ! Menteur !!
- Tu veux profiter de nous, pour nous dominer à nouveau !!
- Maudit juge, maudit sorcier !
- Croyez vous donc que ce soit là ma véritable intention ? Que j'ai voyagé jusqu'ici avec les consuls, en risquant ma vie et la leur, seulement pour régner sur ce tas de cendres et de macchabés qu'est devenue Paris ? Et dois-je vous rappeler que c'est votre faute si...
Le juge interrompit son discours et regarda les toits des maisons. La noirceur et les tourments des émeutiers avaient donné naissance à des créatures terribles, enfants difformes et méphitiques des Ténèbres... Des silhouettes sombres et ailées de Sans-coeurs apparaissaient sur les hauteurs des maisons, et scrutaient de leurs yeux jaunes leurs proies rassemblées sur la place.
- Moi je ne te pardonne pas ! J'ai perdu ma femme et ma fille à cause de toi, ordure !!
L'enragé qui fulminait depuis l'apparition de Frollo saisit un coutelas et gravit les marches qui le menaient au juge, courant et hurlant comme un démon. Ses voisins, séduits par le discours, eurent peur que cet insensé ne brisa leur espoir nouveau. On tenta de l'assomer.
- Traîtres, traîtres !!
Il poignarda celui qui le retenait, un autre riposta, des bâtons fouettèrent l'air et les corps. Le mouvement de discorde gagna petit à petit la place, et les émeutiers commençaient à s'entretuer comme des barbares. Au-dessus de leurs têtes, les Sans-coeurs volaient dans le ciel orangé telles des corneilles issues de l'Enfer. Frollo ne pouvait plus rien faire pour empêcher le carnage. Dans le vacarme ambiant, seuls Genesis et Medusa purent entendre l'étrange prière qu'il prononça, les yeux clos.
- Calliope, veille sur mes frères consuls et sur ces malheureux. Fais qu'il n'y ait pas d'innocent tué durant la bataille, et... Aie pitié de Notre-Dame.
Tendant la main droite, le consul fit apparaître la noire Epée d'Iblis en une gerbe de flammes mauves, et tel un cavalier de l'Apocalypse, se rua dans la mêlée...